samedi 21 novembre 2020

L’Amérique en novembre 2020

Article original de Peter Turchin, publié le 1er novembre 2020 sur le site Peter Turchin
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Une vue structurelle-démographique depuis Alpha du Centaure

 

Comme les lecteurs de ce blog le savent, les théoriciens de la démographie structurelle distinguent deux causes de révolutions et de guerres civiles : les tendances structurelles, qui se construisent lentement et sont assez prévisibles, et les événements déclencheurs, beaucoup moins prévisibles, voire imprévisibles. Dans cette optique, une révolution est comme un tremblement de terre ou un incendie de forêt. Comme l’a écrit Mao, « une seule étincelle peut déclencher un feu de prairie ». Un feu a besoin de matériel végétal mort, qui s’accumule progressivement au fur et à mesure que les plantes meurent et tombent. Mais ce dont il a besoin pour démarrer, c’est d’une étincelle – quelqu’un qui jette une allumette négligente, ou un éclair venant du ciel.

Les tendances structurelles qui sapent la résilience sociale aux États-Unis s’accumulent depuis des décennies. C’est devenu évident pour moi il y a dix ans (voir mes prévisions pour 2010) et c’est devenu évident pour la plupart des gens au cours des dernières années. Ces forces structurelles sont les suivantes : une paupérisation croissante de la population – baisse des revenus, diminution de l’espérance de vie, pessimisme et désespoir social croissants – une surproduction des élites et des conflits intra-élites, et un État défaillant – dette publique croissante et effondrement de la confiance dans les institutions publiques. La pandémie de Covid-19 a mis encore plus de pression sur le système, en particulier en exacerbant la paupérisation.

Ce qui est quelque peu inhabituel, c’est que l’événement déclencheur pour les États-Unis en 2020 est également très prévisible. Tous les quatre ans, l’Amérique élit son président. Même dans des circonstances « normales », la transition d’un dirigeant met le système sous pression, mais lorsqu’elle se produit dans des conditions de grande fragilité sociale, elle peut lui porter un coup fatal. La dernière fois que cela s’est produit, c’était en 1860. Le résultat a été la guerre civile américaine et ce que de nombreux historiens appellent la « deuxième révolution américaine », car elle a bouleversé l’ordre social précédent, dominé par les planteurs esclavagistes du Sud en alliance avec les marchands du Nord qui expédiaient leurs produits à l’étranger. Cette classe dominante a été remplacée par la nouvelle classe dirigeante, les élites manufacturières, minières, ferroviaires et agroalimentaires du Nord. La principale ligne de faille se situait alors entre le Sud esclavagiste et le Nord exploitant le salariat pauvre.

Aujourd’hui, la ligne de faille se situe entre ce que l’on pourrait appeler les Amériques rouge (Républicains) et bleue (Démocrates). Les Américains bleus détestent et craignent Trump et tout ce qu’il représente. Les Américains rouges détestent et craignent ce que Biden représente. Les deux camps sont unis non pas parce qu’ils aiment particulièrement leur candidat, mais par leur aversion pour le parti adverse. Cette confrontation comporte un aspect géographique, les côtes contre le centre, mais n’est pas aussi tranchée qu’en 1860. De plus, les partis rouge et bleu coïncident imparfaitement avec les Républicains et les Démocrates, car de nombreux électeurs d’Obama sont passés à Trump en 2016, tandis que de nombreux politiciens républicains ont soutenu Biden. La division dépasse ces questions.

Pour rappel, mon analyse dans ce blog, et ailleurs, est toujours non partisane et aussi impartiale que possible. Laissez-moi donc essayer de résumer ce que chaque partie ressent, comme si j’étais un observateur depuis Alpha du Centaure.

Les Américains bleus ne peuvent pas supporter de penser à quatre années supplémentaires de Trump, à sa désacralisation des valeurs qui ont fait de l’Amérique un phare pour le monde, à ses brimades et à ses mensonges, à son affaiblissement des normes et des institutions qui font fonctionner l’Amérique, à son mépris pour les alliés européens et à ses courbettes devant les dictateurs étrangers. Ils craignent que Trump n’utilise de fausses allégations de fraude électorale et de troubles sociaux post-électoraux pour organiser un coup d’État militaire, dans lequel il s’érigerait en dictateur, et abolirait la presse libre et la démocratie américaine.

Les Américains rouges craignent une administration Biden qui ouvrira les frontières à une immigration massive, encouragera le pillage et la destruction de biens par les BLM et les émeutiers Antifa, leur retirera leurs armes, augmentera leurs impôts et mettra fin à l’industrie pétrolière et gazière en Amérique. Beaucoup voient en Biden la figure de proue sénile de la cabale globaliste de Wall Street, de la Silicon Valley et des prédateurs sexuels d’enfants qui incluent des Démocrates éminents, les élites de Hollywood et des alliés de l’État profond, dont le but est d’établir une « dictature libérale » non élue qui abolirait la liberté d’expression et la démocratie américaine.

Chaque partie voit le monde en termes manichéens et approuve de plus en plus la violence comme moyen nécessaire pour empêcher l’autre partie de rester ou d’arriver au pouvoir. En conséquence, nous nous trouvons dans un état extrêmement fragile, que l’on appelle en termes techniques une situation révolutionnaire.

