Article original de Dmitry Orlov, publié le 15 août 2019 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Au cours des dernières semaines, deux tentatives de révolution de couleur se sont déroulées en parallèle, l’une à Moscou et l’autre à Hong Kong. Alors qu’un observateur occasionnel pourrait penser que le lien entre les deux est, au mieux, ténu, un examen plus attentif révèle que la méthodologie est exactement la même que celle qui avait été utilisée avec succès lors des divers exercices de changement de régime par le passé – plus d’une fois dans le cas de l’Ukraine – mais récemment beaucoup ont fait long feux.
En particulier, une de ces révolutions avait déjà échoué de manière assez décisive en Russie. Comme je l’ai écrit dans mon livre Shrinking the Technosphere, « La Révolution du ruban blanc au square Bolótnaya (« Marais ») à Moscou le 6 mai 2012, juste avant la réélection de Poutine comme président, n’a mené nulle part ; dans ce cas, les changeurs de régime ont été contre-productif, l’objet était plus gros que ce que les gens pouvaient avaler, et leurs agents locaux dans l' »opposition » sont maintenant parmi les personnes les plus méprisées de toute la Russie ». Et elle avait déjà échoué de manière assez décisive à Hong Kong lors de la « Révolution des parapluies » de 2014 ; après 75 jours de protestation, elle a fléchi et l’ordre public a été restauré.
J’étais prêt à déclarer le Syndicat de la Révolution Colorée presque mort en 2016, quand ce livre est sorti ; je suis maintenant prêt à confirmer qu’il est aussi mort qu’un clou de porte. Alors, pourquoi ses membres frémissent-ils encore ? Peut-être ne sait-il pas qu’il est mort ? Il semble que les organisations mortes, en particulier celles qui sont bien financées, sont a peine différentes des mille-pattes ou des poulets sans tête partiellement écrasés, par exemple : elles peuvent volontairement exclure toute reconnaissance de leur disparition prématurée et persister dans un état zombie. C’est ainsi que la CIA, le Département d’État américain, l’USAID, diverses ONG occidentales [dont la NED, NdT] et les médias occidentaux s’appuient tous sur des mouvements hautement coordonnés qui tentent de fomenter la révolte, de saper l’autorité légitime et d’installer un gouvernement fantoche, suivant le guide officiel de la Révolution Colorée, qui a été élaboré avec minutie dans tous ses détails. Dommage, leur méthodologie ne fonctionne plus !
La solution de repli consiste donc à simplement prétendre que la méthodologie fonctionne toujours. Au lieu d’essayer de produire des « faits sur le terrain » (cette expression terriblement usée ; comme si les faits pertinents pouvaient également léviter par eux-même ou creuser un tunnel à travers une montagne), le mouvement de protestation supposé devient une séance photo mise en scène. La journaliste canadienne Eva Bartlett (qui avait précédemment rendu compte de la situation réelle en Syrie et à Gaza, contournant les embargos des médias occidentaux) a assisté en fin de semaine dernière à la « manifestation/concert public/enfin quelque chose » sur la perspective Sakharov à Moscou, et a rapporté que la foule, 20 000 personnes environ (peu nombreuse selon les normes de Moscou) était léthargique et apathique. Quelques petits groupes de personnes sont montés en tribune quelques minutes scandant des slogans de protestation génériques, les uns derrière les autres, pour les caméras, puis sont redescendus se mêler à la foule.
Cette fois-ci, la protestation, la manifestation, le rassemblement ou le concert – peu importe le nom qu’on lui donne – ont été approuvés par le gouvernement de la ville, de sorte que personne n’a été arrêté et qu’il n’y a eu aucune violence. Mais les deux fois précédentes, il y a deux ou trois week-ends, les foules se sont rassemblées là où elles n’étaient pas censées le faire et, dans chaque cas, un millier de personnes environ ont été arrêtées. La plupart d’entre elles ont été condamnées à une amende (leur transgression étant d’ordre administratif plutôt que pénal) et relâchées tandis que celles qui jetaient des morceaux d’asphalte ou des poubelles sur la police ont été arrêtées et traduites en justice comme des criminels. Selon les normes moscovites, les foules étaient même plus petites que le week-end dernier et avaient diminué de moitié d’un week-end sur l’autre.
