«Too Much Magic a été publié en 2012. Il met en garde et engage les gens à se méfier des pièges de la grandeur technologique et de son narcissisme. Suite à la crise financière de 2008, mon pays est entré dans une ère de pensée magique extrême à propos de ce que l’avenir exigera de nous.» – James Howard Kunstler
Avant de découvrir ce livre, l’histoire de cet auteur a démarré, pour moi, avec son interview, chez lui, par Piero San Giorgio, un auteur suisse publié par la même maison d’édition, qui axe sa réflexion autour d’une notion large de survivalisme ou de l’art et la manière de continuer à vivre quand l’environnement social, économique ou politique s’effrite ou s’effondre autour de vous. Cela demande de se préparer et pas seulement matériellement mais aussi psychologiquement, soi-même, sa famille, ses amis et comme l’espère Kunstler, tout un pays.
Retrouvez les tous les deux autour de sa nouvelle vie, loin de New-York et de la civilisation. C’est cette interview qui m’a donné envie de gratter son site et de lire quelques textes, textes dont nous vous proposons la traduction depuis quelques mois maintenant.
Comme chez Dmitry Orlov ou Ugo Bardi, il s’agit d’articuler une analyse profonde de nos sociétés occidentales et avec leur environnement notamment énergétique pour comprendre ce qui ne fonctionne pas ou plus et quelles sont nos options pour l’avenir. Il se trouve que Kunstler est aussi un journaliste, adhérent de toujours au parti démocrate et acteur des luttes sociales qui ont secoué la société américaine depuis ces 40 dernières années. Cela nous permet de proposer un autre point de vue sur la société américaine qu’un Brandon Smith, anti-collectiviste acharné. On peut donc suivre leurs analyses des USA au fur et à mesure de l’actualité, comme cette élection présidentielle imminente. On pourrait le faire ailleurs pour d’autres pays mais il se trouve que ce sont les USA qui sont le centre opérationnel de l’Empire et que les décisions qui vont y être prises nous concernent tous sur la planète, que cela nous plaise ou non, même si ce centre s’affaiblit visiblement de jour en jour.
Pour le livre, j’étais assez curieux de comprendre ce que Kunstler, démocrate donc, entendait par ses «pensées magiques». J’imaginais qu’il aurait peut-être une convergence d’analyse avec Philippe Grasset sur le spectacle de l’américanisme ou simplement d’une société parfaite faisant régner le bien.
Kustler commence par un état des lieux sans concession de l’Amérique du XXIe siècle en parallèle avec sa propre prise de conscience à la Visconti : il faut que tout change pour que rien ne change. C’est le fondement de ce livre, sa raison d’être, comprendre la peur profonde des sociétés occidentales, attendre des solutions technologiques à tous nos problèmes et, en attendant, se nourrir de pensées magiques.
Il nous offre une vaste revue du développement industriel des États-Unis à partir du milieu du XIXe siècle, en s’attachant particulièrement à comprendre comment se sont construits les puissants mythes de la modernité américaine, cet American Way of Life qui fera dire à G.W. Bush qu’il n’est pas négociable.
Il est amusant de voir que Dmitry Orlov vient de publier un article sur l’histoire de l’essence dans le développement de la voiture qui aurait pu servir de chapitre dans le livre de Kunstler.
Son levier le plus fort concerne l’analyse de la création des banlieues américaines. Contrairement à l’Europe où les gens ne s’éloignent que contraints et forcés des centres qui sont la vie et la richesse d’une cité, pour les Américains, cette course vers la banlieue n’est que l’appel de la nature, la transcription symbolique de la Frontière. C’est probablement ces mythes encore profondément ancrés dans l’esprit des Américains qui explique le phénomène Trump. Un texte, d’un certain Adam, publié par Dmitry Orlov, l’explique très bien d’ailleurs.
Sans dévoiler la suite du livre, Kunstler nous fait voyager dans les mythes du futurisme, des techno-narcissismes et de la futilité des politiques partisanes. Ce dernier chapitre prend tout son sel, quatre ans après, au détour de cette élection hors norme Trump / Clinton.