Que se passera-t-il le 3 novembre ? Une possibilité est qu’un camp gagne par un coup de force et que l’autre l’accepte. C’est ce que les généraux espèrent ardemment. Cela permettrait d’éviter une guerre civile, au moins pour un temps. Le problème est qu’aucun des deux camps n’a montré la moindre volonté ou compréhension pour résoudre les problèmes structurels qui ont engendré la situation révolutionnaire actuelle. Et il faut des années pour inverser les tendances démographiques structurelles négatives, même une fois que les réformes nécessaires sont mises en œuvre. Nous nous contenterons donc de repousser le problème à 2024.

De plus, une victoire nette des deux côtés, bien que possible, ne semble pas très probable. Soyons réalistes, nous vivons dans un monde « post-vérité ». La différence entre les partis rouge et bleu est frappante, non seulement dans leurs visions de la direction que doit prendre l’Amérique, mais aussi dans leur désaccord total sur ce qui est vrai ou faux. Chaque parti croit que l’autre a menti et supprime des informations. Les sondages des grands médias, qui ont pris le parti de Biden de manière décisive, suggèrent que Biden est en tête devant la liste Trump de 10 points ou plus. Le parti bleu est convaincu qu’il est en train de gagner. Mais si vous lisez les médias et les médias sociaux alignés sur le parti rouge, ils sont tout aussi convaincus que ce sont eux qui vont gagner. A la date des élections et les jours suivants, pendant le processus désordonné de comptage des bulletins de vote et de contestation des résultats, état par état, par les équipes d’avocats de chaque côté, je ne vois pas bien comment l’un ou l’autre parti pourrait être convaincu d’avoir perdu les élections.

Que va-t-il se passer en novembre et dans les mois à venir ? En termes de systèmes dynamiques, nous sommes sur le point d’avoir un exposant de Liapounov très positif. En langage usuel, cela signifie qu’à moins d’une victoire nette, nous nous retrouverons dans une situation où les trajectoires possibles commenceront à diverger considérablement. Toutes sortes de résultats deviennent possibles, même ceux qui semblent farfelus à l’heure actuelle, comme la Seconde Guerre civile américaine.

De nombreux spécialistes des sciences sociales, qui étudient les guerres civiles et les révolutions, ne croient pas qu’une guerre civile soit probable ici. Ils examinent la vague de violence actuelle et ne voient pas comment elle pourrait dégénérer en guerre civile. Les États-Unis disposent d’une force de police forte et bien armée qui peut facilement réprimer toute insurrection populaire. Mais ce point de vue passe à côté d’un point important : les révolutions réussies résultent rarement de la révolte des masses. Le facteur le plus important, ce sont les divisions au sommet, avec des élites dissidentes qui mobilisent les masses pour faire avancer leurs programmes politiques.

En utilisant le passé comme guide pour l’avenir, je peux penser à un certain nombre de trajectoires possibles après le 3 novembre. Elles sont toutes très spéculatives, et certaines peuvent sembler farfelues, mais d’autres ont également été des jeux de guerre dans divers scénarios post-électoraux.

Dans un cas, les manifestations contre Trump deviennent violentes. Il utilise l’armée pour les réprimer, puis s’érige en dictateur, c’est ce que craint le parti Démocrate. Dans un autre, Trump est arrêté par le FBI et il est jugé. Dans l’autre sens c’est Biden qui est jugé et condamné pour corruption.

D’autres possibilités incluent une rébellion régionale, par exemple la côte ouest annonce l’indépendance et les gouverneurs des États utilisent la Garde nationale pour se définir contre l’administration Trump à Washington. Ou bien le Sud profond annonce l’indépendance contre l’administration Biden à Washington.

Un groupe de colonels s’empare du pouvoir et établit une junte, celle-ci semble la moins probable car la norme sociale selon laquelle l’armée ne doit pas s’immiscer dans la politique est l’une des rares à ne pas encore avoir été démantelée.

Comme nous vivons apparemment dans un roman dystopique, je peux aussi imaginer une trajectoire dans laquelle Trump est assassiné par un tireur isolé, qui est ensuite tué, et la personne qui a tué l’assassin de Trump se suicide en se tirant quatre balles dans la tête, puis saute par la fenêtre du vingtième étage.

La seule façon dont la violence de la rue pourrait directement dégénérer en révolution est que des foules révolutionnaires entrent par effraction à la Maison Blanche et déposent Trump. Mais même cette trajectoire nécessite une collaboration du sommet, la police et l’armée se tenant à l’écart pour permettre que cela se produise.

Je suis sûr que vous pouvez penser à d’autres trajectoires possibles. Le point principal est que le fait de toucher un point critique crée un éventail de trajectoires possibles, dont beaucoup ne pouvaient même pas être imaginées à l’avance.

Une dernière réflexion est que le moment où de telles possibilités se présentent est totalement imprévisible. L’effondrement social peut se produire en quelques jours, mais les comparaisons historiques suggèrent que cela prend généralement plusieurs mois. Par exemple, Lincoln a été élu le 6 novembre 1860, mais la première vraie bataille de la guerre civile a eu lieu en juillet 1861.

Et ceci conclut mon analyse depuis Alpha du Centaure.

Peter Turchin

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