Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Je re-propose ici un post que j’ai publié sur Insurge il y a environ un an. Il s’inscrit dans l’idée de redécouvrir le Moyen Âge européen non pas comme un âge de barbarie et de déclin, mais comme une période d’adaptation intelligente à une pénurie de ressources. Nos ancêtres de l’époque ont dû faire face au problème du maintien de certains éléments fondamentaux de l’Empire romain effondré. L’un d’eux était la monnaie qui, à l’époque romaine, était basée sur les matières premières minérales : l’or et l’argent. Avec la disparition des mines qui les produisaient, les gens du Moyen-Âge ont dû réinventer la monnaie : ils l’ont fait en utilisant des reliques. C’était une bonne idée qui a maintenu en vie le commerce en Europe au cours d’une période difficile.
Les crypto-monnaies sont étonnamment similaires aux reliques médiévales
Publié sur Insurge le 9 janvier 2018
Par Ugo Bardi
Voici des reliques anciennes dont l’auteur a héritées de ses grands-parents (photo ci-dessus). Un coffre rempli de fragments d’ossements de saints non identifiés enfermés dans de petites boîtes, ces objets datent probablement du XVIIIe siècle ou sont peut-être même plus anciens. Les reliques étaient censées être vénérées, mais notez aussi la forme et la taille des récipients : elles ressemblent à des pièces de monnaie et, d’une certaine manière, elles étaient des pièces de monnaie. Ce trésor de reliques sacrées était un petit trésor que la famille gardait de la même manière qu’aujourd’hui, certaines personnes gardent des pièces d’or et des bijoux. Aujourd’hui, ces objets n’ont plus aucune valeur commerciale, tout comme les billets retirés de la circulation.
Peut-être pensez-vous que bitcoin et les autres crypto-monnaies sont une toute nouvelle forme de monnaie. Après tout, rien de tel ne pouvait exister avant l’ère d’Internet, n’est-ce pas ?
Eh bien, pas exactement. Il est vrai que les crypto-monnaies modernes sont basées sur Internet, mais le concept de base de « monnaie virtuelle » est antérieur à Internet, d’au moins un millénaire. Au Moyen Âge, les gens utilisaient beaucoup la monnaie virtuelle sous la forme de reliques saintes.
C’est une histoire qu’il faut raconter depuis le début. Tout d’abord, toutes les sociétés humaines sont maintenues soudées grâce à l’argent. Sans argent, il ne peut y avoir de transactions commerciales, et sans argent, aucune société complexe ne peut exister.
Pendant longtemps, des milliers d’années d’histoire humaine, l’argent était basé sur des métaux précieux, principalement l’or et l’argent. Fabriquer de la monnaie était la technologie qui a propulsé les Romains jusqu’à devenir un empire : ils ont utilisé l’argent en métaux précieux pour payer leurs légions, pour soudoyer leurs ennemis et pour garder l’empire soudé.
Mais la même technologie qui a créé l’empire l’a également condamné. Quand les mines impériales se sont épuisées en métaux précieux, l’Empire a manqué d’argent. Cela a engendré une chaîne complexe d’événements et l’agonie de l’Empire a duré quelques siècles. Mais l’origine de tous les problèmes était simple : c’était un effondrement financier. Pas d’argent, pas de légions. Pas de légions, pas d’Empire.
Puis vint le Moyen Âge. Âge de rareté en métaux précieux, ce n’est pas par hasard s’il a vu naître des légendes de dragons thésaurisant de l’or dans leurs tanières. Les gens avaient désespérément besoin d’argent. Mais que faire si l’or et l’argent avaient pratiquement disparu ?
Les Romains de l’époque impériale avaient déjà essayé la monnaie virtuelle – par exemple en payant leurs soldats avec de la poterie. Finalement, les dernières troupes romaines furent simplement payées avec de la nourriture. Mais ces idées n’ont pas très bien fonctionné, comme vous pouvez l’imaginer.
La disparition de l’Empire romain d’Occident n’a pas éliminé le besoin d’une sorte de monnaie. Quelque chose qui pouvait jouer le rôle de l’argent était désespérément nécessaire et il a été trouvé : des reliques ! Oui, c’est exactement ça. Les ossements des saints hommes (et femmes) morts avaient toutes les caractéristiques de l’argent. Ils étaient rares, difficiles à trouver, limités en quantité, n’avaient pas de valeur propre et pouvaient être vendus, échangés et thésaurisés. Ils étaient aussi censés avoir des vertus thaumaturgiques mais, en réalité, ils étaient la véritable monnaie du Moyen Âge.
Quand vous commencez à penser aux reliques en termes de monnaie, alors beaucoup de choses s’enchaînent dans l’histoire du Moyen Âge. Par exemple, la montée en puissance de la papauté à Rome. Comment se peut-il que les empereurs allemands n’aient pas pu utiliser leurs puissantes armées pour vaincre les papes qui avaient peu ou pas de ressources militaires ? C’est parce que l’Église catholique contrôlait le système financier basé sur les reliques. Et il est bien connu que l’argent est souvent plus puissant que les armées.