Il nous propose ensuite deux analyses plus techniques sur la financiarisation de l’économie et les défis énergétique. Là encore, quel talent pour résumer en quelques dizaines de pages, 250 ans de développement. Ce n’est pas aussi complet que des ouvrages spécialisés mais si vous souhaitez vous faire une idée, Kunstler vous l’offre en plus du reste.
Il ne pouvait pas non plus passer à côté du changement climatique pour lequel il a la même analyse qu’un Ugo Bardi. Pensée magique des climato-sceptiques dont je ferais partie ? Refus du complot ou de la pensée unique de ces élites intellectuelles ? Je n’ai pas trouvé chez lui cette même pondération qu’il déploie sur d’autres sujets même s’il dénonce les taxes carbones comme une manipulation financière. Il donne ses pistes pleines d’intérêt, mais n’arrive pas cette fois, à mon sens, à articuler complexité technologique et sociale. Mais qui le peut ? Là où il est fort c’est qu’il pose quand même un constat implacable sans transformer ce changement climatique en dogme pour se faciliter la vie. Kunstler est un homme honnête.
Il finit son large tour d’horizon en se projetant dans l’avenir immédiat et raccroche la vision d’Orlov des cinq stades de l’effondrement, concernant les deux derniers, l’effondrement social puis culturel. Cette fin de livre et ces derniers articles traduits sur le Saker Francophone sont des chroniques analysant ces effondrements au sein de la société américaine.
Il finit sont livre par une pépite que je vous laisse découvrir, où l’Histoire a télescopé son histoire et il s’en sert pour nous renvoyer à l’essentiel, nous mêmes. C’est en nous mêmes, un par un, que se trouvent les clés si l’on arrive à dissiper cette magie qui nous entoure.
Si vous aimez les textes et les analyses de Kunstler, je ne peux que vous encourager à lire son livre. Vous aurez la synthèse de sa pensée et les clés pour comprendre ses coups de gueule, son pessimisme relatif, sa vision globale et son désespoir face aux débats politiques actuels alors que notre époque tragique attend des hommes au niveau des défis à relever. Si vous ne connaissez pas intimement les Américains et que vous voulez mieux les comprendre, il trace ici un portrait sans concession de ces compatriotes loin des clivages pré-digérés de la presse officielle.
Le seul bémol que l’on peut donner à ce livre reste les limites que l’auteur se refuse à dépasser sur des thèmes peut-être trop polémiques pour lui et ses rêves d’une Amérique forte et universaliste telle qu’il a dû la rêver. Ce sont aussi les limites de Pepe Escobar qui s’en explique dans son livre 2030 – Une ode à la beauté. Mais la qualité de son écriture et le brio de son esprit de synthèse valent largement de se plonger dans cette lecture et de la prolonger par d’autres chez le même éditeur, le Hong Bing Song sur la Guerre des monnaies ou le livre d’Eustache Mullins sur Les Secrets de la Réserve fédérale.
Pour finir, on peut remercier le traducteur qui a su garder le ton très fleuri de l’auteur et ajouter de nombreux renvois pertinents vers ces autres auteurs notamment sur la FED ou la crise financière.
Interview de James Howard Kunstler du 20 octobre 2016
– Est-ce que vous pouvez vous présenter en quelques mots ?– J’écris des livres depuis 40 ans, un mélange de nouvelles et de livres. Mes livres qui ne sont pas des fictions tournent autour du design urbain et de l’architecture jusqu’à des interrogations plus globale autour des questions énergétiques, le désordre du monde financier et nos perspectives pour continuer notre projet de civilisation.
– Votre livre a été publié la première fois en 2012. Est-ce que le monde a changé depuis ? Et est-ce que votre point de vue a changé dans le même temps ?
Too Much Magic a été publié en 2012. Il met en garde et engage les gens à se méfier des pièges de la grandeur technologique et de son narcissisme. Suite à la crise financière de 2008, mon pays est entré dans une ère de pensée magique extrême à propos de ce que l’avenir exigera de nous.
