Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
L’idée de la « falaise de Sénèque » est qu’une certaine entité, d’une entreprise à un empire, a tendance à s’effondrer rapidement lorsqu’elle est sujette à un manque de ressources et, en même temps, affectée par la pollution. Plus d’une fois, j’ai noté qu’il existe de nombreuses formes de pollution ; dans le modèle, le terme désigne tout type de phénomène qui tend à croître aux dépens du capital social d’une société. La bureaucratie satisfait clairement la définition et un excès de celle-ci peut être une cause majeure d’effondrement.
Ici, Miguel Martinez discute le concept sur la base de son expérience en Italie, un pays qui semble être particulièrement en proie à la bureaucratie. Martinez note plusieurs phénomènes intéressants, y compris le fait que la baisse des ressources économiques renforce également les problèmes créés par une bureaucratie excessive engendrant un blocage presque total qui ne peut être surmonté qu’en agissant illégalement, ce qui crée également d’autres problèmes. Donc, il semble que le seul remède à la bureaucratie soit l’effondrement de Sénèque !
Bureaucratie et falaise de Sénèque par Miguel Martinez
Le blog de Ugo Bardi est toujours un excellent stimulant mental. Sa courbe de Sénèque m’a fait penser à une autre courbe parallèle. Imaginez deux lignes : la première représente directement les ressources. L’autre représente les règles qui régissent les ressources et comment elles sont utilisées. Règles, lois, règlements, contrats, termes, dispositions, normes, obligations, peu importe…
Quel que soit celui qui les délivre, l’exécution ultime vient d’une entité liée à l’État ; et l’application de la loi peut être très douloureuse, impliquant la fin d’une carrière, des dommages financiers importants, de lourdes dépenses en avocats, la prison ou au moins le stress d’années à s’inquiéter de tout cela, quel que soit le résultat.
Commençons par la ligne de ressources. Fondamentalement, cela veut dire la relation entre les ressources disponibles, les coûts d’extraction et les déchets.
N’étant pas un mathématicien, j’ai tendance à chercher des exemples pratiques à proximité, et la première chose qui me vient à l’esprit est ce qu’ils appellent la Piana, une zone marécageuse ouverte, accueillant de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs, à quelques kilomètres au nord-ouest du centre de Florence, où aucun touriste n’a jamais mis les pieds.
Mais Florence doit enfouir quelque part des déchets produits par 370 000 Florentins et au moins 10 millions de touristes chaque année. Ensuite, l’aéroport n’est pas assez grand pour accueillir encore plus de touristes. Et la plus grande autoroute d’Italie doit être agrandie pour accueillir plus de voitures. Ils vont donc mettre un énorme incinérateur, un énorme nouvel aéroport et de nouvelles voies pour l’autoroute dans la Piana. Après cela, la ville n’aura plus qu’elle même à dévorer.
Mais je ne suis pas expert en matière d’environnement. Je veux seulement parler ici des ressources disponibles pour les institutions étatiques. Au moins en Italie, l’État a certainement dépassé le sommet et commence à descendre le côté sombre de la falaise de Sénèque. Les critiques du néolibéralisme soulignent à juste titre l’énorme quantité de déchets et de corruption, et combien d’argent est dépensé pour nourrir des intérêts privés de toutes sortes. Très bien, mais tout de même, tout cet argent n’est plus là. Lorsque les ressources diminuent, les coupes commencent par le bas.
Tout d’abord, un employé régulièrement rémunéré dans un petit musée prend sa retraite et il est remplacé par quelqu’un qui n’y travaille que trois jours par semaine. Ensuite, un étudiant non rémunéré y vient une fois par semaine pour « se faire la main » et finalement le musée est fermé. Cet aspect de bas en haut ressemble à ce qui se passe avec le changement climatique, où bas signifie des endroits aux frontières de l’écologie, comme le Darfour il y a quelques années, et la Syrie récemment (voir cet article prophétique de 2010 dans Le Monde diplomatique).
Ce sont les premiers endroits où nous ressentons les symptômes d’un monde en mutation. Chacun d’eux si petit, mais ils sont partout. Étant donné que les ressources continuent d’être affectées à des niveaux plus élevés – grands événements, grands aéroports, grands missiles, grands stades de football – les affaires semblent se dérouler comme d’habitude. Thomas Homer-Dixon a consacré un chapitre fascinant dans « The Upside of Down » à ce que les archéologues ont découvert sur les aqueducs romains en Provence. Ils ont détecté un peu plus d’accumulation de limon année après année, car il y avait un peu moins de nettoyage. Puis un fermier quelque part a profité du fait qu’il y avait un peu moins de contrôles pour percer un petit trou dans l’aqueduc. Et enfin, des décennies plus tard, l’ensemble du système s’est effondré.