L’église avait le pouvoir de déterminer si un objet prétendu être une relique sainte l’était vraiment ou non, donc elle agissait à certains égards comme une banque. Elle validait les reliques, même si elle ne pouvait pas les créer (pas explicitement, du moins). Mais c’était suffisant pour jouer un rôle central dans le système financier médiéval. La papauté perdit peu à peu son emprise sur le pouvoir en Europe seulement lorsque de nouvelles mines en Europe de l’Est fournirent suffisamment de métaux précieux pour la frappe de la monnaie et permirent aux rois et aux empires de prendre le pouvoir avec de nouvelles armées.
Si les reliques étaient la monnaie, alors vous pouvez aussi comprendre l’incroyable engouement qui s’était emparé des gens au Moyen Âge. Les gens creusaient partout à la recherche de reliques sacrées, une activité qui était surtout virtuelle parce que personne ne pouvait prouver que les os trouvés avaient déjà été là auparavant.
Parfois, la soif d’os était si forte que les gens qui avaient une réputation de saints étaient littéralement réduits en pièces immédiatement après leur mort par les foules qui voulaient leurs os. Avoir une telle réputation pouvait même être dangereux, la vie d’un saint pouvant être écourtée par quelqu’un voulant faire du profit avec ses os.
Les reliques étaient une monnaie virtuelle, tout comme le bitcoin. Elles n’avaient pas plus de substance que ce dont les rêves sont faits. Personne ne pouvait vraiment dire si un fragment d’os prétendûment saint venait d’une vache ou d’un saint homme. Personne ne pouvait dire si une écharde de bois était vraiment un morceau de la croix du Christ. Certes, l’Église pouvait déclarer (ou nier) l’authenticité d’une relique spécifique, mais c’était quand même une déclaration entièrement fondée sur la foi. Tout était virtuel : un jeu de croyance, comme c’est le cas aujourd’hui pour toutes sortes de monnaies, y compris le bitcoin.
Mais si l’argent est un rêve, ne négligez pas son pouvoir. Les rêves (et l’argent) sont ce qui maintient les sociétés humaines unies. Le bitcoin – ou une autre forme de crypto-monnaie – est la nouvelle monnaie. Peut-être que ce sera un cauchemar, mais peut-être que cela nous aidera à garder nos rêves vivants.
Notes
Autant que je sache, jusqu’à présent, les historiens n’ont pas noté que les reliques médiévales peuvent être considérées comme une forme de monnaie. Cependant, je peux citer Gibbons dans son Déclin et chute de l’Empire romain (1776) lorsqu’il dit (Livre XXVIII) que « les reliques des saints avaient plus de valeur que l’or et la pierre précieuse », faisant allusion à la valeur commerciale de ces objets.
Pour vous donner une idée de l’engouement pour les reliques qui avaient pris le dessus sur nos ancêtres, permettez-moi de vous traduire un extrait du livre d’Edgarda Ferri La Grande Comtesse, (La Grancontessa, 2002) qui raconte l’histoire de la Comtesse Mathilde de Canossa. Tout cela se passe vers l’an 1000 en Europe. Remarquez comment les reliques sont extraites avec un certain effort (tout comme les bitcoins) et comment le pape agit comme la « banque », validant la découverte. Mais notez aussi comment, comme dans le cas des bitcoins, ce n’est pas la banque (l’église) qui crée la nouvelle monnaie. Ce trésor particulier de reliques a été créé par un groupe de citoyens (« mineurs ») de Mantoue qui avait les ressources et l’influence nécessaires pour mener l’entreprise à son terme, impliquant finalement dans le jeu même le Pape et l’Empereur. Et personne n’osa douter de l’improbable histoire.
Longinus le soldat romain perça avec sa lance le côté du Christ sur la croix du Golgotha. De la blessure, on versa du sang mélangé à de l’eau qui, tombant sur ses yeux malades, le guérit soudain, le convertissant à la foi chrétienne. En quête de sécurité, Longinus arriva à Mantoue avec une petite boîte contenant une éponge et une poignée de sable imbibée de gouttes de sang provenant du corps du Christ. Il fut martyrisé par les Romains en dehors des murs de la ville, à l’endroit qui porte aujourd’hui le nom de Cappadoce. Toutes les traces de son corps ont été perdues pendant longtemps. 800 ans plus tard, une nuit d’été, l’apôtre André apparut à un chrétien de Mantoue et lui montra l’endroit dans le jardin où Longinus avait enterré la précieuse boîte. Les Mantouans y creusèrent, trouvèrent la relique, et ils trouvèrent aussi les ossements du martyr. Le roi très chrétien Charlemagne chargea le Pape d’y aller pour avoir des nouvelles plus précises. Le Pape examina la trouvaille, publia un document, déclara les reliques du saint sang authentiques, leur dédia un oratoire près de l’hospice de Sainte Madeleine, ordonna que le jour de l’ascension, les reliques soient exposées à la vénération des croyants. Finalement, il apporta avec lui un peu de terre sainte pour la donner en cadeau à l’Empereur, qui la déposa pieusement dans la chapelle royale de Paris.Ugo Bardi
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