Article original d'Adam , publié le 1er Septembre 2015 sur le site ClubOrlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
J’ai grandi
dans une petite ville de moins de 1 500 habitants dans l’ouest du
Montana. C’est une terre d’une beauté naturelle à couper le souffle, et
pendant 18 ans, j’ai vécu dans la même maison dans une forme de
perfection bucolique. Nous étions fiers de vivre à 150 km du feu rouge
le plus proche. Je souris en imaginant que beaucoup de jeunes villageois
sur toute la planète partagent une forme de parenté imposée par les
lois des petites collectivités et des grandes montagnes.
C’était ma maison
et ils étaient mon peuple, mais après avoir voyagé, m’être éduqué et
avoir vécu ailleurs pendant 13 ans, je peux voir ce qu’est réellement
l’étrange accident de l’histoire d’une petite ville d’Amérique, un
résidu abandonné à la lisière qui a bougé et s’est ratatiné. Ceci est
le compte rendu d’un correspondant embarqué [embedded : référence
aux journalistes de la Guerre du Golfe qui accompagnaient, et n’étaient
informés que par les unités combattantes de l’armée US, NdT] pendant 18 ans à des centaines de kilomètres derrière les lignes de front de la frontière américaine.
J’ai pu voir clairement que près de la moitié des bâtiments de la rue
principale sont des originaux, quand la ville a jailli de terre dans
les années 1890. Un siècle plus tard, l’agencement et la structure
sociale sont demeurés inchangés. Je me souviens très bien du moment où
cela m’a frappé : je traversais la rue principale avec mes parents pour
dîner dans un restaurant chinois. (Bien sûr !) Un coup d’œil à droite
m’a révélé jusqu’où les réverbères éclairaient, un regard par
dessus l’épaule gauche et j’ai vu l’autre bout de la ville. Les
montagnes planaient sur nous, sombres sauf quelques maisons isolées
disséminées ici et là comme les braises d’un feu mourant. Je me suis
arrêté au milieu de la route vide, le souffle coupé: «Ceci est encore une ville frontière!» Cette révélation [epiphany] brisait la perfection insulaire de ma maison, et je me bats avec elle depuis.
Il est douloureux de voir la frontière creuser son sillon au beau
milieu des personnalités et de la culture d’individus et d’une ville que
j’aime tendrement, mais maintenant que j’ai une vision extérieure,
c’est évident. Leurs petites propriétés clôturées, dans les bois, sont
la moitié du quid pro quo,
un échange de bons procédés, accompli par leurs ancêtres : apprivoisez
les régions sauvages, et vos prétentions privées seront protégées. Leurs
désirs sont clairs et simples : ils veulent des impôts bas, des
infrastructures de faible qualité (certainement pas assez bonnes pour
aider les plus pauvres) et du carburant pas cher. Ils aiment leurs
camions, leur jet-skis, les quatre-quatre, les voitures, les motos, les
bateaux à moteur, les motoneiges, les SUV, les débroussailleuses, les
tronçonneuses, les fendeuses de bûches, les tondeuses à gazon, les
pelleteuses d’excavation, les fusils de chasse, les semi-remorques, les
pistolets et les armes en général. Ils détestent le gouvernement et se
plaignent qu’il n’en fait pas assez pour eux.
Ils sont profondément ignorants de la grande diversité humaine et de
l’histoire autour d’eux et sereinement méprisants pour les quelques
bribes de connaissances qu’ils ont recueillies. Mettez cinq cents
d’entre eux dans une pièce et il n’y aura probablement personne pour se
souvenir d’un seul poème classique ou de l’intrigue d’une œuvre de la
littérature mondiale, et si c’est le cas, ça viendra de la tête d’un
cinglé solitaire. Il n’y a, semble-t-il, que trois dates que tout le
monde semble connaître : 1492, 1776, 1945 et, depuis que j’ai fait ma
scolarité, 9/11 en 2001. La plupart d’entre eux à un moment donné ont
fait le pèlerinage à la grande ville sainte du sud, l’endroit dans le
désert que Dieu lui-même a béni, qu’il a rendu sacré, où il s’est
manifesté physiquement au monde. Ils reviennent de Las Vegas renouvelés,
exaltés, leur foi dans la manipulation financière restaurée, et pleins
d’espoir que, s’ils sont assez purs, le dieu Mammon pourrait venir bénir
leur propre vie, un jour.
Ainsi, même s’ils sont pauvres, endettés, et seulement capables de se
déplacer dans un monde minuscule, mentalement ils sont tous de petits
aristocrates. Là réside tout le génie et la possibilité d’une frontière.
