mardi 22 septembre 2020

Les chauffeurs de taxi savent tout

Article via SKonst de Dmitry Orlov, publié le 12 septembre 2020 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

Il se trouve qu’hier, je rentrais chez moi en taxi. Le chauffeur de taxi, qui ressemblait à Bill Murray, s’est révélé très bavard. Pendant le trajet, comme cela arrive souvent, nous avons abordé tous les sujets, du temps qu’il fait aux blondes au volant.

À un moment donné, en guise de bruit de fond, la radio diffusait les nouvelles. Après le reportage sur l’empoisonnement d’Alexei Navalny, le NordStream 2 et les éventuelles sanctions de l’UE, le chauffeur de taxi a secoué la tête et a fait une déclaration réfléchie : « Ce coup-ci, maman est coincée… »

« Quelle maman ? » Me suis-je renseigné.

« Quelle maman ? » a demandé le chauffeur de taxi. « Toujours la même, Angela Merkel. Vous savez pourquoi Navalny a été livré à l’Allemagne ? Laissez-moi vous expliquer. » Et puis, pendant un quart d’heure, le chauffeur de taxi a présenté une théorie cohérente de ce qui s’est passé, digne d’être étudiée au ministère des Affaires étrangères, qui répondait à toutes les questions qui me préoccupaient.

Voici l’histoire.

Au début du mois d’août, tout le monde se préparait aux élections en Biélorussie, dans le pays lui-même, ainsi qu’en Russie et dans les pays de l’UE. C’était un jeu passionnant dans lequel chacun pariait sur son propre candidat. Mais je dois immédiatement vous avertir que ce que nous observions n’était que la partie visible de l’iceberg, alors que les courants sous-marins n’étaient connus que de quelques-uns.

Moscou et Minsk étaient en train de casser la vaisselle de manière démonstrative, en se criant dessus et en se tirant par les cheveux, créant l’illusion d’une rupture totale des relations. C’était l’intention !

L’Europe, contente et détendue, se frottait les mains et voyait déjà comment elle allait très bientôt chasser « le dernier dictateur d’Europe » et installer un clone Biélorusse de Juan Guaidó à Minsk, s’emparant de cette délicieuse pièce de l’échiquier.

Les élections ont eu lieu. Tout le monde s’est figé. Sans se soucier d’attendre les résultats des élections, sur ordre du média provocateur polonais Nexta, l’opposition biélorusse blanc-rouge-blanc [le drapeau de l’occupant nazi] s’est mise en ordre de bataille.

Au début, tout se passait comme prévu. Des foules de blanc-rouge-blanc excités inondèrent les rues et commencèrent à menacer la police, les fonctionnaires et les journalistes, déclenchant des escarmouches et des grèves. Les ambassadeurs slovaques et espagnols en Biélorussie se sont prononcés en faveur des manifestants et « se sont rangés du côté du peuple ». Cela se passait également comme prévu. Il semblait que [le dernier dictateur d’Europe] Loukachenko était à deux doigts de tomber.

Mais ensuite, Moscou est entré dans le jeu. Elle a reconnu le résultat des élections [que Loukachenko a gagnées] et a commencé à le soutenir sur le plan organisationnel, informationnel et financier. L’Europe devait augmenter la pression. Mais comment ?

Nexta faisait des pieds et des mains et exhortait les militants blanc-rouge-blanc à être plus actifs, mais ils n’arrivaient pas à prendre le dessus dans leurs tentatives de prise de pouvoir. Ils se sont révélés trop faibles, en comparaison avec leur propre peuple. Et puis, heureusement, Navalny a été empoisonné. En tout cas, c’est ce que certains ont imaginé.

Des agents du ministère allemand des Affaires internationales, qui ont sympathisé avec le SPD de Schröder, ont pris contact avec Yulia Navalny (sa femme) et lui ont proposé de l’hospitaliser dans une clinique en Allemagne. Yulia a accepté et a fait appel à Poutine.

Puis le ministre allemand des affaires étrangères est entré dans le bureau de la Chancelière allemande et a posé son joker sur la table : « Nous pouvons aller chercher Navalny pour le faire soigner. Si Moscou tente d’empêcher cela, nous provoquerons un scandale retentissant. Nous aurons son corps et nous déciderons ensuite de la manière de jouer ». Merkel a trouvé cette proposition séduisante et, n’y réfléchissant pas trop longtemps, a accepté. Moscou ne s’est pas opposé au transfert de Navalny.

Après que Navalny a été amené en Allemagne et déposé à la clinique de la Charité dans un cortège composé de 12 voitures, maman Angela a appelé Moscou et a exigé : la Russie doit cesser de soutenir Loukachenko, sinon nous annoncerons que Navalny a été empoisonné avec du « Novichok ». Moscou a refusé et a augmenté son soutien à Loukachenko, déclarant qu’elle avait organisé une réserve de forces spéciales prête à être envoyée en Biélorussie pour en prendre le contrôle – juste au cas où quelqu’un ferait un geste soudain.

Le lendemain, Berlin a annoncé que les résultats d’analyses montraient un empoisonnement avec un inhibiteur de la cholinestérase. C’était son dernier coup de semonce. Puis il y a eu un autre appel téléphonique, pour prévenir que la prochaine fois du « Novichok » sera trouvé. Moscou a refusé, et a promis à Minsk un milliard de dollars le jour même.

