Par Philip Bobbitt – Le 1er Juillet 2015 – Source stratfor
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
«Qui connaît l’autre et se connaît lui-même peut livrer cent batailles sans jamais être en péril. Qui ne connaît pas l’autre mais se connaît lui-même, pour chaque victoire, connaîtra une défaite. Qui ne connaît ni l’autre ni lui-même, perdra inéluctablement toutes les batailles.» Sun Tzu : L’Art de la guerre
Préambule
Comprendre l'ennemi et le connaître. Les gars de Stratfor ne sont pas des brutes épaisses bas de plafond. Ils ont une vision et il vaut mieux la connaître pour pouvoir l'anticiper. Ce think tank s'est rendu récemment célèbre pour avoir, par l'intermédiaire de son directeur Georges Friedman, décrypté les buts de guerre américains en Europe
Ce think tank agit dans la mouvance du Chicago Council ou Council on Foreign Relations d'où sortent de nombreux dirigeants américains depuis cent ans comme Ford ou Brzezinski. C'est une mouvance plus ancienne et plus manipulatrice que les néo-conservateurs va-t-guerre de l'ère Bush-fils. A prendre bien sûr avec le recul nécessaire.
Note du traducteur
La stratégie, c’est comme une rue à double sens. Mais de nombreux commentateurs agissent comme si la formulation d’une stratégie est de même nature que la résolution d’un problème d’échecs. Les problèmes d’échecs sont des arrangements construits artificiellement sur un échiquier où le but est de trouver une série de mouvements qui ne laisse à l’autre côté aucune place pour échapper à un échec et mat en trois ou quatre coups. Les sortes de conflits qui nous assaillent ces jours-ci, cependant, sont plus que le jeu d’échecs lui-même, mais un jeu dans lequel il n’y a pas de séries continues et prédéterminées de mouvements qui garantiront la victoire à chaque fois. Chaque nouvelle situation dépend des actions du camp adverse, comment nous réagissons à eux, comment ils répondent à nos réactions, et ainsi de suite.
Ignorer cet aspect de la stratégie semble contribuer à une opinion largement répandue que la victoire dans la guerre équivaut à la destruction de l’ennemi, une hypothèse facile qui est émise inconsidérément. Vaincre l’ennemi peut être la définition de la victoire au football, ou même aux échecs d’ailleurs, mais pas dans une guerre. La victoire dans une guerre est la réalisation de l’objectif de la guerre, et si, après le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan, nous pensons toujours que la victoire est tout simplement la dévastation de nos adversaires, nous avons beaucoup de chemin à faire.
Gérer l’imbroglio de la Terreur
Dans ma dernière chronique, je me suis référé à l’idée du triage de la terreur, dont je discute plus loin dans mon livre Terror and Consent: The Wars for the Twenty-First Century. Les guerres contre la terreur comprennent la prévention des attaques terroristes transnationales, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive à des fins de contrainte plutôt que de dissuasion et la protection des civils contre la déprédation et la destruction.
Malheureusement, les progrès dans l’un de ces trois types de conflits composant les guerres contre le terrorisme ont souvent augmenté les défis auxquels nous sommes confrontés sur les autres types de conflits. La gestion de la relation entre ces trois types d’engagement, de telle façon qu’un succès dans une arène n’exacerbe pas grossièrement les problèmes dans une autre – le triage de la terreur – est un objectif important de l’art de gouverner. Par exemple, une stratégie qui repose sur l’intervention pour réprimer la violation flagrante des droits humains par des génocides ou des nettoyages ethniques peut rendre les États inquiets, de peur de devenir la cible d’intervention, et donc plus soucieux d’acquérir des armes de destruction massive. Les stratégies qui tentent d’éradiquer le terrorisme sont souvent la conséquence de la répression ethnique ou sectaire ou de la répression agressive des droits de l’homme [sic, Ndt]. Les stratégies préemptives de contre-prolifération par la plus grande puissance militaire du monde pourraient provoquer l’essor des armées terroristes et remettre en question les États-Unis par des moyens asymétriques. Comprendre les conséquences que le succès dans un domaine peut avoir pour les autres guerres contre le terrorisme est une condition préalable à l’élaboration d’une stratégie efficace pour le XXIe siècle.
Lorsqu’on a questionné John Brennan, directeur de la CIA, dans l’émission Face the Nation, sur l’engagement de l’administration Obama dans la guerre contre le terrorisme, il a déclaré :
Il y a eu de gros efforts pour essayer de garder ce pays en sécurité. L’Irak, l’Iran, la Syrie, le Yémen, la Libye, d’autres, ce sont quelques-unes des questions les plus complexes et compliquées que j’ai vues en 35 ans de travail sur les questions de sécurité nationale. Donc, il n’y a pas de solutions faciles. Je pense que le président a essayé de faire en sorte que nous soyons en mesure de renforcer l’enveloppe protectrice quand nous le pouvions pour protéger ce pays. Mais nous devons reconnaître que, parfois, notre engagement et notre implication directe ont stimulé et encouragé des menaces supplémentaires pour nos intérêts de sécurité nationale.