Probablement la plupart des gens qui traitent de ces questions viennent de domaines comme la biologie ou la météorologie. Alors, peut-être qu’ils ne pensent pas tant à l’impact des institutions et des règles sur ces questions. Les règles ont été conçues pour des périodes de ressources croissantes. Et maintenant, elles se heurtent à de nouveaux problèmes découlant de la diminution des ressources. Et ce qui aurait pu être un glissement élégant vers moins de consommation va se finir en un douloureux accident de clochardisation.
Je revendique une expertise limitée mais très intense. Je vis dans le quartier Oltrarno de Florence, où la dernière communauté humaine vivante de la vieille ville doit faire face chaque jour à la gentrification, la pollution, la circulation, les prix élevés et l’invasion de millions de touristes. Rassemblant des résidents traditionnels et des artisans et de nouveaux immigrants de pays aussi différents que le Sénégal et le Royaume-Uni, nous avons transformé le dernier jardin encore disponible pour les enfants et les familles en un Commun géré par la communauté.
Les communs sont une solution possible à la diminution des ressources – une autre consiste à laisser les institutions vendre leurs actifs à des investisseurs privés. Une troisième solution, bien sûr, est toujours de s’asseoir et de se plaindre de ces ventes sans essayer l’autogestion. Une communauté locale qui gère ses propres ressources gratuitement signifie bien sûr que les choses fonctionnent mieux et coûtent moins cher aux institutions. Nous avons récemment fait économiser à la municipalité plusieurs milliers d’euros, en traquant et en bouchant une fuite dans le système d’eau qu’ils n’auraient jamais découverte sans nous.
Cependant, comme la reconnaissance publique de la mise en commun est quelque chose de nouveau en Italie, nous devons négocier notre place. Chaque jour, nous avons affaire à l’administration, aux règles et aux règlements, au plus bas niveau. C’est exactement là où les premiers et les plus importants changements ont lieu, lorsque nous commençons à glisser sur le mauvais côté de la falaise de Sénèque.
Les innombrables petits problèmes que nous rencontrons sont comme une goutte d’eau dans laquelle on peut voir le monde entier, c’est pourquoi notre histoire peut vous intéresser. Les Italiens aiment blâmer les bureaucrates et les politiciens pour tout, et ils se complaisent souvent dans l’auto-dénigrement à propos de l’incompétence et de la corruption italiennes. Bien sûr, chaque endroit est unique, mais les mêmes lois existent dans toute l’Italie ; et je soupçonne qu’elles ne sont pas si différentes de celles de la plupart des pays d’Europe, voire de la plupart des pays du monde. Le lobbying, les intérêts acquis, la corruption fleurissent à Florence comme partout, mais je n’ai pas le sentiment qu’ils sont décisifs, du moins au bas de l’échelle que nous connaissons.
Je considère que beaucoup de fonctionnaires florentins sont des amis personnels et, à leur manière, des gens courageux et intelligents, avec les meilleures intentions. Certains sont des employés de l’État, des politiciens élus, certains dans la majorité et d’autres dans l’opposition (ici, il y a peu de différence entre la gauche et la droite). Il y a quelques jours, j’ai lu qu’une enquête judiciaire avait été ouverte contre sept employés de différents niveaux du Bureau de l’environnement de la municipalité de Florence. Cette histoire très locale a beaucoup à nous dire à propos de notre temps.
Il y a 74 000 arbres à Florence, plantés au temps où la municipalité pouvait dépenser beaucoup plus généreusement. À l’époque de l’abondance, des règles exigeantes étaient imposées à chaque arbre pour éviter que ceux-ci tombent malades et tombent sur la tête des passants. Puis les cordons de la bourse se sont resserrés. Quel argent y a-t-il eu à consacrer à des questions jugées plus importantes que les arbres ? Le Bureau de l’environnement a reçu moins de fonds.
Leurs véhicules et leurs outils ont commencé à se détériorer et n’ont pas été remplacés. Certaines personnes ont pris leur retraite, de nouveaux employés n’ont pas été embauchés. Les derniers jardiniers experts ont pris leur retraite et ont été remplacés par une main-d’œuvre peu coûteuse et non qualifiée contractée auprès d’entreprises privées exclusivement sur la base du prix, dans une sorte d’enchère inversée : en 2014, une entreprise a gagné le marché en réduisant le prix de départ de 75% puis de 83%.
Le résultat inévitable a été de moins en moins de contrôle sur l’état des arbres. Un jour en 2014, une branche d’un des milliers d’arbres du plus grand parc de Florence est tombée, tuant deux personnes. Les employés du Bureau de l’environnement risquent une mise en accusation pour crime. Des règles conçues pour être appliquées en douceur pendant les périodes d’abondance les ont forcés à agir dans des conditions d’urgence.
Ils ont donc décidé à l’époque de vérifier et de consolider chaque arbre à Florence. Puis n’ayant plus les moyens de le faire, ils ont employé des travailleurs contractuels sans aucune expérience pour faire la seule chose possible : couper les branches plus ou moins au hasard, laissant d’innombrables arbres ressembler à des cure-dents usagés.