Si dans les années 1800, vous étiez un propriétaire de plantation en
Virginie ou un magnat de la finance à New York, comment auriez-vous pu
gagner simultanément l’accès à toutes ces ressources à l’ouest des
Appalaches, réduire la pression pour des réformes sociales et bien sûr
tout faire pour ne pas travaillez vous-même? L’architecture sociale de
la frontière répond à ces trois questions élégamment, mais de façon
concomitante, cela crée une société vide de sens, un gouvernement sans
nation solide sur laquelle s’appuyer.
J’ai emporté ma révélation et mon statut d’observateur extérieur avec
moi quand j’ai fréquenté l’université à la périphérie de Tacoma, dans
l’état de Washington. Il n’y avait aucune relique physique de la
frontière à observer, mais après avoir erré autour des banlieues locales
la nuit et surtout après avoir visité les pays d’origine d’anciennes
nations comme le Pérou et le Guatemala lors de voyages d’études à
l’étranger, j’ai eu la révélation progressive que la frontière était
partout aux États Unis. Ses dynamiques particulières sont si
profondément enracinées qu’elle définissent les Américains mieux que
tout autre cadre interprétatif, longtemps après que les circonstances
physiques de la frontière ont cessé d’exister.
Ce qui m’a pris des années à voir dans la banlieue de Tacoma, c’est
que la frontière a fait un tour sur elle même. Elle ne s’est pas
inversée ; une frontière inversée ressemblerait à des agriculteurs
brésiliens prenant leur retraite à des centaines de kilomètres en
retrait de la forêt amazonienne et venant ensemble pour construire de
belles villes durables. Non, ce que je vois est une internationalisation
de cette terrible interface qu’est la frontière.
La restauration rapide en est le cas le plus frappant : comment
peut-on créer de l’argent à partir de produits agricoles qui seraient
sinon inutiles, réduire la pression sociale pour des réformes par
l’engraissement et l’abrutissement des gens ordinaires, et bien sûr ne
pas faire tout le travail soi-même? Économiquement les restaurants
fast-food ne sont pas du tout des restaurants, ce sont des décharges de
produits de base. Ils sont un moyen pour gonfler les bénéfices massifs
sur des ressources qui seraient autrement inemployées. Si la merde qu’ils
servent à la place de la nourriture provenait d’agriculture durable, si
les travailleurs étaient payés avec des salaires suffisants pour en
vivre et si le peuple américain voulait défendre sa santé, les chaînes
de restauration rapide disparaîtraient. La même dynamique s’applique à
la banlieue : des boîtes de carton hors de prix, remplies de produits
sans saveur, qu’on ne prendrait pas la peine de construire si la
planète était prise en compte. Quel que soit le domaine d’activité que
vous investiguez, que ce soit la médecine, l’éducation, la science ou
l’art, le paradigme de la frontière [ici entre bonne et mauvaise nourriture, NdT] empêche de servir les besoins humains et exige qu’elle n’ait qu’un seul but : celui de la conversion des ressources en profits.
Les Américains ne sont pas en train de construire une société. Ils
sont toujours en train de faire le travail de conversion pour ces mêmes
intérêts financiers qui ont ouvert la frontière en premier lieu. Le même
élan qui a porté leurs ancêtres à traverser l’Atlantique et les a
forcés par le travail écrasant de la déforestation et des terres brûlées
est maintenant dirigé vers la tonte de pelouse, le nettoyage des
gouttières, le lavage de voiture et, bien sûr, le shopping.
Installez-vous dans une rue animée et regardez la frontière au travail.
Regardez-bien les conducteurs de camions de livraison, le regard sur
leurs visages. Ils iront traquer et liquider (financiariser) chaque
poche restante de ressources naturelle sur la planète s’ils le peuvent.
Je crois que l’objectif de la frontière clarifie le suicide par
ailleurs bizarre de l’Empire américain. Nous devons nous rappeler que la
colonisation de l’Ouest américain a été rapide et facile. La
supériorité technologique, les maladies et une supériorité
numérique écrasante ont permis aux civils de faire une bonne part du
nettoyage ethnique alors qu’il y avait une frontière réelle entre les
indigènes et les colons européens.
Les États-Unis n’ont jamais eu à demander des sacrifices à leurs
citoyens ou à sérieusement négocier avec les indigènes. Après, tout le
territoire en Amérique du Nord a été colonisé, une série d’accidents
historiques a poussé les États-Unis vers une brève période d’hégémonie.
