Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
L’Asie centrale est une fois de plus le lot du soi-disant grand jeu, un terrain de compétition pour les Russes, les Britanniques, les Perses, les Mongols et les Turcs à différents moments et dans diverses combinaisons. Située à l’intersection des steppes russes, des confins perdus de la Chine les plus à l’Ouest, un passage montagneux entre le sous-continent indien et le Moyen-Orient moderne, la région est à la fois une barrière et un pont en périphérie de ces puissances. C’est un chemin pour le commerce et une route pour les invasions, un vaste tampon stratégique et un chaudron de concurrence ethnique et nationale et un pôle d’instabilité. C’est un espace que ses voisins ne peuvent se permettre ni de tenir ni d’ignorer.
Note du traducteur
Pour mémoire, Stratfor est un think tank atlantiste bon teint dont on se souvient grâce aux analyses pétillantes de son ancien directeur Georges Friedman qui avait eu un discours de vérité il y a quelques mois sur l'Allemagne et l'Europe. Du coup cet article est bien sûr pro-système et il faut donc lire entre les lignes et s'armer de son meilleur sens critique, mais il est assez balancé pour ne pas être caricatural. Pour vous chauffer, je vous conseille de lire ou relire l'analyse d'Andrew Korybko sur le Grand Heartland.
À cause de son importance stratégique, la région est en proie à des problèmes. Beaucoup sont des survivances de l’époque soviétique, lorsque les frontières avaient été établies pour créer des poches de concurrence entre identités ethniques dans ces pays et des dynasties politiques qui ne tolèrent que peu d’opposition ou de contestation. En plus de ces défis, la population de la région a presque doublé depuis la chute de l’Union soviétique, en particulier dans la vallée de Fergana, où les frontières tourbillonnantes compliquent les identités ethniques et nationales. La baisse de la production agricole, les prix languissants du pétrole, la baisse des envois de fonds des travailleurs depuis la Russie et la faiblesse des investissements internationaux en Asie centrale n’ont fait qu’augmenter la pression sur les dirigeants de la région.
Ces derniers mois, plusieurs événements ont attiré l’attention du monde sur l’Asie centrale. Une série de petites anicroches ont eu lieu le long de la frontière contestée entre l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, et, bien que ce ne soit pas tout à fait inhabituel pour les deux pays, le différend est devenu plus litigieux au fur et à mesure que la concurrence augmente devant la diminution des ressources en eau. Au Kirghizistan, aussi, une apparente attaque terroriste Ouïghour a secoué l’ambassade de Chine, soulevant des inquiétudes sur le fait que des militants d’Asie centrale ayant été formés en Syrie, pourraient rapporter à la maison de nouvelles compétences. Le gouvernement kazakh, quant à lui, a redoublé sa répression sur le militantisme – balayant ses adversaires politiques dans le processus – à la suite d’attaques menées par des militants islamistes. Et le 2 septembre, le président ouzbek de longue date, Islam Karimov, est mort, laissant son pays entreprendre sa première transition de pouvoir en tant qu’État indépendant. Bien que le pays semble avoir un plan de relève en place (et qu’à proximité, la première transition au Turkménistan, il y a une décennie, s’est passé relativement en douceur), le nouveau leader devra faire face à des problèmes sociaux et à la concurrence de clans.
Aucun de ces événements ne sera nécessairement la goutte d’eau proverbiale qui ferait déborder le vase, ni leur coïncidence anormale dans une région en proie à des petites crises localisées. Néanmoins, ils rappellent la faible stabilité de l’Asie centrale et posent la question de ce que les nombreux pouvoirs et intérêts de la région pourraient faire si cet équilibre devait vaciller.
Les suspects habituels
Alors, comment est-ce que la forte instabilité en Asie centrale pourrait être gérée ? L’Histoire, la géographie et les réalités militaires pointent tous vers la Russie en tant que première ligne de défense. En tant que garante de la sécurité traditionnelle pour l’Asie centrale, la Russie a des bases militaires au Kirghizistan et au Tadjikistan, deux des trois membres régionaux (le Kazakhstan étant le troisième) de l’Organisation du Traité de sécurité collective. En outre, les préoccupations de Moscou sur la propagation des troubles ethniques, du terrorisme et de ses considérations stratégiques le long de sa périphérie obligent une implication russe en Asie centrale. Mais la Russie est préoccupée par d’autres problèmes dans d’autres endroits. Toujours embourbé dans une récession économique, le pays a même dû réexaminer son sacro-saint budget de défense. En fait, il l’a récemment baissé et il a même du réorganiser certaines de ses troupes en Asie centrale. Si la région commence à se défaire, Moscou fera face à un dilemme stratégique. Compte tenu de la participation de la Russie en Syrie et en Ukraine, le Kremlin devra peut-être envisager d’autoriser la Chine à étendre sa présence en Asie centrale.
[Message subliminal pour enfoncer un coin entre les 2 nouveaux alliés ? Mais même si c’est de bonne guerre, cette tension est bien une réalité entre la Russie et la Chine qui sont aussi en concurrence économique dans cette zone, NdT]
La Chine n’a cessé d’augmenter ses liens avec l’Asie centrale, en se concentrant d’abord sur l’énergie et les ressources, puis sur le commerce et les projets d’infrastructure et, plus récemment, sur la défense et la coopération en matière de sécurité. Après tout, l’Asie centrale offre une route vers l’Europe loin des mers où patrouille l’US Navy et un vaste tampon pour contenir l’instabilité et le militantisme islamiste au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Ouest. Mais comme l’implication de la Chine en Asie centrale a augmenté, il en est de même de sa dépendance à l’égard de cette région, et, à son tour, cela pose la nécessité de garantir ses intérêts là-bas. L’attaque contre l’ambassade de Chine au Kirghizistan a rappelé que l’activité de Pékin en Asie centrale pourrait faire de la Chine une cible plus visible, non seulement pour les membres de la diaspora ouïghour, mais aussi pour les habitants locaux lésés. Bien que la Chine ait rencontré une résistance similaire à ses efforts dans le monde entier, les connexions ethniques et linguistiques entre les Ouïghours de la Chine et la région présentent une véritable préoccupation pour Pékin. Si la stabilité en Asie centrale se décompose, la Chine pourrait se trouver dans le scénario cauchemardesque de la voir se transformer en refuge potentiel pour les militants séparatistes de l’autre côté de sa frontière. Cette perspective pourrait contraindre Pékin, qui n’a pas encore participé à une action militaire dans un pays tiers au-delà des opérations des Nation Unies, de rentrer dans la danse.