Cette évaluation plutôt sage et sobre a provoqué une réaction stridente du Council on Foreign Relations, qui l’a étiquetée comme une «reconnaissance sans précédent» que «la politique étrangère des États-Unis peut nuire à la sécurité nationale». Le commentateur a ajouté que «la prochaine entrevue publique avec le directeur de la CIA devrait commencer par lui demander quels sont les engagements et les implications directes auxquels il se référait, et a exigé que la reconnaissance sans précédent de Brennan soit en outre explorée et commentée par la Maison Blanche, par le département d’État et le Département de la Défense».
Mais bien sûr, nous savons à quels engagements Brennan faisait allusion parce qu’il nous l’a dit dans le passage cité. Ce qu’il n’a pas dit, c’est que notre politique étrangère nuit à notre sécurité nationale. Loin d’être une concession étonnante, les remarques de Brennan reliant nos actions aux réponses de nos ennemis étaient une observation plutôt perspicace et réaliste qui choquerait seulement un auditeur inattentif. Pour mettre en évidence la distinction entre «stimuler des menaces supplémentaires» et «attenter à la sécurité nationale américaine», laissez-moi aborder un autre concept mentionné dans ma première chronique : le sophisme de Parménide.
Le sophisme de Parménide
Ce faux raisonnement se retrouve dans l’affirmation fréquente et irréfléchie que nous devrions comparer l’état actuel des choses avec le passé afin d’évaluer les politiques qui nous ont emmenés là où nous en sommes maintenant. En fait, nous devrions comparer notre situation actuelle avec d’autres résultats qui auraient découlé de politiques différentes, si elles avaient été choisies. Cela est aussi vrai pour les politiques prospectives : c’est un argument de sophiste de se moquer d’un projet de politique (par exemple, la réforme de la sécurité sociale ou le libre-échange) en disant simplement que nous serons dans un état bien pire après que la politique sera mise en œuvre par rapport à l’état actuel. Ce pourrait bien être vrai. Mais cela pourrait être le cas même de la politique la plus sage si d’autres solutions de rechange, y compris ne rien faire, nous mettaient dans une situation encore pire pour l’avenir.
Permettez-moi de vous donner un exemple célèbre de l’illusion de Parménide en action. Le point déterminant en 1980 de la course à la présidentielle des États-Unis est survenu lorsque Ronald Reagan a critiqué le bilan du président Jimmy Carter lors d’un débat en demandant au peuple américain : «Êtes-vous mieux aujourd’hui que vous ne l’étiez il y a quatre ans ?» Bien que rhétoriquement dévastatrice, cette question est loin d’être le moyen d’évaluer une présidence. Après tout, l’état de la nation ne reste jamais le même pendant quatre ans, peu importe qui est au pouvoir. Une question plus pertinente aurait été : «Êtes-vous mieux maintenant que si Gerald Ford était resté le président et avait dû faire face à la hausse des prix du pétrole, à la révolution iranienne, à l’invasion russe de l’Afghanistan et à la flambée des taux d’intérêt?» De la même manière, nous devrions recadrer les questions prospectives fallacieuses comme «Serons-nous mieux lotis dans cinq ans que nous ne le sommes maintenant si nous adoptons une certaine politique?» La meilleure question à se poser est : «Serons-nous mieux lotis dans cinq ans en adoptant cette politique que nous ne le serions dans cinq ans si nous ne le faisons pas?»
Stratégie réelle en temps réel
Nous ne nuisons pas nécessairement à la sécurité nationale lorsque nous prenons des mesures pour contrer les menaces qui provoquent une réaction de nos ennemis d’une manière qui crée de nouvelles menaces. Ceci, en fait, est l’essence même de la stratégie : Il ne faut pas rêver d’une série d’actions unilatérales qui vont inévitablement conduire à la réalisation de nos objectifs, mais reconnaître que chaque mesure que nous prenons entraînera inévitablement une contre-mesure, et anticiper les coûts définitifs de ces réactions, les nôtres et les leurs. Tout le monde a une stratégie, comme Mike Tyson le dit justement, jusqu’à ce qu’il se prenne un coup de poing dans la gueule.
Un exemple d’une telle pensée non stratégique est l’idée que les États-Unis sont principalement responsables de leurs problèmes, alors que d’autres États n’en ont pas assumé les coûts comme nous, l’Amérique, qui les avons pris sur nous pour les en décharger. Comme un autre commentateur l’a récemment observé, «si vous regardez les 25 dernières années, il est clair que les ennemis extérieurs ont fait beaucoup moins de dégâts aux États-Unis que nous nous en sommes infligés à nous-mêmes». Cette affirmation confiante (il est très clair) n’est pas un argument décisif, et même ce n’est pas un argument du tout. C’est simplement une figure de rhétorique, et plutôt nonchalante, en fait. Pour être un argument, nous devrions savoir quels dommages nos ennemis extérieurs, nous auraient infligés, à nous et nos alliés, si nous n’avions pas alloué de grosses sommes pour la défense et le renseignement, si nous n’avions pas empêché la prolifération des armes de destruction massive en Irak et en Libye, et si nous n’avions pas arrêté les massacres ethniques en Europe. [Il faut oser quand même, on est néocon ou on ne l’est pas ! Ndt]
Le débat sur la stratégie américaine est opportun, et rien de ce que j’ai dit n’est une défense des politiques américaines, passées ou présentes. Il est plutôt triste de voir le débat se poursuivre dans des termes tels que ceux-ci, qui n’ajoutent rien à notre évaluation de la sagesse de toute politique particulière, y compris et spécialement les politiques qui tentent d’atteindre nos buts de guerre.