L’industrialisation a explosé tout comme la frontière se refermait. Les
mêmes colons qui ont marché de St. Louis vers les territoires de
l’Oregon ont pris les trains de retour vers l’Est quelques décennies
plus tard. Ensuite, les anciennes puissances impériales de l’Eurasie se
sont détruites dans deux guerres mondiales et les États-Unis se sont
retrouvés la seule puissance industrielle intacte! Cela ne fait pas
l’étoffe des empires durables. Les classes supérieures n’ont jamais
regardé la défaite dans les yeux ou n’ont jamais dû se retenir et
demander aux gens ordinaires un effort collectif massif.
Cela explique pourquoi le gouvernement ne peut pas réparer
l’infrastructure nationale ou mettre en œuvre une politique industrielle
solide. La frontière intériorisée [et refoulée, le racisme, NdT]
est la raison pour laquelle l’armée ne peut pas administrer des
territoires conquis et pourquoi les minorités ethniques dans la patrie
ne peuvent pas recevoir un traitement égal devant la loi. Le régime à
Washington DC n’est pas là pour créer une vaste structure impériale
polyglotte (comme l’empire achéménide), ni pour représenter la volonté
collective d’une seule nation (comme la Suisse, ou bien d’autres). Il
n’existe que pour se partager les ressources et défendre ses intérêts
aristocratiques à tout prix. Il a été mis en place sous cette forme dès
le début.
Cela explique pourquoi le 11 septembre a été utilisé comme une autre
date qui a accordé une légitimité aux revendications aristocratiques, en
droite ligne avec celles de 1776 1
et 1945. Au lieu de mener un effort mondial pour traduire les criminels
en justice et rechercher les causes réelles, le régime a essayé de
créer de nouvelles zones de frontières dans des endroits comme l’Irak et
bien d’autres, des terrains de chasse pour certaines sociétés et
organismes gouvernementaux. Ces efforts ont soulevé l’ire de deux des
plus anciens et plus puissants systèmes impériaux du monde [France et Allemagne, NdT], mais ils ont été validés.
Personne à Washington ne semble avoir lu le mémo qu’ils ne sont plus
autorisés à mettre en place des frontières pour leurs copains (ou
maîtres, en fonction du côté du pantouflage, entre les entreprises et le
gouvernement, où ils se trouvent). Ils ne réalisent pas que la Chine et
la Russie ne vont plus jamais accorder des conditions favorables aux
intérêts occidentaux, et que l’engagement absurde en faveur des marchés libres est en fait une porte dérobée dans le cœur de ce qui reste de l’économie américaine.
Bien sûr, une telle connaissance ne peut pas exister à l’intérieur
d’un tel régime, et de toute façon, cela ne ferait aucune différence. Le
gouvernement américain ne peut pas demander aux gens ordinaires de
faire le sacrifice colossal nécessaire pour prendre en charge la Chine
et la Russie en même temps. Il ne peut même pas arrêter ou contrôler le
mécanisme de la frontière [le protectionnisme dans ce cas, NdT]. Il doit continuer à parler de marchés libres,
car tel est le principal élément de langage pour justifier la liberté
aristocratique d’action sur les contrôles démocratiques. Il ne peut
certainement pas taxer les riches à des niveaux de taux d’imposition
progressifs ou fermer les paradis offshore.
Donc, si ses armées de mercenaires ne cessent d’être battues à
l’étranger et si les efforts visant à contrôler les ressources et les
marchés dans des endroits comme le Moyen-Orient ne cessent d’être
contrariés, ces mêmes personnes incompétentes doivent continuer à se
faire des sommes grotesques d’argent, à partir de rien, sans
travailler, et la frontière repart pour un nouveau tour sur elle-même.
Le gouvernement commence à surveiller l’excès de population, à
militariser la gouvernance civile, à privatiser le patrimoine national
et à contraindre les pauvres avec la dette, l’austérité et l’espionnage
insensé sur tout, etc. Après tout, s’ils ne peuvent pas imposer leur loi
à toute l’Asie centrale et au Moyen-Orient, il n’y a pas d’endroit
plus facile pour le faire qu’à la maison!
Il n’y aura pas de soulèvement national cohérent contre ce suicide
final. Il ne peut pas y en avoir, parce qu’il n’y a pas de nation
américaine. Les nations réelles se fondent sur des événements déchirants
et structurants comme l’affaire Dreyfus, la rébellion de Tupac Amaru, la place Tahrir, la prise du Palais d’Hiver, la prise de la Bastille, le procès de la Bande des Quatre, le Déluge polonais.
L’agonie et l’extase d’être une nation, d’être un peuple, forçant son
destin dans le temps, indépendamment du lieu où se situe la
capitale et du nom de la dynastie assise sur le trône, tout cela n’a pas
encore eu lieu dans la confusion des immigrés et des descendants
d’immigrés en Amérique du Nord .