Le «souhait principal» pour l’Amérique peut être généralisé comme une sorte de prière : «S’il vous plaît, Dieu, permettez-moi de continuer à conduire jusqu’au WalMart pour toujours !» Nous refusons de faire face aux réalités de notre temps, et donc nous avançons plus profondément vers la crise, j’ai appelé mon livre précédent (2005) The Long Emergency / La longue crise.
– Comment sentez-vous la situation du monde aujourd’hui ?
– La pensée magique se poursuit. En Amérique, nous sommes préoccupés par les techno-fantasmes sur les voitures électriques sans conducteur et les énergies alternatives. Ceux-ci sont totalement décalés avec ce que l’avenir est déjà en train de nous dire de faire, à savoir : dés-escalader nos activités et développer des économies autonomes plus locales. La mission politique principale pour les sociétés occidentales est la gestion de la contraction. La contraction va se produire que cela nous plaise ou non, et prétendre le contraire n’est vraiment pas une option.
– Avec les prochaines élections aux États-Unis et en France, pensez-vous que cette forme d’organisation de l’État (élection, parlement) est toujours appropriée ?
– Nous allons clairement avoir des problèmes avec la démocratie représentative à ce moment dans notre histoire. Ce système politique est dans un état d’échec et de paralysie, incapable de modifier des intérêts bien établis… Incapable de construire un consensus cohérent… et donc incapable de concevoir un plan pour passer à travers les convulsions devant nous. Il y a une tendance claire pour les nations à se briser en unités plus petites. Nous avons déjà vu cela dans l’ex-Union soviétique, la Tchécoslovaquie, les Balkans, l’agitation en Catalogne, et caetera. Il n’y a aucune garantie que les États-Unis sortiront intacts de cette Long Emergency. Dans ma série en quatre romans qui se déroule dans un proche avenir (World Made By Hand), je dépeins ainsi une telle rupture des États-Unis dans plusieurs régions en guerre.
– Quel message avez-vous pour sensibiliser les gens sur le monde réel en dehors des médias mainsteam ?
– Les sociétés sont essentiellement des phénomènes émergents, c’est ainsi. Elles s’organisent en fonction des circonstances particulières de temps et de lieu. Nous quittons l’ère de l’énergie pas chère, du capital abondant, et de la paix relative entre les grandes puissances. Nous entrons dans une nouvelle disposition des choses dans la vie quotidienne malgré nos désirs et nos fantasmes. La question est : jusqu’à quel point ce processus pourrait-il devenir désordonné ? Nous nous aiderions beaucoup si nous pouvions reconnaître ce que l’avenir exige de nous, comme je viens de le dire. Par exemple, les États-Unis devraient faire face à l’échec du mode de vie des banlieues. Nous pourrions améliorer cela en reconstruisant un système de chemin de fer classique (plus des tramways urbains), et en promouvant des communautés propices à la marche. Mais nous refusons d’entreprendre ces projets. Au lieu de cela, nous nous leurrons et nous nous détournons vers des fantasmes comme les voitures électriques sans conducteurs et les voyages vers Mars.
– Vos livres ont été traduits en français. Votre message est-il universel ou dédié au monde occidental ?
– Je pense qu’il est juste de dire que tous les pays industrialisés devront faire face à une gamme similaire de problèmes ayant trait à la rareté des ressources, à une formation de capital affaiblie, au dépassement de population et aux frottements géopolitiques résultant de tout cela. Certaines sociétés pourraient traverser cela mieux que d’autres. Les Russes pourraient peut-être finalement être heureux d’avoir affronté un effondrement quelques décennies plus tôt. J’ai prédit que le Japon sera la première société industrielle à revenir à une société médiévale. Les États-Unis sont déjà violemment secoués, comme on le voit dans la folie de notre élection actuelle et la violence civile des dernières années. L’Europe a été une belle attraction touristique depuis trois générations. Cela aussi touche maintenant à sa fin.
James Howard Kunstler
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