samedi 4 mai 2019

L’Italie devient pauvre

Article original de Ugo Bardi , publié le 21 Avril 2019 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Les effets du crépuscule de l’ère du pétrole

Le salon de la maison que mes parents ont construite en 1965. Une maison de banlieue de style américain, un véritable manoir dans les collines. J’y ai vécu pendant plus de 50 ans, mais maintenant je dois l’abandonner : Je ne peux plus me le permettre.
Permettez-moi de commencer par un avertissement : je ne suis pas pauvre. En tant que fonctionnaire de la classe moyenne en Italie, je suis probablement plus riche que 90% des habitants de cette planète. Mais la richesse et la pauvreté sont principalement des perceptions relatives et le sentiment que j’ai est que je m’appauvris chaque année, tout comme la majorité des Italiens de nos jours.



Je sais que les différents indices économiques disent que nous ne nous appauvrissons pas et que, dans le monde entier, le PIB continue de croître et même en Italie, il a recommencé à croître après une période de déclin. Mais il doit y avoir quelque chose qui ne va pas avec ces indices parce que nous nous appauvrissons de plus en plus. C’est indubitable, qu’il s’agisse du PIB ou non. Pour expliquer cela, laissez-moi vous raconter l’histoire de la maison que mon père et ma mère ont construite dans les années 1960 et comment je suis maintenant forcé de la quitter parce que je ne peux plus me permettre de payer les charges.

Dans les années 1950 et 1960, l’Italie traversait ce qu’on appelait à l’époque le « miracle économique ». Après le désastre de la guerre, l’ère du pétrole bon marché avait créé une économie en plein essor partout dans le monde. En Italie, les gens jouissaient d’une richesse qui n’avait jamais été vue ou même imaginée auparavant, voitures privées, soins de santé pour tous, vacances au bord de la mer, la possibilité réelle pour la plupart des Italiens de posséder une maison, et plus encore.

Mon père et ma mère étaient tous les deux professeurs au lycée. Ils pouvaient compléter leur salaire par leur travail d’architecte et par des cours particuliers, mais ils n’étaient certainement pas des gens riches, plutôt typiques de la classe moyenne. Néanmoins, dans les années 1960, ils ont pu se permettre de construire la maison de leurs rêves. Grande, une vraie maison de maître, elle fait plus de 300 mètres carrés, avec un grand salon, des terrasses, un patio, et un grand jardin. Il y avait aussi de nombreux détails fantaisistes : des fenêtres en bois de haute qualité, des cadres de porte en fer forgé à la main, un système d’interphone pour la maison (très rare à l’époque), et plus encore. C’était dans un espace vert, sur les collines près de Florence : une pure maison de banlieue à l’américaine.

Mes parents ont vécu dans cette maison pendant une cinquantaine d’années et ils y ont tous les deux vieilli et y sont morts. Puis, j’en ai hérité en 2014. Comme vous pouvez l’imaginer, une maison qui avait été habitée pendant quelques années par des personnes âgées ayant des problèmes de santé n’était pas dans les meilleures conditions et j’avais de grandes idées pour la restaurer et l’améliorer. Avec ma femme, c’est exactement ce que nous avons commencé à faire : reconstruire le patio, rénover la serre, restaurer le salon, réparer le toit, et plus encore. Mais, après quelques années, on s’est regardé dans les yeux et on s’est dit : « Ça ne marchera jamais. »

Nous avions dépensé assez d’argent pour faire une brèche importante dans nos finances, mais l’effet était à peine visible : la maison était tout simplement trop grande. À cela, il faut ajouter le coût du chauffage et de la climatisation d’un espace aussi vaste : dans les années 1960, il n’y avait pas besoin de climatisation à Florence, aujourd’hui il est vital de l’avoir. De plus, le coût du transport est prohibitif. Dans une banlieue à l’américaine, il faut compter sur la voiture particulière et, dans les années 1960, cela semblait normal. Mais plus maintenant : les voitures sont devenues terriblement chères, les embouteillages sont partout, un désastre. Ah….. et j’ai oublié les impôts : cela aussi devient rapidement un fardeau impossible.