Le processus commence. L’Alaska ou la Californie du Sud ou la Cascadie
ou le Texas sont des nationalités embryonnaires. Si Washington DC
essaye effectivement de gagner le combat contre la Russie (sans parler
de la Chine) et de garder son empire financier chancelant intact,
l’effort ne fera qu’aggraver la rupture naissante le long de ces lignes
déjà visibles. Pourquoi un pêcheur d’Alaska obéirait-il à un bureaucrate
de DC quand son existence dépend de la vente de sa pêche à la Chine?
Quelle situation possible ou quel personnage politique pourrait faire
converger les intérêts d’un Texan et d’un Cascadien? L’éclatement
inévitable de l’unité économique et politique en Amérique du Nord est
clair pour tout les gens qui ont le sens du pourquoi et comment les
nations évoluent sur cette planète. Cela va provoquer le désordre chez
nous, des fleuves de sang, et dans la plupart des domaines, sera
accompagné d’un âge sombre fait pour durer, mais le reste du monde va
pousser un soupir de soulagement.
Pour les personnes comme moi, nées sur la frontière et baignées dans
sa propagande, les États-Unis semblent être une chose très importante.
Pour les esprits toujours pris au piège, l’éclatement des USA ressemble
à la fin du monde, ce qui est une façon de simplifier les événements au
point de ne pas y penser du tout. Je voudrais terminer ce post en
ouvrant une perspective sur les prochaines décennies qui n’est pas
souvent mise en avant, et qui ne comporte pas de guerre nucléaire,
d’effondrement total ou la fin du dollar US.
L’Amérique du Nord, presque inévitablement, va être traitée comme une
seule grande frontière par tout explorateur du vieux monde, avec toutes
ses armes, ses maladies, ses animaux domestiques et ses cultures sur
pied. Aujourd’hui les vieilles nations et les anciens empires mondiaux
comprennent cela et n’envient plus ou ne craignent plus ce qui équivaut à
un clin d’œil historique. Ils observent également que les fondations
sociales profondes nécessaires à un gouvernement pour jouer dans la
cours des grands dans le domaine de la culture sont absentes. Mais une
vaste frontière lointaine est tout aussi utile pour convertir les
matières premières sans valeur en argent pour eux, car cela a été prouvé
par nos propres aristocrates.
En gardant cela à l’esprit, je soupçonne que, loin d’engagements
militaires décisifs ou de guerre économique pure et simple, nous
pourrions éventuellement observer la Chine et la Russie (entre autres)
gérant prudemment le déclin américain, dépensant peu pour maintenir le
régime de Washington DC à flot tant qu’ils gardent un retour sur
investissement positif. Après tout, des puissances comme elles auront de
temps à autre besoin de déverser ici des produits comme le museau de
porc ou des produits dérivés de la sylviculture presque sans valeur.
Tant que la frontière existe dans les cœurs et les esprits des
Américains, ils ne manqueront pas de personnes désireuses de faire ce
travail de conversion pour eux.
Adam
Note du traducteur
Merci à Adam et Dmitry Orlov pour m’avoir appris l’autre sens non religieux du mot épiphanie, le vrai étymologiquement parlant, apparition soudaine.
C’est vraiment ça! Sur le chemin de sa réappropriation du monde
véritable, chacun de nous est passé par une succession d’épiphanies, de
moments ou on sent le rideau se déchirer, ou la scène s’éclaire ou la
conscience d’une idée prend corps dans notre esprit.
Ce texte renvoie profondément au livre de Philippe Grasset, La Grâce de l’Histoire et sa description de l’américanisme.
Liens :
http://insolentiae.com/2015/09/09/scoop-la-chine-lance-un-nouveau-contrat-petrolier-cote-en-yuan-ledito-de-charles-sannat/
Et comme un signe, l’édito tout chaud de l’excellent Charles Sannat sur son nouveau blog http://insolentiae.com
"Les Chinois savent à quel point il ne faut jamais acculer son ennemi qui sinon, n’ayant plus rien à perdre, se battrait jusqu’à la mort, infligeant de terribles pertes à son adversaire. Pour comprendre la stratégie chinoise, lire l’ouvrage de Sun Tzu, L’Art de la guerre, est un incontournable… "
On pourra faire un rapprochement avec l'esprit européen, qui partage une crise similaire mais avec des protections bien plus enracinées :
RépondreSupprimerhttp://conscience-sociale.blogspot.fr/2014/06/esprit-survivance-et-fraternite-lesprit.html
Les autres articles de cette série sur la crise de l'esprit peuvent contribuer à un certain éclairage complémentaire.