Il convient de souligner que la manifestation de Moscou était inutile. Une femme du nom de Lyubov Sobol, largement détestée et plutôt désagréable, associée à Alexei Navalny, un élément clé d’une ONG occidentale (qui, selon les médias occidentaux, est une figure importante de l’opposition russe), plus quelques autres figures tout aussi obscures, ont pétitionné pour qu’elle soit élue lors des prochaines élections au conseil municipal de Moscou. Ils n’ont pas réussi à recueillir suffisamment de signatures et se sont donc tournés vers la falsification de signatures. Cela a été découvert et leurs pétitions ont été rejetées. Ils n’ont pas aimé cette décision, et ils ont donc organisé des manifestations. Mais au lieu de tenir des manifestations là où elles étaient autorisées (la perspective Sakharov, encore une fois), ils se sont mis à bloquer la circulation et à attaquer la police.
Il convient également de souligner que la moitié des personnes détenues, apparemment pour avoir protesté contre les élections municipales de Moscou, n’étaient pas originaires de Moscou et qu’un grand nombre d’entre elles n’étaient pas russes. Il reste à déterminer combien d’entre eux ont été payés pour être là, et le prix de leur présence. Il est intéressant de noter qu’Alexei Navalny fait actuellement l’objet d’une enquête pour blanchiment d’un milliard de roubles de fonds obtenus illégalement. Apparemment, ses bénévoles (dont beaucoup étaient mineurs et trop jeunes pour être tenus criminellement responsables, et d’un âge où les garçons et les filles peuvent être séduits par la simple offre de faire quelque chose de vaguement illégal, agité et rebelle) déposaient de petites quantités d’argent liquide dans des distributeurs automatiques afin de faire passer son trésor pour le résultat de nombreux dons individuels. Il était également curieux de voir comment Sobol, chaque fois qu’elle était détenue, se rappelait soudainement qu’elle avait une jeune fille à la maison et demandait à être libérée. L’utilisation par d’autres organisateurs d’enfants dans des poussettes et de personnes âgées et handicapées comme boucliers humains a également été notée, enregistrée à la caméra et fait l’objet d’un suivi par les autorités.
On peut donc dire sans risque de se tromper que les protestations moscovites ont fléchi. Les » importants personnages de l’opposition russe « selon l’Occident, qui bénéficient d’un soutien coûteux et sont chouchoutés, se sont révélés à la fois impuissants et plutôt peu recommandables. Les efforts pour faire paraître la police de Moscou brutale et violente ont également échoué : la police s’est montrée scrupuleuse dans le respect de la loi, polie et plutôt douce, surtout si on la compare aux tactiques brutales de la police dans des endroits comme la France et les États-Unis. Aucun canon à eau ou gaz lacrymogène n’a été utilisé ; il n’y a eu aucune victime et aucun traumatisme important n’a été signalé.
Contrairement à Moscou, les manifestations à Hong Kong semblent se poursuivre et de nombreux rapports indiquent qu’elles deviennent de plus en plus violentes. Comme à Moscou, leur raisonnement est absurde : ils ont commencé par protester contre une nouvelle loi d’extradition, par laquelle Hong Kong ne serait plus un sanctuaire pour ceux qui ont commis des crimes sur le continent. La loi a donc été rapidement reportée, puis retirée, mais les protestations ont continué et se sont intensifiées.
