Article original de Dmitry Orlov, publié le 14 Février 2016 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Ma
récente tournée a été très utile, entre autre pour mesurer la réaction
du public aux divers sujets liés à la techno-sphère et à son contrôle
sur nous. Plus précisément, ce qui semble généralement manquer, c’est de
comprendre que la techno-sphère ne contrôle pas seulement la
technologie ; elle contrôle aussi notre esprit. La techno-sphère ne nous
empêche pas seulement de choisir des technologies qui nous paraissent
appropriées et de rejeter celles qui ne le sont pas. Elle contrôle nos
goûts, nous faisant préférer les choses qu’elle préfère pour ses propres
raisons. Elle contrôle également nos valeurs, en les alignant sur les
siennes. Et elle contrôle notre corps, nous incitant à nous traiter
nous-mêmes comme si nous étions des mécaniques plutôt que des
communautés symbiotiques de cellules vivantes (humaines et autres).
Rien de tout cela n’invalide l’approche que j’ai proposé pour réduire
la techno-sphère, qui est basée sur une analyse dommages / bénéfices
qui nous permet de réduire nos choix technologiques en choisissant
toujours les technologies les moins préjudiciables et les plus
avantageuses. Mais cette approche ne fonctionne que si l’analyse est
fondée sur nos propres goûts et non sur les goûts imposés par la
techno-sphère, sur nos valeurs et non sur les valeurs de la
techno-sphère et sur notre rejet d’une conception mécaniste de
nous-mêmes. Ces choix sont implicites dans les 32 critères utilisés dans
l’analyse dommages / bénéfices, en favorisant le niveau local au niveau
global, les intérêts collectifs par rapport aux intérêts individuels,
l’artisanat par rapport à l’industrie, etc. Mais je pense qu’il serait
utile de rendre ces choix explicites, en travaillant sur un exemple de
chacun des trois types de contrôle énumérés ci-dessus. Cette semaine, je
vais aborder la première de ces questions.
Un bon exemple de la façon dont la techno-sphère contrôle nos goûts
est l’automobile personnelle. Beaucoup de gens la considèrent comme un
symbole de liberté et voient leur voiture comme une extension de leur
personnalité. La liberté d’être sans voiture n’est généralement pas
considérée comme importante, alors que les libertés accordées par la
propriété automobile sont assez discutables. C’est la liberté de payer
pour sa voiture, payer pour les réparations, l’assurance, le
stationnement, le remorquage et l’essence. C’est la liberté de payer les
péages, les droits de propriété et autres taxes. C’est la liberté de
passer d’innombrables heures bloqué dans les embouteillages et subir des
blessures dans les accidents de la route. C’est la liberté d’élever des
enfants atteints de lésions neurologiques en les soumettant à des
niveaux de monoxyde de carbone dangereux (on vous encourage à avoir un
détecteur de CO dans votre maison, mais pas dans votre voiture, parce
que ça sonnerait tout le temps). C’est la liberté de souffrir
d’indignités quand la police vous arrête, surtout si vous avez bu. En
termes d’analyse dommages / bénéfices, la propriété de la voiture privée
n’a pas de sens du tout.
Il est souvent dit qu’une voiture est une nécessité, bien que les
faits racontent une histoire différente. Dans le monde entier, il y a
1,2 milliard de véhicules sur la route. La population de la planète est
supérieure à 7 milliards. Par conséquent, il y a au moins 5,8 milliards
de personnes dans le monde qui ne possèdent pas une voiture. Comment
quelque chose peut-il être considéré comme une nécessité si 82% d’entre
nous ne semblent pas en avoir besoin ? En fait, posséder une voiture
devient nécessaire seulement dans un ensemble de circonstances bien
spécifiques. Voici quelques-uns des principaux ingrédients : un paysage
impraticable sans avoir de véhicules à moteur, le zonage à usage unique
qui sépare les espaces de vie entre les usages résidentiels,
commerciaux, agricoles et industriels, un mode de vie exigeant un trajet
quotidien et un déficit de transports en commun. À son tour, la
propriété privée généralisée d’une voiture est ce qui permet ces
ingrédients clés : sans elle, les situations dans lesquelles la
propriété de voiture privée devient une nécessité ne se poseraient tout
simplement pas.
