Article original de Dmitry Orlov, publié le 27 Juin 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
À ce stade, je trouve la tâche de commenter ce qui se passe aux États-Unis moins qu’agréable. L’ensemble est devenu un embarras.
Après avoir passé de nombreuses années à vivre et à
travailler aux États-Unis, je me sens à juste titre impliqué dans ce qui
s’y passe. Il était une fois ses nombreux crimes : bombarder, envahir,
détruire et miner des pays dans le monde entier, empoisonner
l’environnement, promouvoir toute sorte d’injustices pour des bénéfices à
court terme. Tout cela m’a mis en colère. C’était la colère de la
jeunesse, à la lumière de la conviction infondée et optimiste selon
laquelle il est possible d’effectuer un changement en exprimant des
opinions contraires. Je ne suis plus aussi jeune, et je suis certain
qu’aucune participation politique de ma part (ou de la vôtre, sur cette
question) ne changerait quelque chose. Ce que je ressens depuis des
années maintenant n’est plus de la colère mais de la tristesse.
Plus récemment, cette tristesse a été recouverte d’un sentiment de gêne,
qui est vite devenu assez aigu. C’est une chose de faire face au mal,
une attitude héroïque et jeune. C’est autre chose que se sentir
inconsciemment gêné en présence d’une extrême stupidité. Ce sentiment
est exacerbé par le fait que parmi les Américains – au moins ceux autour
de moi qui entendent et lisent la presse et les blogs – pratiquement
aucun ne semble être capable d’éprouver ou de manifester de l’embarras
sur le triste état de leur pays. Peut-être que ma capacité à me sentir
embarrassé par les actions (et les inactions) de ceux qui m’entourent
provient d’un autre endroit – une importation qui ne réussit pas à se
développer sur le sol mince et toxifié de la vie publique américaine.
Les sentiments qui se développent ici sont de plus en plus vifs : des
seaux de vitriol sont lancés sur le débat politique. Le fait que cette
division n’est rien d’autre qu’un moyen artificiel de jouer avec ce
système politique qui a complètement échoué dans sa capacité à exprimer
la volonté populaire, ou à l’exploiter à des fins utiles, ne sert qu’à
accroître l’embarras.
La capacité de se sentir embarrassé est la clé de tout possible
renouveau, que ce soit pour une personne, un groupe ou une société dans
son ensemble. Permettez-moi de m’expliquer…
Pour une société qui se précipite sur le chemin de l’autodestruction,
des sentiments de maladresse, d’embarras, de honte, de remords, de
regrets, d’humiliations, de contrition, etc. offrent un moyen de
rétablir le contact humain avec le reste de l’humanité et peut-être même
un chemin vers un nouveau départ, purgé du pire des maux accumulés. La
Russie a traversé une telle expérience de recherche de son âme dans les
années 1990. Cela a été aggravé par le sadisme politique occidental et
par les traîtres qui ont énormément exagéré l’ampleur des excès qui se
sont produits pendant la période soviétique. Mais dans l’ensemble, ce
processus a été bénéfique, et la Fédération de Russie bénéficie
maintenant d’une volonté et d’un respect beaucoup plus grand dans le
monde que n’en a jamais connu l’URSS.
Les Russes n’étaient pas meilleurs ni pires que les autres, ils
n’étaient pas tous capables d’émotions élevées et positives. Beaucoup
d’entre eux empoisonnaient leur esprit de colère, d’amertume, de
désespoir et d’anomie.
Beaucoup de Russes plus âgés vivent toujours avec un profond sentiment
de trahison – parmi ceux d’entre eux qui ont survécu. Bien que les
statistiques à ce sujet soient difficiles à trouver, mon sentiment
général est que les plus angoissés, les plus amers, les plus désespérés
et ceux avec le plus de ressentiment se sont tués ou sont morts assez
rapidement – quelques millions d’entre eux – alors que ceux qui
pouvaient faire le deuil de leur passé soviétique sans perdre leur
sentiment d’appartenance ou leur sens de soi ont continué à vivre et
beaucoup d’entre eux sont maintenant prospères.
Aux États-Unis, aujourd’hui, il y a beaucoup de raisons d’être en
colère, amer, d’avoir du ressentiment et d’être sans espoir, et beaucoup
de gens empoisonnent leur cerveau et leur chimie corporelle avec ces
émotions négatives. Peut-être est-ce trop demander, mais j’aimerais
pousser doucement ceux qui lisent ces lignes, et sont bloqués dans ce
piège émotionnel, dans la direction de l’évasion, pour embrasser des
émotions beaucoup plus positives et rédemptrices comme la maladresse,
l’embarras, la honte, le remords, le regret, l’humiliation et la
contrition, car c’est ainsi que survit l’espoir et la possibilité de
renaissance. Pour faire court, je ne parlerai que d’une seule. J’espère
que vous pourrez voir le modèle de base dans cet exemple et l’étendre à
d’autres. Peut-être que je discuterai d’autres dans le futur.
À l’heure actuelle, beaucoup de gens se sentent particulièrement en
colère que Donald Trump soit installé à la Maison Blanche et qu’il y
reste au moins pendant les trois prochaines années et demi. Ces
personnes n’ont pas voté pour lui et ont mal pris le fait qu’il ait
finalement gagné.
Je dois confesser que moi aussi, j’ai voté une fois aux élections
américaines, et je suis tout à fait embarrassé de l’avoir fait. Je l’ai
mis sur le compte de la jeunesse et de l’inexpérience. Depuis, j’ai
étudié ce sujet et j’ai conclu que le système politique aux États-Unis
n’est pas une démocratie : la volonté publique est proche de zéro si on
parle d’avoir une certaine corrélation avec les politiques publiques.
Toutefois, les politiques publiques sont en corrélation plutôt forte
avec une volonté privée exprimée par des personnes extrêmement riches et
les lobbyistes des corporations. C’est un système « tu payes pour jouer »
conçu pour les nantis. Soyez assuré, je ne ferai plus jamais l’erreur
de voter aux États-Unis. Jamais plus, je ne m’humilierai ni ne me
dégraderai en participant à cette mascarade de démocratie simulée ! Mais
j’ai honte d’avoir voté, et je m’en excuse.
Beaucoup de gens sont en colère parce qu’ils estiment que la victoire
électorale de Donald Trump est un hold-up : qu’il a été mis à la Maison
Blanche par les méchantes machinations de Poutine. Mais je suis sûr que
s’ils se donnaient la peine de penser par eux-mêmes, ils verraient
qu’ils changent d’opinion eux aussi comme des moulins à vent.
Tout d’abord, quelle différence cela fait-il de savoir comment Trump a
gagné ? Voir ci-dessus : les États-Unis ne sont pas une démocratie,
mais une collection d’intérêts commerciaux et financiers qui restent
inchangés, peu importe qui occupe la Maison Blanche. Seule la rhétorique
change, pour vous distraire de ce fait. Compte tenu de ce fait, le
piratage des élections américaines ne constitue même pas un crime. C’est
une farce inoffensive qui a même son utilité, révélant cette fausse
démocratie pour le simulacre qu’elle est.
Deuxièmement, les Russes sont bien conscients du fait que peu importe
qui est le président. Dans l’une des entrevues récentes d’Oliver Stone
avec Poutine, ce dernier l’a dit clairement : peu importe qui est
président, rien ne change. Compte tenu de cette compréhension, pourquoi
les Russes pourraient-ils même se soucier d’« ingérence » dans
les élections américaines ? Ils n’ont rien à y gagner et quelque chose à
y perdre, comme le fait que, contrairement aux États-Unis, la
Fédération russe veut que le monde croie qu’elle ne se mêle pas des
élections des autres pays. C’est une préoccupation sérieuse, et cela
contredit la faible valeur ajoutée qu’aurait une ingérence électorale
qui, en plus, n’est qu’un canular. Mais même si vous avez du mal à voir
l’ingérence dans l’élection présidentielle comme une farce inoffensive
ou quelque chose d’utile, les Russes n’ont aucune motivation pour s’en
occuper.
Troisièmement, il faut se demander s’il y avait effectivement une
ingérence électorale. Oui, en effet, il y en avait ! Les deux exemples
les plus flagrants d’ingérence ont été effectués par le Comité national
démocratique, qui a utilisé de sales petites magouilles pour incliner le
terrain de jeu en faveur d’Hillary Clinton et contre Bernie Sanders
pendant les primaires, comme en témoignent les courriels fuités
du serveur de messagerie de la DNC et publiés par Wikileaks. Le deuxième
exemple d’ingérence le plus flagrant a été celui de l’ancien directeur
du FBI, James Comey, qui a inexplicablement raté le coche de poursuivre
Hillary Clinton pour avoir envoyé des informations classifiées par
l’intermédiaire d’un serveur de messagerie privé non sécurisé – un acte
qui l’aurait disqualifiée pour tout autre emploi dans un service public
et l’aurait envoyée en prison. En ce qui concerne Comey lui-même, il
s’est disqualifié de tout autre activité de service public en prenant
des notes lors de sa rencontre avec son commandant en chef et ensuite en
divulguant son contenu à la presse. Tellement embarrassant !
