mardi 28 février 2017

Vous n’êtes pas aux commandes

Article original de Dmitry Orlov, publié le 14 Février 2016 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

Ma récente tournée a été très utile, entre autre pour mesurer la réaction du public aux divers sujets liés à la techno-sphère et à son contrôle sur nous. Plus précisément, ce qui semble généralement manquer, c’est de comprendre que la techno-sphère ne contrôle pas seulement la technologie ; elle contrôle aussi notre esprit. La techno-sphère ne nous empêche pas seulement de choisir des technologies qui nous paraissent appropriées et de rejeter celles qui ne le sont pas. Elle contrôle nos goûts, nous faisant préférer les choses qu’elle préfère pour ses propres raisons. Elle contrôle également nos valeurs, en les alignant sur les siennes. Et elle contrôle notre corps, nous incitant à nous traiter nous-mêmes comme si nous étions des mécaniques plutôt que des communautés symbiotiques de cellules vivantes (humaines et autres).

 

Rien de tout cela n’invalide l’approche que j’ai proposé pour réduire la techno-sphère, qui est basée sur une analyse dommages / bénéfices qui nous permet de réduire nos choix technologiques en choisissant toujours les technologies les moins préjudiciables et les plus avantageuses. Mais cette approche ne fonctionne que si l’analyse est fondée sur nos propres goûts et non sur les goûts imposés par la techno-sphère, sur nos valeurs et non sur les valeurs de la techno-sphère et sur notre rejet d’une conception mécaniste de nous-mêmes. Ces choix sont implicites dans les 32 critères utilisés dans l’analyse dommages / bénéfices, en favorisant le niveau local au niveau global, les intérêts collectifs par rapport aux intérêts individuels, l’artisanat par rapport à l’industrie, etc. Mais je pense qu’il serait utile de rendre ces choix explicites, en travaillant sur un exemple de chacun des trois types de contrôle énumérés ci-dessus. Cette semaine, je vais aborder la première de ces questions.

Un bon exemple de la façon dont la techno-sphère contrôle nos goûts est l’automobile personnelle. Beaucoup de gens la considèrent comme un symbole de liberté et voient leur voiture comme une extension de leur personnalité. La liberté d’être sans voiture n’est généralement pas considérée comme importante, alors que les libertés accordées par la propriété automobile sont assez discutables. C’est la liberté de payer pour sa voiture, payer pour les réparations, l’assurance, le stationnement, le remorquage et l’essence. C’est la liberté de payer les péages, les droits de propriété et autres taxes. C’est la liberté de passer d’innombrables heures bloqué dans les embouteillages et subir des blessures dans les accidents de la route. C’est la liberté d’élever des enfants atteints de lésions neurologiques en les soumettant à des niveaux de monoxyde de carbone dangereux (on vous encourage à avoir un détecteur de CO dans votre maison, mais pas dans votre voiture, parce que ça sonnerait tout le temps). C’est la liberté de souffrir d’indignités quand la police vous arrête, surtout si vous avez bu. En termes d’analyse dommages / bénéfices, la propriété de la voiture privée n’a pas de sens du tout.

Il est souvent dit qu’une voiture est une nécessité, bien que les faits racontent une histoire différente. Dans le monde entier, il y a 1,2 milliard de véhicules sur la route. La population de la planète est supérieure à 7 milliards. Par conséquent, il y a au moins 5,8 milliards de personnes dans le monde qui ne possèdent pas une voiture. Comment quelque chose peut-il être considéré comme une nécessité si 82% d’entre nous ne semblent pas en avoir besoin ? En fait, posséder une voiture devient nécessaire seulement dans un ensemble de circonstances bien spécifiques. Voici quelques-uns des principaux ingrédients : un paysage impraticable sans avoir de véhicules à moteur, le zonage à usage unique qui sépare les espaces de vie entre les usages résidentiels, commerciaux, agricoles et industriels, un mode de vie exigeant un trajet quotidien et un déficit de transports en commun. À son tour, la propriété privée généralisée d’une voiture est ce qui permet ces ingrédients clés : sans elle, les situations dans lesquelles la propriété de voiture privée devient une nécessité ne se poseraient tout simplement pas.

Maintenant, déplacer les gens d’un lieu à l’autre n’est pas une activité productive : c’est une perte de temps et d’énergie. Si vous pouvez vivre, envoyer vos enfants à l’école, faire vos courses et travailler sans quitter les limites d’un petit quartier, vous êtes de facto plus efficace que quelqu’un qui doit conduire entre ces quatre endroits tous les jours. Mais la techno-sphère est rationnelle à l’extrême et vise à réaliser des gains d’efficience. Il est donc évident de se poser la question suivante : qu’en est-il du système de vie dépendant de la voiture et de l’organisation de l’espace qu’il permet et que la techno-sphère trouve si efficace ? La réponse surprenante est que la techno-sphère s’efforce d’optimiser la combustion de l’essence ; tout le reste n’est qu’un sous-produit de cette optimisation.



Il s’avère que le fait que tant de gens soient forcés de posséder une voiture n’a rien à voir avec le transport et tout à voir avec la chimie du pétrole. Environ la moitié de ce qui peut être utilement extrait d’un baril de pétrole brut l’est sous forme d’essence. Il est possible d’augmenter la fraction des autres produits plus utiles tels que le kérosène, le carburant diesel, le carburéacteur et le mazout, mais pas de beaucoup et au coût de la réduction de l’énergie nette. Mais l’essence n’est pas très utile. Elle est volatile (beaucoup s’évapore, surtout en été). Elle est chimiquement instable et ne se garde pas longtemps ; elle est toxique et cancérigène. Elle a un point de combustion assez bas, limitant le taux de compression qui peut être atteint par les moteurs à essence, les rendant thermodynamiquement moins efficaces. Elle est inutile pour les gros moteurs, et elle est fondamentalement un carburant de petits moteurs. Les moteurs à essence ne durent pas très longtemps parce que le mélange essence-air est détoné (à l’aide d’une étincelle électrique) plutôt que brûlé, et les ondes de choc des détonations entraînent une usure rapide des composants. Ils ont peu d’utilisations industrielles ; toutes les infrastructures de transport sérieuses, y compris les locomotives, les navires, les avions à réaction, les tracteurs-remorques, les engins de construction et les générateurs électriques fonctionnent sur des distillats de pétrole comme le kérosène, le carburéacteur, le diesel et le combustible de soute.

