vendredi 9 février 2018

Les Kurdes syriens pensent qu’ils peuvent jouer un tour à Damas

Article original de Andrew Korybko, publié le 26 janvier 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Kurds PYD-YPG US training Turkey Afrin

Les Kurdes syriens exploitent le fort sentiment patriotique à Damas pour provoquer les Syriens autour d’un dilemme : entrer en confrontation avec Ankara ou risquer d’être victimes d’accusations calomnieuses selon lesquelles il les aurait « vendus » aux Turcs. Toute cette manipulation est menée dans la grande intention stratégique d’inciter Moscou à intervenir diplomatiquement pour sauvegarder les rêves de « décentralisation » voulue par les YPD dans la région et de faire avancer discrètement la vision américano-israélienne d’un corridor kurde vers la mer.

 


Operation Olive Branch Afrin
Opération Rameau d’olivier à Afrin

Un plaidoyer pour être aidés

Une information a récemment révélé que les Kurdes syriens à Afrin ont demandé à l’Armée arabe syrienne (ASA) d’intervenir de toute urgence dans leur région du nord-ouest afin de stopper l’avance militaire de la Turquie et de ses proxys de l’ASL, Sputnik déclarant que la position officielle des PYD-YPG inclut l’appel suivant :
« Nous appelons l’État syrien à s’acquitter de ses obligations souveraines envers Afrin et à protéger ses frontières avec la Turquie contre les attaques de l’occupant turc (…) et à déployer les forces armées syriennes pour sécuriser les frontières de la région d’Afrin. »
RT a traduit un autre passage clé des Kurdes « recherchant la fédéralisation » qui ont beaucoup parlé autour de leurs références « patriotiques » contre un prétendu complot turc visant à saper « l’intégrité territoriale » de la Syrie :
« Nous réaffirmons que la région d’Afrin est une partie intégrante de la Syrie et que nos forces sont les unités de protection du peuple » écrivent-ils dans un communiqué, affirmant que l’opération militaire turque à Afrin menace l’intégrité territoriale de la Syrie ainsi que la sécurité et la vie des civils.
La réponse prima facie d’un observateur occasionnel pourrait être de sympathiser avec les Kurdes syriens qui semblent apparemment avoir appris leur leçon et incarnent maintenant la vertu signalant leur engagement en faveur de l’unité nationale. Mais une telle réaction serait naïve pour différentes raisons.

Démystifier le récit kurde

Premièrement, le groupe PYD-YPG néo-marxiste n’a jamais eu l’intention de se séparer formellement de la Syrie mais s’est plutôt efforcé d’opérer un changement de régime « pour fédéraliser » le pays, comme l’exprimait ouvertement son manifeste haineux de 2015.

Malgré la fausse propagande des médias alternatifs, la Turquie ne veut « annexer » aucun territoire syrien mais souhaite établir une sphère d’influence en remplaçant les YPG par des groupes pro-Ankara et en formalisant ses intérêts via un prochaine « décentralisation ».
Par conséquent, ni les Kurdes syriens ni les Turcs ne menacent officiellement l’intégrité territoriale du pays, mais on peut affirmer que leur objectif commun de « décentralisation » de l’État pourrait facilement conduire la Syrie sur la voie « identitaire » et d’une « bosnification » avec un damier de mini-États quasi-indépendants.

Il est ironique alors que les Turcs et les Kurdes s’accusent mutuellement de mettre en péril l’intégrité territoriale de la Syrie alors qu’ils poursuivent essentiellement les mêmes fins pour des raisons stratégiques complètement différentes. En toute objectivité, la création d’un « Kurdistan » de facto dans le Nord de la Syrie est beaucoup plus un facteur de déstabilisation régionale que n’importe quelle « solution » locale que les Turcs ont en tête pour leurs mandataires.

Un autre facteur à garder à l’esprit est que les Kurdes du PYD-YPG sont des alliés américains et israéliens très proches alors que la Turquie dérive progressivement vers l’ordre mondial multipolaire depuis le coup d’État pro-américain contre le président Erdogan. Aussi les lignes du « projet de Constitution » écrit en russe sont inévitables (peut-être même après le prochain « Congrès du dialogue national syrien » à Sotchi), alors il est « préférable » qu’il soit dirigé par les Turcs plutôt que par les Kurdes.

Le dilemme de Damas

Les Kurdes syriens comprennent très bien la dynamique du pouvoir en jeu, ainsi que le « secret de polichinelle » selon lequel c’est probablement la complicité passive de Damas via les efforts de médiation de Moscou qui a permis à Ankara de commencer son opération à Afrin. Ils cherchent donc sournoisement à exploiter ce fait et la contradiction « politiquement peu commode » − qui ressort des déclarations « patriotiques » publiques de leur gouvernement ainsi que des transactions « pragmatiques » privées − pour exercer des pressions sur le président Assad afin qu’il « se lève » face à son homologue turc ou prenne le risque d’être « discrédité ».

Pour approfondir cette réflexion, les Syriens de toutes les ethnies et confessions sont parmi les gens les plus sincèrement patriotiques sur la terre en raison de l’attachement profond qu’ils ressentent collectivement pour leur civilisation millénaire, et pourtant Damas a été obligé de « faire des compromis » maintes et maintes fois face à des difficultés écrasantes telles que celles qui se présentaient devant elle à l’aube de l’intervention turque dont on peut spéculer qu’elle a été facilitée par les Russes.

