Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Une histoire de désinformation ordinaire
Le Club de Rome est inextricablement lié au rapport légendaire qu’il a commandé à un groupe de chercheurs du MIT en 1972, Les limites de la croissance. Aujourd’hui, près de 50 ans plus tard, nous devons encore accepter la vision apportée par le rapport, une vision qui contredit l’essence de certaines des croyances les plus chères à l’humanité. Le rapport nous dit que nous ne pouvons pas continuer à grandir éternellement et que nous devons cesser de considérer tout ce que nous voyons autour de nous comme nôtre de droit divin.
Comme on pouvait s’y attendre, le rapport a suscité de vives émotions et, avec elles, il y a eu beaucoup de désinformation et de légendes. Certains ont donné au Club de Rome le rôle d’une organisation secrète aux objectifs sombres et désastreux, d’autres ont visé le rapport, en prétendant qu’il était « mauvais » ou, pire encore, qu’il avait été conçu dans le but de tromper le public. J’ai écrit un livre entier sur ce sujet (Les Limites de la croissance revisité). Bref, la plupart de ces histoires sont fausses, mais certaines contiennent des éléments de vérité et toutes nous disent quelque chose sur la façon dont les humains ne font pas que nier les mauvaises nouvelles, mais ont tendance à diaboliser les messagers.
Il y a donc une légende particulière qui dit que les dirigeants du Club de Rome ont désavoué leur création, Les limites de la croissance où, ce faisant, ils ont admis que c’était une erreur ou une tentative d’induire le public en erreur. C’est une vieille légende mais, comme toutes les légendes, elle est étonnamment persistante et vous pouvez encore la voir mentionnée récemment (par exemple, ici et ici) comme si c’était une vérité évidente. Ce n’est pas le cas : c’est un bon exemple de la façon dont fonctionne la désinformation.
Les origines de la légende remontent à Julian Simon (1932-1998), flamboyant défenseur de la croissance économique et soi-disant « doom slayer ». Simon était un polémiste habile qui utilisait avec une efficacité remarquable toutes les techniques standard de la désinformation. Ainsi, dans son livre The Ultimate Resource (édition 1981, p. 286), Simon écrit (c’est moi qui souligne) :
« La critique la plus convaincante de la simulation des limites de la croissance, cependant, a été faite par le parrain du rapport, le Club de Rome lui-même. Quatre ans seulement après les remous créés par la publication du livre et son énorme tirage – 4 millions d’exemplaires vendus – le Club de Rome a ‘inversé sa position’ et ‘s’est prononcé pour plus de croissance’. (…) L’explication de ce renversement, comme rapporté dans le magazine Time, est un chef-d’œuvre de double langage qui sauve la face.
Le fondateur du Club, l’industriel italien Aurelio Peccei, dit que ce rapport avait pour but de secouer les gens de l’idée confortable que les tendances actuelles de croissance pourraient se poursuivre indéfiniment. Cela fait, dit-il, le Club pourrait alors chercher des moyens de combler l’écart grandissant entre les pays riches et les pays pauvres – des inégalités qui, si elles persistent, pourraient trop facilement mener à la famine, la pollution et la guerre. Le changement de cap du Club n’est donc pas tant un retournement de situation qu’un élément d’une stratégie en pleine évolution, explique M. Peccei.
En d’autres termes, le Club de Rome a parrainé et diffusé des contrevérités dans une tentative pour nous faire peur. Après avoir effrayé beaucoup de gens avec ces mensonges, le Club peut maintenant dire la vérité aux gens. »Alors, d’où cela vient-il ? Je ne trouve pas sur le Web l’article original du Time que Simon cite, mais il y a d’autres rapports disponibles sur les déclarations qu’Aurelio Peccei (fondateur et à l’époque président du Club de Rome) a publiées en 1976, lors d’une réunion tenue à Philadelphie. Les journalistes qui ont interviewé Peccei ont été impressionnés par ce qu’ils ont perçu comme un renversement des politiques précédentes du Club, au point que Newsweek a intitulé son rapport (selon le St. Louis Post) « Le Club de Rome a-t-il publiquement abjuré ? ». Peccei aurait déclaré (selon le New York Times) que, « naturellement, nous nous rendons compte que l’absence de croissance n’est ni possible ni souhaitable ».