Les fonctionnaires ont pu certifier qu’ils avaient suivi les règles, donc personne n’a atterri en prison. Cependant, l’élagage, surtout s’il n’est pas effectué par des experts, peut sérieusement endommager les arbres. Au lieu d’une branche, l’arbre entier peut maintenant tomber. Chaque pièce coupée a été jetée dans des machines à déchiqueter qui hachent tout et puis crachent des résidus.
Le bois déchiqueté comprenait celui des nombreux platanes de Florence (Platanus orientalis). Aujourd’hui, Florence est considérée comme le foyer du « cancer coloré des platanes », une invasion fongique mortelle (Ceratocystis fimbriata), également très contagieuse par contact. Un don précoce de la mondialisation, soit dit en passant, depuis son arrivée en Europe dans des caisses en bois infectées après la dernière guerre.
C’est pourquoi il existe en Italie des lois très strictes sur la façon d’éliminer les déchets d’élagage, en particulier ceux venant de zones chaudes. Les machines à broyer sont certainement en dehors des clous.
Trois années se sont écoulées et, en août dernier, un gros marronnier est tombé, heureusement sans blesser personne. Les règles ont donc forcé le maire à agir à nouveau. Quelque chose comme 300 arbres ont été immédiatement abattus. Cela a conduit à de nombreuses plaintes de la part de nombreux citoyens, et enfin un magistrat a ouvert une enquête, puisque les fonctionnaires du Bureau de l’environnement étaient accusés :
- De n’avoir pas effectué tous les contrôles et la maintenance exigés par les règles
- De n’avoir pas appliqué la règle qui stipule que dans le centre historique de Florence, sous la protection de l’UNESCO, le Département des Monuments et des Beaux-Arts doit approuver la coupe de chaque arbre
- D’avoir également abattu des arbres qui auraient pu être sauvés avec un traitement beaucoup moins radical.
Ainsi, lorsque les ressources diminuent et que les règles restent inchangées, un fonctionnaire ne peut éviter les poursuites que d’une manière seulement. Il doit écrire un texte exigeant le respect d’une liste très stricte de règles, puis obliger quelqu’un d’autre à les appliquer. Il refile le bébé, et si quelque chose arrive, la liste des règles strictes avec sa signature apposée le sauvera.
Et que se passe-t-il en bout de chaine ?
Il n’y a que deux solutions dans un tel cas. La première est de pratiquer son activité illégalement. La seconde est de clore l’activité elle-même.
À Florence, beaucoup de choses sont faites illégalement tout le temps. Cela ne signifie pas qu’elles sont aussi immorales. Par exemple, couper un arbre qui semble bancal, sans attendre une permission qui arriverait trop tard, peut être (ou non) moralement justifiée, mais c’est aussi illégal que de couper un arbre sain pour son usage personnel.
Dans notre jardin, il y a un bâtiment avec une grande quantité de chaises et de tables brisées, des lampes qui ne fonctionnent pas et quelques ordinateurs vieux de vingt ans. Il y a longtemps, ils ont seulement été empilés, mais maintenant la communauté veut tout nettoyer.
Nous avons donc demandé comment nous pourrions jeter les choses.
À Florence, les citoyens peuvent demander à l’entreprise d’élimination des déchets de venir chercher des déchets encombrants gratuitement. Cependant, les entreprises et les institutions doivent payer, et la municipalité n’a pas d’argent pour cela : tous les bureaux débordent de choses inutiles dont ils n’ont pas les fonds pour se débarrasser. En effet, on nous a dit qu’un bureau de la municipalité payait des loyers à des entrepôts pour entreposer les déchets, d’autres bureaux qui n’ont pas l’argent pour payer.
Peut-être que nous pourrions simplement appeler la société d’élimination des déchets et dire que c’est la propriété personnelle de l’un d’entre nous ? Pas vraiment. Se faire prendre avec un ordinateur appartenant à l’État, c’est du vol, et à juste titre. Alors ? Eh bien, je ne vais pas vous dire comment nous avons résolu le problème.
La plupart du temps, on peut s’en tirer avec ce que j’appellerais l’illégalité légitime. Mais bien sûr, quand quelque chose va mal, la dernière personne en bout de chaine sera coincée, le bâton merdeux en main. Et tout le monde en amont aura un papier où il est stipulé comment ils se sont débarrassés du problème de la manière la plus appropriée.
C’est pourquoi, à la fin, la réponse la plus facile à la plupart des problèmes est simplement de fermer tout ce qui est responsable de la chute.
L’un des produits les plus utilisés à Florence est un ruban en plastique blanc et rouge, que tout le monde peut ignorer, mais que les fonctionnaires utilisent pour prouver qu’ils ont scellé la zone interdite, et que quoi qu’il arrive, ce n’est pas de leur faute.
Ugo Bardi
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