Article original de Ugo Bardi, publié le 29 Avril 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Article de Kelebek (Miguel Martinez)
(De « Chimères » – Miguel Martinez est né au Mexique et réside actuellement en Italie. Un autre article de lui sur Cassandra’s Legacy est disponible ici.)
Cet article est extrêmement dense en concepts et idées et il
est peut-être difficile à évaluer par un lecteur non italien. Pourtant,
je pense qu’il est extrêmement précieux pour son approche qui tente
d’examiner les racines historiques de la façon dont, dans les temps
modernes, l’art oriental / soviétique / russe a évolué dans des
directions différentes de celles de l’art occidental / européen /
américain. Tout l’art est, fondamentalement, politique dans le sens où
il propose une certaine vue du monde. Ce que nous appelons « propagande »
est une forme d’art, pas différente de beaucoup d’autres, bien que plus
directe dans sa tentative de présenter une vision spécifique du monde.
Cette publication est traduite de l’italien, les phrases en gras sont
issues de l’original.
Nous essayons souvent de comprendre la question de la relation de notre époque avec celle de « l’âge de l’acier » et sa disparition remarquable. Konstantin Aleksejevic Vasiliev était un artiste soviétique décédé en 1976, à 34 ans.
Ci-dessus, vous voyez comment il a peint le départ des soldats soviétiques pour la Grande Guerre patriotique contre les envahisseurs nazis, en 1941.
Les trois figures sont les hommes, la femme et la jeune fille
(mais dans de nombreuses peintures semblables, on trouve un jeune
garçon). C’est un triplet qui a une date de naissance spécifique : la Révolution française, lorsque la nation prend la place de Dieu et du roi comme souverain.
Il est bon de se rappeler que c’est une vision moderne et révolutionnaire, en fait, la première grande vision moderne.
La nouvelle entité métaphysique est une famille, biologiquement construite et basée sur la séparation du genre avec un double sacrifice : le sang pour les mâles, les fils pour les femelles.
Le deuxième élément est l’anonymat. En pratique,
nous ne voyons que l’un des visages des soldats et nous pouvons penser
que ce visage est représentatif de tous les autres membres du groupe en
marche que l’on peut imaginer s’étendre jusqu’à l’horizon, caractérisé
par deux couleurs : rouge et gris – qui représentent à la fois la
fonderie et le champ de bataille.
D’un côté, ce fait garantit la reproductibilité et la substituabilité
infinies de chaque élément du groupe de soldats, comme une sorte
d’immense chaîne d’assemblage. La Première Guerre mondiale et ses rejetons
(bolchevisme, fascisme, nazisme, Seconde Guerre mondiale) ont
évidemment eu besoin de cette illusion afin de ne pas transformer cet
abattage massif industriel en nihilisme.
Nous savons que ce qui concrètement rend les individus distinguables
est leurs faiblesses physiques et psychologiques, qui dans cette
peinture sont totalement invisibles. Vasiliev peint après l’arrivée de
l’âge de la télévision, mais il n’y a rien ici de l’intimité de la télévision, l’attention à la sympathie individuelle de l’invité que nous acceptons chez nous (en pratique), ni l’intimité interactive de l’âge de l’Internet.
Le « Man of Steel », qui n’est vu que de loin – dans des défilés, sur des monuments, dans des usines – n’est pas censé séduire mais, à l’Âge du Plastique, la séduction est la première obligation sociale : ceux qui n’essayent même pas sont condamnés dès le départ.
Au lieu d’excentricités personnelles, le « Man of Steel » porte
un masque, c’est aussi un modèle. On veut toujours être de la façon
dont on est représenté et ce n’est pas par hasard que l’Âge de l’Acier a été l’Âge du Forgeage des métaux, du caractère, de la construction physique, du « New Man ».
Souvent, la tâche est vraiment réussie. Il existe une véritable différence existentielle entre l’ancien garçon soviétique de 1942 et le garçon du même âge à Padoue, en Italie, en 2012.
L’intimité actuelle, fondée sur la proximité, est un bavardage sans fin. Les moments de silence à la télévision sont simplement inconcevables.
Dans le tableau de Konstantin Vasiliev, on peut imaginer les sons du tonnerre ou des bottes, mais pas ceux des voix – le « Man of Steel » ne parle pas. Au mieux, mais pas dans cette peinture, il chante.
Le « Man of Steel » vit toujours une aventure dramatique, mais il ne joue jamais des jeux ;
il y a ici un abîme entre sa relation à l’épreuve et celle, par
exemple, des personnes qui pratiquent des sports extrêmes à notre
époque.
Nous savons que ces peintures montrent le plus grand mouvement antifasciste de l’histoire, vu du point de vue des protagonistes. Si ce n’était pas un anti-fascisme, le terme même n’aurait plus de sens.
Pourtant, tout observateur contemporain verra probablement quelque chose de fasciste dans cette image.
Le « fascisme » est destiné à être une sorte de définition
globale, qui ne se réfère pas nécessairement à l’expérience de
Mussolini. Les patriotes italiens avaient le problème spécifique de ne
jamais avoir eu de foyer à défendre.
D’Annunzio, les exhibitionnistes de Fiume, qui ont apprécié d’éteindre leurs cigares sur les tables des autres
sont en quelque sorte plus proches de la sensibilité moderne que les
héros anonymes de Vasiliev, qui ne sont ni audacieux ni hardis.
Note : Martinez fait allusion à un épisode qui a eu lieu
après la fin de la première guerre mondiale lorsque le poète et
politicien italien Gabriele D’Annunzio a mené une milice d’anciens
combattants à occuper la ville de Rijeka (connue sous le nom de
« Fiume » en italien) en Croatie, affirmant que cela faisait partie de
l’État italien, l’histoire a duré quelques années jusqu’à ce que les
rebelles soient chassés par les troupes régulières italiennes. Cela a
fait beaucoup de bruit et a peut-être été considéré comme un prototype
de la « Marche sur Rome » fasciste quelques années plus tard.
Dans le fascisme moderne, il survit un élément de l’Age of Steel, mais qui est lié à une humanité qui appartient complètement à l’âge des plastiques.
Voici un exemple fascinant, dans ce cas, d’un fier groupe néo-fasciste Forza Nuova.
Ne considérez pas les mots pendant un moment et regardez simplement
l’image, y compris les détails : le fond vert et la lumière. (Le texte
en italien indique que « l’Italie a besoin de fils, pas d’homosexuels »)
Konstantin Vasiliev montre, finalement, une famille menacée.
Forza Nuova, dans cette affiche, montre aussi une famille menacée.
Dans les deux cas, il existe une connexion entre la famille et le pays.
Mais, dans le premier cas, la menace est l’anéantissement total et
l’asservissement ; dans le second, quelques petits ajustements
législatifs qui, d’ailleurs, n’influent pas directement sur la famille
que nous supposons être menacée.
Mais la différence essentielle réside dans l’engagement séduisant
de la famille montrée par Forza Nuova : c’est leur individualité
entièrement plastique et flexible que nous sommes appelés à aimer.
Et, si vous pensez à cela, les gens de l’affiche de Forza Nuova ont
des visages cent fois plus faibles et irréels que ceux de la peinture de
Vasiliev.
Ugo Bardi
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