Est-ce suffisant pour dire que le Club de Rome a « inversé sa position » ? Pas du tout. Il n’y avait rien de nouveau dans les déclarations de Peccei. Déjà en 1973, avec un document signé par le comité exécutif et intitulé « Le Nouveau Seuil » – le Club de Rome déclarait que (se référant au rapport Les limites de la croissance) :
« Une image erronée du Club s’est donc formée en tant que groupe prônant une croissance zéro. Là encore, les conséquences possibles d’une croissance non régulée des sociétés industrialisées et, plus encore, celles qui surviendraient si la croissance s’arrêtait brutalement, ont perturbé certains des pays les moins développés où, nous l’avons déjà dit, le rapport est trop facilement considéré comme une proposition égoïste du monde développé qui ne ferait qu’aggraver les difficultés de la grande masse des défavorisés sur notre planète. »Et ce n’est pas un « double discours qui sauve la face », comme le disait Simon. C’est une conséquence nécessaire des vues du Club depuis sa création. Aurelio Peccei avait créé le Club sur la base de ce qu’il appelait la « problématique » ou la « situation difficile » de l’humanité. Dès son premier discours public sur ce sujet, en 1965, il est clair qu’il voyait les problèmes auxquels l’humanité est confrontée principalement en termes de distribution équitable des ressources disponibles, d’évitement des guerres, d’élimination de la pauvreté, de soins de santé pour tous, etc. (voir aussi cet article d’Irv Mills). Peccei n’imaginait pas l’avenir de l’humanité en termes d’effondrement – non, le concept « de dépassement et d’effondrement» des systèmes socio-économiques n’existait pas à l’époque, il a été développé et diffusé seulement dans les années 1970 par Jay Forrester.
Ainsi, les résultats de l’étude Les limites de la croissance, avec leurs scénarios d’effondrement probable, ont dû être un choc pour Peccei et les autres membres du Club de Rome. Pourtant, il ressort clairement de ce qu’ils ont écrit par la suite qu’ils comprenaient la logique et les conséquences du rapport qu’ils avaient commandé – ils ne l’ont jamais « désavoué », même si, au fil des ans, certains membres ont critiqué l’étude de diverses manières, mais c’est une autre histoire.
Au fil des ans, le Club de Rome et le rapport ont été perçus comme la même chose, confondant parfois qui a fait quoi exactement. En réalité, ce sont deux choses distinctes et différentes. Le Club de Rome s’est enraciné dans la « problématique » élaborée par Peccei et ses membres ont travaillé à l’intégration des résultats du rapport dans leur vision du monde. Il était clair pour eux que Les limites de la croissance agrégeait toutes les économies nationales du monde en paramètres moyens. En conséquence, la politique mondiale de « croissance zéro » aurait signifié le maintien de l’écart économique qui sépare les pays riches et les pays pauvres. Et ce n’était pas ce que Peccei et les autres avaient en tête. D’où la déclaration de Peccei en 1976 : « Naturellement, nous nous rendons compte qu’une croissance zéro n’est ni possible ni souhaitable. » Dans un autre rapport, ils ont dit que le rapport « est un début et non une fin ». C’est l’origine de l’autre déclaration de 1976 de Peccei : « Le rapport sur les limites de la croissance a servi son objectif d’attirer l’attention du monde. »
Donc, pas de mensonges, pas de reniement, pas de tactiques alarmistes. Ce que nous avons, au contraire, c’est un rappel brutal de la façon dont fonctionne la désinformation. Notez la technique narrative utilisée par Simon : « Après avoir effrayé beaucoup de gens avec ces mensonges, le Club peut maintenant dire la vérité aux gens. » Vous avez besoin d’environ trois secondes pour déconstruire cette affirmation et noter qu’elle n’a aucun sens : si le Club a réussi à mentir au public, pourquoi devrait-il cesser de le faire ? Qu’est-ce que le Club pourrait gagner en avouant publiquement qu’il a menti ? Mais la narration suit des règles spéciales : ce que nous avons ici est un tropisme typique de beaucoup de films modernes : à un moment donné, les méchants peuvent explicitement avouer leurs crimes (parfois appelés vantardises de durs à cuire) par pure arrogance, généralement dans le but d’humilier les bonnes personnes. Donc le truc que Simon utilise est de mettre le Club de Rome dans le rôle du méchants en termes narratifs. C’est une astuce efficace à une époque où l’on ne peut plus distinguer la réalité de la narration : c’est l’art noir appelé « créer sa propre réalité ».