Maintenant, déplacer les gens d’un lieu à l’autre n’est pas une
activité productive : c’est une perte de temps et d’énergie. Si vous
pouvez vivre, envoyer vos enfants à l’école, faire vos courses et
travailler sans quitter les limites d’un petit quartier, vous êtes de
facto plus efficace que quelqu’un qui doit conduire entre ces quatre
endroits tous les jours. Mais la techno-sphère est rationnelle à
l’extrême et vise à réaliser des gains d’efficience. Il est donc évident
de se poser la question suivante : qu’en est-il du système de vie
dépendant de la voiture et de l’organisation de l’espace qu’il permet et
que la techno-sphère trouve si efficace ? La réponse surprenante est
que la techno-sphère s’efforce d’optimiser la combustion de l’essence ;
tout le reste n’est qu’un sous-produit de cette optimisation.
Il s’avère que le fait que tant de gens soient forcés de posséder une
voiture n’a rien à voir avec le transport et tout à voir avec la chimie
du pétrole. Environ la moitié de ce qui peut être utilement extrait
d’un baril de pétrole brut l’est sous forme d’essence. Il est possible
d’augmenter la fraction des autres produits plus utiles tels que le
kérosène, le carburant diesel, le carburéacteur et le mazout, mais pas
de beaucoup et au coût de la réduction de l’énergie nette. Mais
l’essence n’est pas très utile. Elle est volatile (beaucoup s’évapore,
surtout en été). Elle est chimiquement instable et ne se garde pas
longtemps ; elle est toxique et cancérigène. Elle a un point de
combustion assez bas, limitant le taux de compression qui peut être
atteint par les moteurs à essence, les rendant thermodynamiquement moins
efficaces. Elle est inutile pour les gros moteurs, et elle est
fondamentalement un carburant de petits moteurs. Les moteurs à essence
ne durent pas très longtemps parce que le mélange essence-air est détoné
(à l’aide d’une étincelle électrique) plutôt que brûlé, et les ondes de
choc des détonations entraînent une usure rapide des composants. Ils
ont peu d’utilisations industrielles ; toutes les infrastructures de
transport sérieuses, y compris les locomotives, les navires, les avions à
réaction, les tracteurs-remorques, les engins de construction et les
générateurs électriques fonctionnent sur des distillats de pétrole comme
le kérosène, le carburéacteur, le diesel et le combustible de soute.
S’il n’existait pas une vaste flotte de voitures particulières,
l’essence devrait être brûlée dans les raffineries, à perte. À son tour,
le coût des distillats de pétrole – qui sont tous des combustibles
industriels – doublerait, ce qui réduirait l’expansion mondiale de la
techno-sphère en rendant le fret longue distance beaucoup plus cher.
L’objectif de la techno-sphère est donc de nous faire payer l’essence en
nous forçant à conduire. À cette fin, le paysage est structuré d’une
manière qui rend la conduite nécessaire. Le fait d’avoir votre motel
d’un côté de la route et le McDonalds de l’autre vous oblige à conduire
trois kilomètres, à passer par un échangeur et conduire trois kilomètres
en arrière, n’est pas une erreur ; c’est une caractéristique. Quand
James Kunstler appelle l’étalement suburbain « la plus grande affectation incorrecte de ressources dans l’histoire humaine »,
il n’a que partiellement raison. C’est aussi la plus grande
optimisation de l’exploitation de chaque partie du baril de pétrole brut
dans l’histoire de la techno-sphère.