S’il n’existait pas une vaste flotte de voitures particulières, l’essence devrait être brûlée dans les raffineries, à perte. À son tour, le coût des distillats de pétrole – qui sont tous des combustibles industriels – doublerait, ce qui réduirait l’expansion mondiale de la techno-sphère en rendant le fret longue distance beaucoup plus cher. L’objectif de la techno-sphère est donc de nous faire payer l’essence en nous forçant à conduire. À cette fin, le paysage est structuré d’une manière qui rend la conduite nécessaire. Le fait d’avoir votre motel d’un côté de la route et le McDonalds de l’autre vous oblige à conduire trois kilomètres, à passer par un échangeur et conduire trois kilomètres en arrière, n’est pas une erreur ; c’est une caractéristique. Quand James Kunstler appelle l’étalement suburbain « la plus grande affectation incorrecte de ressources dans l’histoire humaine », il n’a que partiellement raison. C’est aussi la plus grande optimisation de l’exploitation de chaque partie du baril de pétrole brut dans l’histoire de la techno-sphère.

La prolifération de petits moteurs à combustion d’essence sous forme de voitures permet une autre optimisation. Cela nous oblige à payer pour une autre fraction généralement inutile du baril de pétrole brut : le goudron de la route. Beaucoup de voitures nécessitent beaucoup de routes asphaltées et de stationnements. Ainsi, la techno-sphère gagne deux fois, d’abord en nous faisant payer le privilège de disposer de ce qui est essentiellement des déchets toxiques à nos propres risques et à nos frais, puis en nous faisant payer pour la propagation d’une autre forme de déchets toxiques au sol. L’étalement suburbain n’est pas un échec de l’urbanisme ; c’est une réussite dans la mise en esclavage des humains pour les faire travailler au nom de la techno-sphère tout en causant de grands dommages à nous-mêmes et à notre environnement. Inutile de dire que vous n’avez absolument aucun contrôle sur tout cela. Vous n’êtes pas aux commandes. Vous pouvez voter, vous pouvez protester, vous pouvez faire du lobbying, faire des dons à des groupes écologistes, assister à des conférences sur l’urbanisme… et vous perdez votre temps, parce que vous ne pouvez pas changer la chimie du pétrole.

Ainsi il devient évident que le besoin de forcer les gens à acheter de l’essence triomphe sur toutes les autres considérations, surtout si nous observons comment la techno-sphère réagit chaque fois que la demande d’essence faiblit. Lorsque l’inégalité d’accès à la richesse a commencé à rendre l’achat d’une voiture inabordable pour de plus en plus de gens, la solution a été d’introduire de plus grandes voitures pour ceux qui pouvaient encore se le permettre : des minivans  pour les mamans, des pickups pour les papas et des SUV pour tout le monde maintenant. Mais maintenant que la demande d’essence est à la baisse à nouveau en raison de la baisse du taux de participation au travail et à l’augmentation du nombre de personnes qui télé-travaillent, la solution sera sans doute des voitures sans conducteur qui vont rouler juste pour brûler de l’essence. Les mamans peuvent penser qu’une fourgonnette gardera leurs gamins plus en sécurité qu’une voiture compacte (ce n’est pas vrai à moins d’avoir huit ou neuf enfants). Les papas peuvent penser que le pickup est un signe de virilité (vrai si vous êtes une sorte de garçon de course sans diplôme ; les pickups sont conduits par des livreurs à domicile, une sous-espèce du premier type). Mais tout ce qu’ils font, c’est d’obéir à la « Troisième loi de la techno-sphère », si vous préférez : « Pour chaque amélioration de l’efficacité des moteurs à essence, il doit y avoir une amélioration égale et opposée de leur inefficacité ».



Alors, peut-être devriez-vous simplement vous détendre et vous laisser aller. Après tout, être un esclave au service de la techno-sphère n’est pas immédiatement menaçant pour votre vie… À moins que vous ne rentriez dans un arbre ou que vous ne soyez écrasé par un ivrogne. Mais il y a un autre problème : cet arrangement ne va pas durer. L’énergie nette qui peut être extraite d’un baril de pétrole diminue rapidement. En moins d’une décennie, l’excédent énergétique nécessaire pour maintenir un style de vie axé sur la voiture n’existera plus. Si la possession d’une voiture personnelle et sa conduite quotidienne sont requises pour votre survie, alors vous ne survivrez pas. Au moins 18% de la population mondiale se retrouvera bloquée au milieu d’un paysage infranchissable. Oups !

Étant donné que vous n’êtes pas aux commandes, et étant donné que le style de vie centré sur la voiture est une impasse évolutive pour votre sous-espèce, que pouvez-vous faire ? La réponse est évidente : vous pouvez planifier votre évasion, puis rejoindre les autres 82% de la population mondiale, qui est capable de vivre sans voiture. Certains d’entre eux parviennent même à vivre entièrement à l’extérieur de la portée de la techno-sphère. Que leur exemple soit votre inspiration.

Les cinq stades de l'effondrement
Dmitry Orlov

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