Ensuite, bien sûr, il y a les États-Unis. Le pays a également développé des relations militaires en Asie centrale comme support lors la guerre en Afghanistan et pour opérer dans la périphérie de la Russie, autant que la Russie opère en Europe. Mais à bien des égards, l’Asie centrale est le dernier endroit ou les États-Unis, principalement une puissance maritime, sont préparés à intervenir en cas de détérioration majeure de sécurité. Bien que l’armée américaine soit une force d’intervention, elle repose sur la mer pour le transport de ces troupes et de ces fournitures, ainsi que pour projeter sa puissance. Les complications politiques de fonctionnement des lignes d’approvisionnement par le biais de pays tiers et le casse-tête logistique de l’acheminement des fournitures lourdes par voie aérienne ou par voies terrestres doivent composer avec les difficultés liées à la distance, comme la guerre en Afghanistan l’a démontré. Malgré le risque d’instabilité en Asie centrale et la possibilité qu’un autre «refuge terroriste» puisse émerger dans une région chaotique, les conséquences d’une intervention en Asie centrale à une échelle significative est peu probable. En outre, après des années d’engagement militaire durable en Afghanistan et en Irak, et des considérations budgétaires et sociales à la maison, les États-Unis sont naturellement (et historiquement) enclins à renoncer à des interventions à l’étranger. À cette fin, Washington va s’associer à un appel à une plus grande responsabilité active de ses alliés avec une stratégie axée sur la prévention de la montée d’une seule hégémonie régionale, plutôt que d’imposer la stabilité [Diviser pour mieux régner ?, NdT].
Une position intéressante
Donc, Washington va se retrouver dans une position intéressante. Empêtré dans une guerre interminable contre le terrorisme (un conflit non-gagnable en soi, car il vise à lutter contre une tactique, pas un ennemi), les États-Unis ont intérêt à sceller sous vide le militantisme islamiste qui pourrait autrement se diffuser dans une Asie centrale déstabilisée. Dans le même temps, l’intervention à grande échelle directe est infaisable et peut-être inutile. Si l’objectif stratégique des États-Unis est d’empêcher la montée d’une seule hégémonie régionale, laisser la Russie et la Chine s’engager en Asie centrale pourra se révéler utile.
Compte tenu de leur proximité dans la région, ces deux pays ont une raison impérieuse de prendre des mesures en Asie centrale. Bien sûr, leur souci partagé sur le plan de la sécurité pourrait fournir à Moscou et Pékin une impulsion pour une plus grande coopération militaire conjointe, et une alliance sino-russe ne serait pas un développement positif pour la stratégie internationale des États-Unis. Néanmoins, cela pourrait tout aussi facilement exposer les différences entre les stratégies et les objectifs de ces pays dans la région, tout en mobilisant des ressources et de l’attention de la Russie et de la Chine. Une opération de pacification et de stabilisation prolongées pourrait mettre sous pression les budgets de ces pays, et leur capital politique et militaire. Pour les États-Unis, cela pourrait résoudre plusieurs problèmes à la fois. Fortement engagée en Asie centrale, la Russie pourrait être plus disposée à faire des compromis dans d’autres domaines. La Chine, quant à elle, verrait ses ressources budgétaires allouées à ses capacités de guerre terrestre et maritime détournés, entrainant un apaisement des tensions dans les mers du Sud et de l’Est de la Chine.
La menace d’une Asie centrale vacillante ne serait pas suffisante pour surmonter les obstacles politiques et militaires domestiques à une intervention militaire à grande échelle des États-Unis dans la région, indépendamment des justifications politiques, morales ou de sécurité que Washington peut offrir. Pendant la guerre froide, l’instabilité partout dans le monde pouvait mettre en péril l’équilibre entre les sphères soviétiques et américaines. Par conséquent, les deux puissances ont adopté l’habitude d’intervenir par des moyens manifestes ou clandestins, même dans les pays mineurs. Après la guerre froide, les États-Unis ont continué dans cette veine, d’abord sous la forme d’un impératif moral pour promouvoir et assurer la stabilité et plus tard pour contrer le terrorisme. Maintenant que l’équilibre global du pouvoir se déplace, les États-Unis perdent la capacité et le désir d’être le gendarme du monde.
Rodger Baker
Note du traducteur
Intéressant de voir ce think tank mettre de l'eau dans son vin, réduit à supputer sur l'impact des problèmes financiers de ces concurrents, réels ou supposés, pour servir les intérêts américains. Pense-t-il sérieusement que les Russes ou les Chinois vont se faire aspirer dans un bourbier centre-asiatique alors qu'ils contrôlent plutôt intelligemment l'Occident en Ukraine et en Mer de Chine ? Ça doit sérieusement cogiter pour comprendre comment le contrôle du jeu à pu leur échapper à ce point alors que leurs victoires sont claironnées chaque jour dans les meilleurs médias ?
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