À ce moment-là, la patience de Berlin s’est épuisée. Navalny fut immédiatement transféré dans un hôpital militaire, où l’on « découvrit » sans délai qu’il avait été empoisonné avec du « Novichok ». Il n’a pas été possible de trouver le « Novichok » pendant qu’il était à la Charité, car les journalistes et les fonctionnaires pouvaient exiger de voir les résultats des tests, alors que dans un hôpital militaire, de telles demandes seraient refusées : l’information est secrète. Mais même le « Novichok » n’a pas pu forcer Moscou à cesser de soutenir Minsk. Le premier ministre russe Mikhaïl Michoustine a été dépêché à Minsk avec une mallette remplie de papiers à signer.

Il s’ensuivit une tentative de Fritz Merz, l’adjoint d’Angela Merkel à la CDU, de faire pression sur Merkel pour fermer NordStream 2, mais il se fit rapidement tirer les oreilles par le lobby des entreprises allemandes qui avaient investi dans ce pipeline et, en gémissant et en pleurnichant, il replongea dans son trou.

Puis Loukachenko, étant un dur à cuire, a présenté une interception, avec un profil amateur intentionnel, de communications diplomatiques secrètes entre la Pologne et l’Allemagne dans laquelle ils discutaient de leurs plans d’empoisonnement de Navalny. Aujourd’hui, ils sont assis à Varsovie et à Berlin et ne savent pas comment réagir à ce film, nier ou prétendre ne rien avoir remarqué. Quel dilemme !

Le résultat intermédiaire est donc le suivant : Navalny est bien vivant, tranquillement installé dans un hôpital militaire allemand et se demandant périodiquement quand il sera autorisé à rentrer chez lui. Mais il ne sera pas autorisé à rentrer chez lui de sitôt.

Maintenant, à l’approche des élections, alors que la campagne électorale parlementaire commence en Allemagne, la coalition CDU/CSU de Merkel n’a pas beaucoup de soutien populaire. Certaines personnes sont même prêtes à prendre le Reichstag à mains nues et à y apposer leur propre drapeau. Et puis nous avons cette histoire toxique avec le « Novichok » !

Si Merkel annonce que c’est le crime du siècle où une grande figure de l’opposition russe a été diaboliquement empoisonnée avec du « Novichok », alors elle sera obligée de rompre toute relation avec le régime sanguinaire et de présenter des preuves. Mais il n’y aura aucune preuve à présenter. Et personne ne lui permettra de geler l’achèvement du gazoduc. Sinon, les entreprises allemandes, qui ont investi dans NordStream 2, prendront d’assaut le Reichstag avant même les citoyens allemands furieux. Dans les deux cas, la coalition CDU/CSU sera confrontée à une défaite.

Mais si elle fait marche arrière, présente des excuses et renvoie Navalny en Russie, en prétendant que ce qui s’est passé était une malheureuse série d’erreurs, et punit tous ceux qui l’ont mise dans cette situation dans toute la mesure du droit allemand, cela ne sauvera pas la situation non plus. Les électeurs allemands ne pardonneront pas à Merkel la perte de l’autorité internationale de l’Allemagne, la perte d’influence en Europe et l’incompétence totale dans la gestion des affaires étrangères, et la puniront quand même dans les urnes.

Par conséquent, son seul choix est d’attendre son heure, assise avec une fesse sur chacune des deux chaises – blâmant la Russie pour le déploiement du « Novichok » et soutenant simultanément l’achèvement de NordStream 2. Mais nous sommes sur le point de voir un flot de rapports de témoins oculaires, de photographies et de documents provenant des différents hôpitaux où le patient VIP a été traité, envoyant bouler une des deux chaises. Il ne faut donc pas écarter la possibilité du retrait de Mme Merkel avant la fin de son mandat. Dans ce cas, elle ne battra pas le record de Helmut Kohl, 16 ans comme Chancelier.

Mais qu’en est-il de l’ami de la Russie, Gerhard Schröder ? En tant que président du conseil d’administration de la société NordStream 2 et chef du SPD [ancien chef, NdT], il envisage l’avenir avec confiance et optimisme. Dans tous les cas, la coalition CDU/CSU sera dégonflée et le SPD renforcera sa position au Bundestag et, soit indépendamment, soit en coalition avec d’autres partis, installera son propre leader en tant que Chancelier. Le NordStream 2, qui a été dans les limbes politiques pendant quelques années, sera achevé et entrera en service à pleine capacité très rapidement.

Quand nous sommes arrivés chez moi, le chauffeur de taxi a demandé : « Jouez-vous aux échecs ? »

« Parfois », répondis-je avec un signe de tête.

Aux échecs, il existe une tactique appelée « pion empoisonné ». Votre adversaire, cherchant à obtenir un avantage matériel, prend ce pion, se retrouve piégé et perd inévitablement.

En sortant du taxi, quelque peu perplexe, j’ai demandé au chauffeur de taxi d’où il tenait toutes ces informations. Il m’a répondu avec un triste sourire à la Bill Murray : « De mon frère. Il vit en Allemagne et travaille également comme chauffeur de taxi ». C’est à ce moment que j’ai réalisé que les chauffeurs de taxi savent tout.

Les cinq stades de l'effondrement

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit du Russe par Dmitry Orlov

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