La prolifération de petits moteurs à combustion d’essence sous forme
de voitures permet une autre optimisation. Cela nous oblige à payer pour
une autre fraction généralement inutile du baril de pétrole brut : le
goudron de la route. Beaucoup de voitures nécessitent beaucoup de routes
asphaltées et de stationnements. Ainsi, la techno-sphère gagne deux
fois, d’abord en nous faisant payer le privilège de disposer de ce qui
est essentiellement des déchets toxiques à nos propres risques et à nos
frais, puis en nous faisant payer pour la propagation d’une autre forme
de déchets toxiques au sol. L’étalement suburbain n’est pas un échec de
l’urbanisme ; c’est une réussite dans la mise en esclavage des humains
pour les faire travailler au nom de la techno-sphère tout en causant de
grands dommages à nous-mêmes et à notre environnement. Inutile de dire
que vous n’avez absolument aucun contrôle sur tout cela. Vous n’êtes pas aux commandes.
Vous pouvez voter, vous pouvez protester, vous pouvez faire du
lobbying, faire des dons à des groupes écologistes, assister à des
conférences sur l’urbanisme… et vous perdez votre temps, parce que vous
ne pouvez pas changer la chimie du pétrole.
Ainsi il devient évident que le besoin de forcer les gens à acheter
de l’essence triomphe sur toutes les autres considérations, surtout si
nous observons comment la techno-sphère réagit chaque fois que la
demande d’essence faiblit. Lorsque l’inégalité d’accès à la richesse a
commencé à rendre l’achat d’une voiture inabordable pour de plus en plus
de gens, la solution a été d’introduire de plus grandes voitures pour
ceux qui pouvaient encore se le permettre : des minivans pour les
mamans, des pickups pour les papas et des SUV pour tout le monde
maintenant. Mais maintenant que la demande d’essence est à la baisse à
nouveau en raison de la baisse du taux de participation au travail et à
l’augmentation du nombre de personnes qui télé-travaillent, la solution
sera sans doute des voitures sans conducteur qui vont rouler juste pour
brûler de l’essence. Les mamans peuvent penser qu’une fourgonnette
gardera leurs gamins plus en sécurité qu’une voiture compacte (ce n’est
pas vrai à moins d’avoir huit ou neuf enfants). Les papas peuvent penser
que le pickup est un signe de virilité (vrai si vous êtes une sorte de
garçon de course sans diplôme ; les pickups sont conduits par des
livreurs à domicile, une sous-espèce du premier type). Mais tout ce
qu’ils font, c’est d’obéir à la « Troisième loi de la techno-sphère », si vous préférez : « Pour
chaque amélioration de l’efficacité des moteurs à essence, il doit y
avoir une amélioration égale et opposée de leur inefficacité ».
Alors, peut-être devriez-vous simplement vous détendre et vous
laisser aller. Après tout, être un esclave au service de la
techno-sphère n’est pas immédiatement menaçant pour votre vie… À moins
que vous ne rentriez dans un arbre ou que vous ne soyez écrasé par un
ivrogne. Mais il y a un autre problème : cet arrangement ne va pas
durer. L’énergie nette qui peut être extraite d’un baril de pétrole
diminue rapidement. En moins d’une décennie, l’excédent énergétique
nécessaire pour maintenir un style de vie axé sur la voiture n’existera
plus. Si la possession d’une voiture personnelle et sa conduite
quotidienne sont requises pour votre survie, alors vous ne survivrez
pas. Au moins 18% de la population mondiale se retrouvera bloquée au
milieu d’un paysage infranchissable. Oups !
Étant donné que vous n’êtes pas aux commandes, et étant donné que le
style de vie centré sur la voiture est une impasse évolutive pour votre
sous-espèce, que pouvez-vous faire ? La réponse est évidente : vous
pouvez planifier votre évasion, puis rejoindre les autres 82% de la
population mondiale, qui est capable de vivre sans voiture. Certains
d’entre eux parviennent même à vivre entièrement à l’extérieur de la
portée de la techno-sphère. Que leur exemple soit votre inspiration.
Dmitry Orlov
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