Mais les lacunes de cette approche ne sont pas simplement analytiques. Il y a des conséquences pratiques à définir la stratégie comme nous le faisons, ce qui est à la stratégie ce que la fanfaronnade est à la boxe. Cette approche se manifeste souvent par une sorte d’aphasie : si la stratégie est ce que nous faisons, quelles que soient les actions des autres, alors il y a un biais inévitable à ne rien faire, faire face aux défis dans un silence de mauvais augure. L’aphasie est généralement associée à un traumatisme (comme un accident vasculaire cérébral), et le traumatisme d’où a émergé ce silence est la guerre du Vietnam (pour ma génération) et peut-être la malheureuse intervention en Irak pour ceux qui sont un peu plus jeunes.
Cette attitude peut être vue sur les pancartes et autocollants indiquant : «Arrêtez la guerre: quittez le …..» (remplir le vide: les Balkans, les pays baltes, le Moyen-Orient). Je suppose que certaines personnes croient réellement que si les forces américaines quittaient simplement le terrain, les conflits baisseraient (comme cela a été fait au Vietnam avant une bonne opération de nettoyage politique, religieux, de classe et ethnique de la part de Hanoi [capitale du Nord-Vietnam, Ndt]) et qui peuvent encore se produire en Irak, la guerre conduisant à la partition après une période vraiment horrible de violences sectaires.
Nous devons prendre soin de distinguer entre deux groupes qui cherchent une telle retenue américaine. Certains soutiennent simplement que sans interventions américaines, il n’y aurait pas de guerres dans le monde. Pour ce groupe, le spectre de l’impérialisme américain se cache derrière tous les conflits du XXe siècle. D’autres, cependant, croient que quelle que soit la violence qui a suivi ou qui pourrait suivre un retrait américain, ou la violence qui pourrait continuer à ne pas baisser en l’absence d’une intervention de l’Amérique, l’usage de la force américaine à l’étranger est plus dommageable que bénéfique pour les intérêts américains.
L’ironie est que, bien que ces deux groupes critiquent la politique américaine unilatéraliste, ils sont unis dans la défense d’une politique qui est unilatérale à l’extrême; car quel acte pourrait être plus unilatéral que de se retirer d’un conflit, indépendamment des conséquences pour les autres? Le premier groupe, qui voit le réflexe conspirationniste du militarisme américain dans tous les conflits importants dans le monde entier voudra peut-être faire une pause et se demander si le monde est vraiment mieux pour les autres, pour les peuples du monde qui ne vivent pas aux États-Unis, si la violence n’est plus générée par l’intervention américaine, pour ce groupe qui prétend être principalement préoccupé par le bien-être des autres peuples, même lorsque les intérêts américains sont en jeu. Il faut leur indiquer que les sondages [lesquels ? NdT] montrent régulièrement que la grande majorité des Irakiens soutiennent encore le changement de régime amené par la coalition dirigée par les Américains, mais qu’ils sont en colère à propos de l’occupation irresponsable qui a suivi.
Le deuxième groupe, cependant, est ma principale préoccupation. Mettant de côté l’ironie, on ne peut pas s’empêcher de remarquer que cette perspective ne tient pas compte de la valeur des alliances américaines, une valeur qui nous distingue de nos principaux adversaires potentiels dans le monde et qui, à mon avis, est notre plus grand atout stratégique. La véritable stratégie est non seulement ce que nous faisons, mais elle englobe aussi plus que ce que nos adversaires font. La véritable stratégie agit tout autant sur nos alliés, nos alliés potentiels, nos ennemis potentiels, et le grand ensemble d’États et de peuples qui pourrait suivre d’autres chemins.
Le regretté Sir Michael Quinlan a observé que dans les conflits, nous sommes toujours susceptibles d’être surpris. Ceci parce que nous préparons nos défenses pour les attaques que nous anticipons, ce qui inévitablement conduit nos adversaires à poursuivre des tactiques et des stratégies de lutte contre des cibles que nous n’avions pas prévues. Nous avons été si souvent surpris ces dernières décennies, parfois avec bonheur, souvent douloureusement, que cela serait séduisant d’imaginer que les stratégies de non-engagement au moins nous épargneraient ces surprises qui hantent la politique américaine. Ceci est un pure fantasme. Lorsque nous sommes désengagés, quand nous ne cherchons pas à préparer le terrain pour des conflits potentiels et des situations prévisibles, cela nous met dans une situation désavantageuse, et tout acte qui nous menace, nous et nos alliés, vient par surprise.
Philip Bobbitt
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