En demandant ouvertement à l’AAS de les « sauver » les Kurdes syriens espèrent plonger Damas dans le bain en imposant un dilemme. Si l’armée se précipite vers leur « sauvetage » alors elle risque de briser le « gentleman’s agreement » qu’elle a passé avec Moscou et Ankara tout en reconnaissant fonctionnellement le PYD-YPG comme une force « patriotique » digne d’un siège aux conférences d’Astana et de Sotchi. Mais si elle refuse de le faire, elle risque des accusations, par une propagande de guerre, d’avoir « vendu » les seuls Syriens combattant les Turcs pour plaire à Ankara à l’instigation de Moscou.

Ce dilemme exerce une énorme pression sur le président Assad car il pourrait provoquer un résultat perdant/perdant à moins que lui et son gouvernement ne fassent extrêmement attention, mais des deux options possibles, la pire serait d’ordonner à l’AAS d’aider les Kurdes syriens.

Ne rien faire et permettre au président Erdogan d’écraser les « fédéralistes » pourrait conduire à une réaction prévisible sous forme de propagande de guerre, mais elle sera néanmoins considérablement atténuée parce qu’Ankara pourrait commander à ses mandataires et leurs soutiens internationaux (en particulier le populaire média Al Jazeera détenu par ses alliés du Qatar) de minimiser les accusations des Kurdes syriens contre le président Assad et peut-être même créer un contre-récit efficace qui expose davantage le PYD-YPG comme des pions américano-israéliens autour de leur rôle dans cette guerre.

D’un autre côté, mis à part le dangereux scénario de guerre d’État à État qui pourrait soudainement se produire si l’AAS commençait à se heurter aux Turcs pour défendre les Kurdes syriens, l’éventualité la plus probable serait que la Russie soit obligée d’intervenir diplomatiquement entre ses deux alliés nationaux au profit de ses présumés alliés non-étatiques en transformant Afrin en « protectorat » militaire de Moscou et en faisant ainsi progresser la « solution » décentralisée du PYD-YPG.

Le scénario suicidaire

De manière prévisible, en ayant provoqué une frénésie de patriotisme syrien après avoir poussé l’AAS à se confronter aux Turcs en leur faveur et ayant ainsi déclenché une réponse diplomatique russe décisive en leur faveur, les rusés Kurdes syriens seraient alors dans une position idéale pour exploiter le rêve ancien du pays de libérer l’ancienne province syrienne d’Iskenderun sous contrôle turc comme province de Hatay depuis 1939.

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Les Kurdes syriens sont loin d’être de véritables patriotes syriens car tout ce qui les intéresse est le néo-marxisme, la « fédéralisation » et le « Kurdistan » mais ils pourraient en venir à croire que c’est le moment idéal pour promouvoir leurs trois idéologies interdépendantes s’ils pouvaient en profiter pour appuyer militairement ce rêve « patriotique » autour des revendications de Damas sur Iskenderun/Hatay afin de profiter de l’AAS comme d’une « patte de chat » pour creuser leur couloir tant espéré vers la mer.

L’AAS est incapable de conquérir Iskenderun/Hatay puisqu’elle ne peut même pas libérer l’intégralité de ses frontières internationalement reconnues de l’occupation kurde du nord-est du pays, riche en énergie et en terres agricoles, sans parler de forcer le retrait des 10 bases américaines qui y sont implantées. Il n’y a donc aucun moyen pour qu’elle puisse engager les forces armées turques sur le « territoire » montagneux de son adversaire et démanteler les instruments de son État.
Non seulement cela, mais la Russie et le reste du monde considéreraient qu’il s’agit d’une « guerre d’agression » similaire à celle de Saddam en 1991 qui avait envahi les frontières internationalement reconnues de la Turquie malgré la légitimité discutable des revendications historiques du parti offensif. Moscou serait chargé par le Conseil de sécurité de mettre immédiatement un terme à l’opération de Damas.

En tout cas, on peut fortement douter que l’AAS se laisse tromper par les Kurdes pour tomber dans ce scénario suicidaire, mais eux et même la Russie pourraient ne pas être en mesure d’arrêter complètement des « volontaires » enhardis – qu’ils soient kurdes, « social-nationalistes » arabes ou autres − d’attaquer Iskenderun/Hatay depuis leur « refuge » d’Afrin. Cela pourrait déclencher à lui seul une réponse militaire turque transfrontalière ou même une réponse interne problématique entre l’AAS et la Russie et les ressortissants syriens auteurs de ces raids.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi l’AAS doit examiner soigneusement les avantages et les inconvénients à se précipiter pour porter assistance au PYD-YPG après leur appel à l’aide fortement médiatisé, car céder à la réaction instinctive du « patriotisme » n’équivaudrait à rien de plus que de voir Damas se faire rouler dans la farine par les Kurdes syriens, mettant ainsi en péril tous les gains durement gagnés au cours des sept dernières années et jetant par inadvertance les bases stratégiques d’un couloir kurde américano-israélien vers la mer.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie « Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime » (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

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