On peut affirmer que Hong Kong est beaucoup plus vulnérable que Moscou. Moscou est un monolithe super-ethnos russe : sur ses 12 millions d’habitants, 91,6% sont russes, 1,4% ukrainiens (la grande majorité d’entre eux parlent russe et sont donc effectivement russes), 1,4% tatars (un groupe ethnique distinct mais très bien intégré) et 1% arméniens (étant aussi pour la plupart de langue maternelle russe). Parmi eux, les « leaders de l’opposition » si appréciés des gouvernements et des médias occidentaux n’ont jamais dépassé 1%, mais certains parmi les plus célèbres ont développé une mauvaise image beaucoup plus forte. Quelques milliers d’enfants qui s’efforcent de se faire arrêter pour pouvoir prendre quelques selfies pendant leur détention et être relâchés une fois que leurs parents auront payé l’amende ne changeront rien à cette situation.
Par ailleurs, la population de Hong Kong parlant cantonais est inférieure au ¾, et il a été observé dans de nombreuses régions du monde que les sociétés ont tendance à devenir instables lorsque le pourcentage du super-ethnos tombe en dessous de 75%. De manière très significative, les super-ethnos de la Chine dans son ensemble – les mandarinophones – sont à peine représentés à Hong Kong, ce qui éloigne encore ce territoire de la Chine continentale. Enfin, sa longue histoire de colonie britannique a fait de Hong Kong une chimère sino-britannique – comme la mythique chèvre à tête de lion et à queue de serpent – et les sociétés chimériques ont tendance à se détruire spontanément lorsque leurs contradictions internes deviennent intolérables.
Hong Kong a aussi un problème de loyauté partagée. La guerre commerciale autodestructrice de Donald Trump contre la Chine (et contre le reste du monde) a renforcé dans l’imagination du public chinois l’impression que les États-Unis sont l’ennemi numéro un. Dans ce contexte, les images de manifestants de Hong Kong agitant des drapeaux coloniaux britanniques et américains envoient exactement le mauvais message, à savoir que Hong Kong est déloyale et que l’on doit s’en occuper. La Chine a une méthodologie éprouvée pour faire face à la déloyauté. Appelez ça la méthode du référendum de Tian’anmen. Si votre façon de penser est jugée erronée, on vous dit ce que vous devez penser. Si vous refusez, on vous rappelle et on vous apprend patiemment quoi penser. Si vous refusez toujours, on vous tire dessus.
Je me demande combien de ces jeunes manifestants de Hong Kong comprennent à quoi ressemblera leur avenir. (Les jeunes ont souvent une mauvaise maîtrise de leurs impulsions, sont facilement influençables et, n’ayant pas une bonne compréhension des causes et des effets, sont souvent incapables d’imaginer les conséquences de leurs actes). Il semble que le gouvernement chinois laisse les événements suivre leur cours, pour l’instant. C’est ce qu’on appelle la phase « mark » d’un algorithme « mark and sweep ou ramasse-miette« . Une fois que tous les manifestants auront été dûment marqués (il y a maintenant des caméras partout, surtout dans une ville surpeuplée comme Hong Kong, et les logiciels de reconnaissance faciale sont assez efficaces), leur score social sera réduit à zéro, ce qui signifie qu’ils ne monteront jamais dans un avion ou un train, n’occuperont jamais un poste de responsabilité ou d’autorité et ne pourront espérer qu’une vie de paresse (si ils sont riches) ou de travail en bas de l’échelle (si ils sont pauvres).
Comme d’autres techniques américaines de changement de régime, qu’elles soient militaires ou financières, la méthodologie de la Révolution Colorée n’est plus en mesure de produire les résultats escomptés, c’est à dire le renversement de l’autorité légitime et l’installation d’un gouvernement fantoche. Mais, tout comme les autres techniques, elle est encore capable de faire des victimes. À ce jour, l’establishment de Washington a complètement perdu la main, tant sur le plan national qu’international. Les guerres commerciales ont été perdues ; les guerres de sanctions sont devenues des objets tournés en ridicule ; les menaces d’escalade militaire se sont révélées creuses. Tout le système financier américain est un homme mort qui marche encore. Que peuvent donc espérer les Washingtoniens ? Eh bien, ils peuvent toujours utiliser la méthodologie de la Révolution Colorée pour fomenter une révolte futile et inutile et, ce faisant, ruiner de nombreuses jeunes vies.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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