Nous avons donc décidé de vendre la maison. Nous avons découvert que la valeur de ces manoirs de banlieue avait chuté considérablement au cours des dernières années, mais qu’il était encore possible de trouver des acheteurs. Donc, nous sommes en train de faire nos valises. Nous prévoyons de quitter l’ancienne maison dans les semaines à venir pour emménager dans un appartement beaucoup plus petit au centre-ville où, entre autres choses, nous devrions pouvoir abandonner le concept obsolète de posséder une voiture. Ce n’est pas un manoir, mais c’est un bel appartement, pas si petit et il y a même un jardin. Comme je l’ai dit, la richesse et la misère sont surtout des termes relatifs : nous vivons certainement un certain degré de « décroissance », mais il est bon de pouvoir se débarrasser de beaucoup de choses inutiles qui s’accumulent au fil des décennies de vie dans la même maison. C’est un peu une catharsis, ça fait du bien à l’esprit. (et c’est aussi beaucoup de travail avec les boîtes en carton).

Ce qui est le plus impressionnant, c’est la façon dont les choses ont changé en 50 ans. Théoriquement, en tant que professeur d’université, mon salaire est plus élevé que celui de mes parents, qui étaient tous deux professeurs dans le secondaire. Ma femme aussi a un salaire assez décent. Mais nous n’aurions même pas pu rêver de construire ou d’acheter le genre de maison dont j’ai hérité de mes parents. Quelque chose a changé et le changement est profond dans le tissu même de la société italienne. Et le changement a un nom : c’est le crépuscule de l’ère du pétrole. La richesse et l’énergie sont les deux faces de la même médaille : avec moins d’énergie nette disponible, ce que les Italiens pouvaient se permettre il y a 50 ans, ils ne le peuvent plus.

Mais dire que l’épuisement est à la base de nos problèmes est politiquement incorrect et indicible dans le débat public. Ainsi, la plupart des Italiens ne comprennent pas les raisons de ce qui se passe. Ils perçoivent seulement que leur vie devient de plus en plus difficile, malgré ce qu’on leur dit à la télévision. Leur réaction est de s’en prendre à qui ou quoi que ce soit qu’ils pensent être la cause de leur déclin économique : Europe ; Angela Merkel ; les politiciens ; les immigrés ; les gitans, les étrangers en général. L’Italie est en train de devenir rapidement un pays où il fait mauvais vivre : racisme ; haine ; fascisme ;  pauvreté, les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. C’est tout à fait normal. Cela s’est déjà produit, les choses iront mieux un jour, cela passera un jour, mais je crains que ce ne soit pas pour bientôt.



C’est aussi impressionnant de penser que je retourne dans le sud de Florence, la région appelée « Oltrarno » où la famille Bardi a ses racines depuis l’époque médiévale. Les Bardis qui y vivaient n’étaient pas riches, ils étaient pour la plupart des travailleurs de basse classe et certains d’entre eux étaient misérablement pauvres, j’ai raconté cette histoire dans un article il y a deux ans. Ce n’est qu’avec la prospérité de l’âge d’or du pétrole que certains Bardis ont pu se sentir assez riches pour se payer un manoir dans les collines. Plus maintenant. Je suppose que mes descendants y vivront, tout comme mes ancêtres. C’est le grand cycle de la vie.

Et moi, je suis en train d’emballer ma collection de romans de science-fiction. Plus d’un millier de livres, la plupart en italien. Ils n’ont aucune valeur commerciale, mais je ne veux pas les jeter. Pour l’instant, je vais les stocker dans des boîtes, alors – qui sait ? – un jour, le grand cycle de la vie pourrait leur donner une seconde vie.


 
Note de l'auteur ajoutée après la publication 

Certaines personnes m'ont écrit pour me dire qu'elles craignaient que nous n'ayons faim ou que nous ne vivions dans une cabane. Non, non, non...  Pas du tout ! Comme je l'ai dit, nous déménageons dans un bel appartement dans le quartier sud de Florence. Regarde, il y a même un abri anti-aérien dans le jardin sous la forme d'un truc ogival en béton lourd. Quelqu'un l'a construit pendant la seconde guerre mondiale et, qui sait ? Il peut redevenir utile !

Ugo Bardi

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire