Article original de Dmitry Orlov, publié le 21 août 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Il y a beaucoup de comportements exposés par des personnes aux postes de responsabilité aux États-Unis qui semblent disparates et bizarres. Nous regardons Trump qui impose des sanctions pays après pays, rêvant d’éradiquer le déficit commercial structurel de son pays avec le reste du monde. Nous observons à peu près tous les jours, le Congrès américain se surpasser pour tenter d’imposer les sanctions les plus sévères à la Russie. Les habitants de la Turquie, pays clé de l’OTAN, brûlent littéralement des dollars américains et brisent leurs iPhones en pleine crise. Confrontés à une nouvelle série de systèmes d’armements russes et chinois qui neutralisent largement leur capacité à dominer le monde militairement, les États-Unis établissent de nouveaux records en ce qui concerne leurs dépenses de défense manifestement excessivement lourdes et inefficaces.
Pour servir de toile de fond à cette frénésie du complexe militaro-industriel, les talibans progressent régulièrement en Afghanistan, contrôlant désormais la moitié du territoire et s’apprêtant à « réduire à néant » les efforts occidentaux dans cette guerre, comme une répétition de l' Afghanistan, la plus longue guerre américaine. Une liste de plus en plus longue de pays devrait ignorer ou compenser les sanctions américaines, en particulier les sanctions contre les exportations de pétrole iranien. Moment clé, le ministre des Finances de la Russie a récemment déclaré le dollar américain « peu fiable ». Pendant ce temps, la dette américaine continue de grimper, son plus gros acheteur étant déclaré comme un « Autre » mystérieux, voire totalement inexistant.
Bien que cela puisse sembler être des manifestations de nombreuses tendances différentes dans le monde, je crois qu’il est possible de démontrer qu’il s’agit là d’une seule chose : les USA, le suzerain impérial du monde, se tiennent sur une corniche et menacent de sauter, tandis que leurs vassaux, beaucoup trop nombreux pour être mentionnés, se tiennent debout en bas et crient « S’il vous plaît, ne sautez pas !». Bien sûr, la plupart d’entre eux seraient parfaitement heureux de voir le suzerain plonger et se manger le trottoir. Mais voici le point clé : si cela devait se produire aujourd’hui, cela provoquerait des niveaux inacceptables de dommages collatéraux politiques et économiques dans le monde entier. Cela signifie-t-il que les États-Unis sont indispensables ? Non, bien sûr que non, personne ne l’est. Cependant, il faudra du temps et de l’énergie pour s’en passer, et pendant que le processus se déroule comme prévu, le reste du monde est obligé de le garder en vie, même si cela est improductif, stupide et dégradant.
Ce que le monde doit faire, le plus rapidement possible, est de démanteler le centre impérial, qui se trouve politiquement et militairement à Washington, et à New York et Londres pour la partie financière, tout en sauvant d’une manière ou d’une autre le principe de l’Empire. Vous pourriez vous exclamer : « Quoi ? L’impérialisme n’est-il pas maléfique ? ». Bien sûr qu’il l’est, mais les empires permettent une production efficace et spécialisée et un commerce efficace et sans entrave sur de grandes distances. Les empires font toutes sortes de choses mauvaises, jusqu’au génocide, mais ils fournissent également des règles du jeu équitables et une méthode pour empêcher que les griefs mineurs ne dégénèrent en conflits tribaux.
L’Empire romain, puis Byzance, puis la Horde d’or tatare/mongole, puis la Sublime Porte ottomane ont tous fourni ces deux services essentiels – commerce et sécurité sans entrave – en échange d’une quantité constante de rapines et de pillage et de quelques génocides mémorables. L’empire tatare/mongol était de loin le plus simplifié : il exigeait simplement l’attribution du « Jarlig », le tribut, et brisait toute personne qui tentait de se renforcer au delà de la capacité de l’Empire à l’écraser [C’est la Doctrine Wolfowitz, NdT]. L’empire américain est un peu plus nuancé : il utilise le dollar américain comme arme pour exproprier périodiquement l’épargne du monde entier en exportant de l’inflation tout en anéantissant toute personne qui tente de se soustraire au système du dollar américain.
Tous les empires suivent une certaine trajectoire. Au fil du temps, ils deviennent corrompus, décadents et affaiblis, puis ils s’effondrent. Quand ils s’effondrent, il y a deux façons de faire. L’une d’entre elles consiste à traverser un âge sombre multi-séculaire, comme ce fut le cas en Europe occidentale après l’effondrement de l’Empire romain occidental. Un autre est de passer à un autre empire, ou un ensemble d’empires coopérants, pour prendre le relais, comme cela s’est produit après la chute de l’Empire ottoman. Vous pensez peut-être qu’une troisième voie existe : les petites nations coopèrent avec douceur et collaborent avec succès à des projets d’infrastructure internationale au service du bien commun. Un tel schéma est peut-être possible, mais j’ai tendance à avoir une vue pessimiste de nos natures simiennes.
Nous sommes équipés d’un MonkeyBrain 2.0, qui a des fonctions intégrées très utiles pour l’impérialisme, ainsi qu’un soutien auxiliaire au nationalisme et à la religion organisée. Nous pouvons compter sur eux. Tout le reste serait une répétition d’une expérience ratée ou une innovation non testée. Bien sûr, innovons, mais l’innovation prend du temps et des ressources, et ce sont exactement les deux choses qui font actuellement défaut. Ce que nous avons en permanence en surplus, ce sont les révolutionnaires : s’ils ont leur mot à dire, vous verrez un règne de terreur, suivi de la montée d’un Bonaparte. C’est ce qui se passe à chaque fois.
À moins que vous ne pensiez que les États-Unis ne sont pas un empire en cours d’effondrement, considérez ce qui suit. Le budget de la défense des États-Unis est plus important que celui des dix pays suivants réunis, mais les États-Unis ne peuvent pas triompher, même en Afghanistan, un pays rachitique militairement. (C’est parce qu’une grande partie de son budget de défense est trivialement volée.) Les États-Unis ont quelque chose comme un millier de bases militaires, essentiellement des garnisons, sur la planète entière, mais sans effets connus. Ils revendiquent la planète entière comme leur domaine : peu importe où vous allez, vous devez toujours payer des impôts sur le revenu aux États-Unis et êtes toujours soumis aux lois américaines. Elles contrôlent et manipulent les gouvernements dans de nombreux pays du monde, en visant toujours à les transformer en satrapies gouvernées par l’ambassade des États-Unis, mais avec des résultats allant de peu rentables à embarrassants et même mortels. Ils échouent maintenant à pratiquement toutes ces choses, menaçant la planète entière de sa disparition prématurée.
Ce que nous observons, à tous les niveaux, est une sorte de chantage : « Faites ce que nous disons, ou on vous retire l’empire ! ». Le dollar américain disparaîtra, le commerce international cessera et un âge sombre s’abattra, forçant tout le monde à peiner en cultivant la terre pendant un millénaire tout en devant gérer des conflits futiles et interminables avec les tribus voisines. Aucune des anciennes méthodes de maintien de la domination impériale ne fonctionne ; il ne reste plus qu’une menace de chute et un énorme gâchis pour le reste du monde. Le reste du monde est maintenant chargé de créer rapidement une situation où l’Empire des États-Unis peut bénéficier d’un coup de grâce en toute sécurité, sans causer de dommages collatéraux, et c’est une tâche énorme.
Il y a beaucoup de postures militaires et des provocations politiques se produisent tout le temps, mais ce sont des allers-retours qui deviennent un luxe inabordable : il n’y a rien à gagner grâce à ces méthodes et il y a beaucoup à perdre. Essentiellement, tous les arguments concernent l’argent. Il y a beaucoup d’argent à perdre. L’excédent commercial total des pays des BRICS avec l’Occident (essentiellement les États-Unis et l’UE) dépasse le millier de milliards de dollars par an. L’OSC, un autre groupe de pays non occidentaux, arrive maintenant à un niveau presque égal. La différence, c’est la quantité de produits que ces pays produisent pour lesquels ils n’ont actuellement pas de marché intérieur. Si l’Occident s’évapore du jour au lendemain, personne n’achètera plus ces produits. La Russie à elle seule a enregistré un excédent commercial de 116 milliards de dollars en 2017 et, en 2018, il a progressé de 28,5%. Rien que la Chine, dans son commerce avec les États-Unis seulement, a dégagé un excédent de 275 milliards de dollars. Rajoutez 16 milliards de dollars supplémentaires pour son commerce avec l’UE.
Ce sont des chiffres importants, mais ils sont loin d’être suffisants si le projet consiste à construire un empire mondial clé en main pour remplacer les États-Unis et l’UE en temps utile. En outre, il n’y a pas de preneurs. La Russie est plutôt contente d’avoir quitté ses anciennes charges soviétiques et est actuellement investie dans la mise en place d’un système de gouvernance multilatéral et international fondé sur des institutions internationales telles que l’OSC, les BRICS et l’Union eurasienne. De nombreux autres pays sont très intéressés à se regrouper dans de telles organisations : plus récemment, la Turquie a manifesté son intérêt pour transformer les BRICS en BRICTS.
Essentiellement, toutes les nations post-coloniales du monde entier sont maintenant obligées de revenir partiellement sur leur indépendance récemment acquise, transformant une victoire en défaite. Le poste vacant de Suzerain Suprême Global est peu susceptible d’attirer des candidats qualifiés.
Ce que tout le monde semble vouloir, c’est un empire mondial, humble, à petit budget et coopératif, sans toute la corruption et avec un militarisme beaucoup moins agressif. Il faudra du temps pour le construire, et les ressources pour le faire ne peuvent venir que d’un seul endroit : du saignement progressif des USA et de l’UE. Pour ce faire, les rouages du commerce international doivent continuer à tourner. Mais c’est exactement ce que tentent d’empêcher tous les nouveaux tarifs et sanctions, les ragots et les provocations politiques : un navire chargé de soja fait maintenant des cercles dans le Pacifique au large des côtes chinoises ; des poutres en acier rouillent sur un quai en Turquie…
Mais il est douteux que ces tentatives fonctionnent. L’UE a été trop lente pour reconnaître à quel point sa dépendance à l’égard de Washington est pernicieuse et cela prendra encore plus de temps pour trouver des moyens de s’en libérer, mais le processus a clairement commencé. Pour sa part, Washington est à court d’argent, et comme ses agissements actuels auront tendance à faire que l’argent se raréfiera encore plus vite qu’il ne le ferait autrement, les gars à Washington vont sentir la douleur passer, ce qui les forcera à un changement de cap. En conséquence, tout le monde ira dans la même direction : vers un effondrement impérial lent, régulier et contrôlable. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que le reste du monde parvienne à se réunir et à construire au moins l’échafaudage d’un remplaçant impérial fonctionnel à temps pour éviter de sombrer dans un nouvel âge sombre post-impérial.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Note du traducteur
Décidément, Dedefensa est dans tous les bons coups, devançant même Dmitry Orlov d'une bonne semaine avec son article Préparer le monde post-USA. Cet article de Dmitry Orlov est sans doute fondamental car il avance un cran plus loin dans l'analyse, garder la structure impériale debout sans l'Empire prédateur autour. Mais il ne parle pas de la gouvernance de cet imperium light.
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