Quatrièmement, nous n’avons vu précisément aucune preuve de
l’ingérence russe, et pourtant les chefs des différentes branches de
l’appareil de renseignement américain ont exprimé un « haut degré de confiance » selon lequel une telle « ingérence »
a effectivement eu lieu. Mais il faut se demander : quel est notre
degré de confiance dans ces agences de renseignement américaines et
leurs évaluations ? Rappelez-vous le tube à essai de bicarbonate de
soude que Colin Powell a secoué à l’ONU, pour justifier une guerre qui a
tué un million et demi d’Irakiens, a coûté aux États-Unis plus de mille
milliards de dollars, puis a finalement servi à transférer l’Irak sous
l’influence de l’Iran ? Plus tard, les révélations d’Edward Snowden ont
montré que beaucoup de ce que la NSA a fait est illégal. S’ils n’ont
aucun problème à violer la loi, ils n’ont certainement pas peur de
mentir à ce sujet. Compte tenu de ces faits, votre degré de confiance
dans ces services de renseignement devrait être précisément de zéro, et
si c’est le cas, il importe peu de savoir quel est le degré confiance
dans cette histoire de « piratage russe » car tout nombre multiplié par zéro donne toujours zéro.
Cinquièmement, étant donné que la politique publique aux États-Unis
(y compris la politique étrangère) est indépendante de la personnalité
présidentielle, mais est fortement en corrélation avec celle qui
influence le système politique en utilisant des injections massives
d’argent par des contributions aux campagnes politiques et par le
lobbying, si les Russes voulaient influencer la politique américaine en
leur faveur, ils ne le feraient pas en s’immisçant dans les élections,
mais en dépensant de l’argent par des lobbyistes. Donc, combien d’argent
exactement le gouvernement russe ou Poutine ont-ils personnellement
dépensé pour les lobbyistes aux États-Unis au cours de la dernière
année ? S’ils ont dépensé de l’argent avec eux, ils n’en ont clairement
pas dépensé assez ou ils n’ont pas obtenu le retour sur investissement
de leur argent, parce que les relations entre la Russie et les
États-Unis sont maintenant pires que jamais, même du temps de la Guerre
froide. Mais il s’agit d’une théorisation purement hypothétique, car il
est bien connu que les lobbyistes de Washington sont empêchés de
travailler du fait de la Fédération de Russie, de sorte que le
gouvernement russe n’a dépensé aucun fonds pour faire pression sur le
gouvernement américain.
Comment ressentez-vous tout cela ? Vous pourriez peut-être vous
sentir embarrassé d’être en quelque sorte engagé avec ce simulacre de
système politique, avec des remords si vous y avez contribué de quelque
manière que ce soit. Mais quelle est l’utilité de se sentir en colère,
d’avoir du ressentiment ou d’être amer ? Être en colère contre les
oligarques et les entreprises qui gèrent le système politique pour leur
profit privé, ou contre leurs porte-parole dans les médias, c’est comme
être en colère contre les serpents qui attrapent et mangent des souris,
si vous êtes l’une des souris. Qu’est-ce que vous allez faire pour
protester ? Arrêter de faire vos courses ? Ensuite, qu’est-ce que vous
allez manger ? Être en colère contre les politiciens est même plus que
pénible, parce qu’ils ne sont responsables de rien et font simplement ce
pourquoi ils sont payés.
À ce stade, une grande partie de la colère, de l’amertume et du
ressentiment se concentre à gauche, parmi les démocrates et d’autres
types de gauche. Mais compte tenu des faits énumérés ci-dessus, ils ne
devraient pas être en colère. Ils devraient être rouges d’embarras et
positivement mortifiés par tous les mensonges qu’ils ont engloutis et
régurgités ad nauseam depuis près d’une année entière maintenant.
Ceux de droite pourraient, bien sûr, se sentir embarrassés d’avoir
élu quelqu’un qui semble être un bouffon incompétent et une grande
gueule aussi vulgaire, mais comme cela ne compte pas de savoir qui est
le président, pourquoi s’en faire particulièrement à son sujet ?
Certains d’entre eux se sentent en colère car quelque soit celui qu’ils
élisent, il semble clairement incapable de respecter ses promesses de
campagne. Mais dans ce cas, ils semblent avoir oublié que le président
ne compte pas. Juste au cas où vous n’auriez pas encore pris pleinement
compte de ce fait important, permettez-moi de le répéter : on s’en fout
de savoir qui est le président.
Qu’est-ce qui compte alors ? Eh bien, il y a le fait que les gens de
gauche et de droite ont voté après tout et c’est le fait le plus
embarrassant par dessus tout. J’aimerais que tous se sentent honteux et
promettent de ne jamais le refaire.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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