Près de 50 ans se sont écoulés depuis la publication du rapport et on peut dire sans risque de se tromper que la plupart des gens se souviennent qu’il avait été décrit par la propagande des années 1990 comme une étude « erronée » (s’ils s’en souviennent). Mais cela signifie-t-il qu’il a été oublié à jamais ? S’il est vrai que « Google Trends » ne montre pas un intérêt accru pour les Limites de la croissance lui-même, il y a un intérêt croissant pour le concept de ralentissement de la croissance économique ou comment éviter un effondrement. Et Limites de la croissance fait preuve d’un remarquable regain d’intérêt dans la littérature scientifique. Cela signifie-t-il que nous assisterons à un regain d’intérêt pour cette question également dans le débat général ? Pourquoi pas ? Après tout, à long terme, la vérité bat toujours la désinformation.
Ugo Bardi
Voici l’article du St. Louis Post sur les déclarations de Peccei, avec plusieurs erreurs résultant de la transcription, mais il est globalement lisible.
Le magazine Time a écrit récemment dans un essai sur la futurologie, « Les hommes ont faim de prédictions comme ils ont encore plus faim de pain pendant une famine. » Les affamés ont récemment reçu quelques pains jetés par les prophètes autoproclamés du XXe siècle. Les prophéties oraculaires pondues par des ordinateurs ont été étouffées depuis que la crise pétrolière de 1973 a rompu avec leurs courbes optimistes de croissance. La guilde des devins est tombée en disgrâce. Maintenant, après un long silence pénitent, ils font un retour en force. Herman Kahn, directeur de l’Institut Hudson et optimiste inébranlable, a publié une nouvelle étude sur l’avenir intitulée. Les 200 prochaines années. Sa conclusion est qu’en 2176, la population mondiale aura atteint un total de 15 milliards d’habitants et vivra à l’aise bien mieux que les prévisions pour 1975 ne le laissent à penser. Le Wall Street Journal dit qu’on peut oublier les rêves d’énergie illimitée, d’électricité nucléaire bon marché, de rendements agricoles multipliés par cinq et de victoire finale sur le cancer avant la fin du siècle. L’« avenir révisé » semble quelque peu différent.
D’ici l’an 2000, la nourriture sera trois fois plus chère qu’elle ne l’est aujourd’hui, compte tenu de l’inflation monétaire. On ne construira pas d’autoroutes automatiques. Au mieux, les automobiles auront une consommation de carburant plus efficace. Les gros porteurs de 1000 places ne voleront pas d’ici la fin des années 1970, mais au plus tôt dans les années 1990. L’avenir était également en cours de révision à Philadelphie. « Le Club de Rome a-t-il publiquement abjuré ? », a demandé Newsweek au vu de son nouveau slogan. Le Club, une association informelle d’une centaine d’industriels et d’universitaires de différents pays, a été considéré jusqu’à présent comme un oiseau de malheur, avertissant fortement contre des prévisions trop optimistes. Si la tendance actuelle à la croissance se poursuit, dit-il en 1972, les limites de la croissance seront atteintes au cours des 100 prochaines années. Aurelio Peccei, fondateur du Club de Rome, a nié à Philadelphie que ses membres aient proposé un revenu par habitant d’environ 20 000 dollars.
Le collaborateur de Kahn, Edmund Still-man, dans une étude commandée par une banque privée française, prédit un avenir particulièrement prometteur pour les Français. Très peu de temps après 1980, la France dépassera l’Allemagne de l’Ouest dans la production de biens et de services pour devenir le numéro un en Europe. Le Club de Rome, qui, en 1972, postulait les « limites de la croissance » et suscitait de puissantes critiques, a proposé une vision du monde un peu moins pessimiste. Sa nouvelle devise est « croissance organique » et le slogan optimiste pour son dernier congrès à Philadelphie était « De nouveaux horizons pour l’Humanité ». Dans une série de dix articles, le Wall Street Journal discute des prophéties faites il y a dix ans qui se sont réalisées et de celles qui doivent être corrigées. Les chercheurs du journal ont découvert que la plus grande erreur commise par les futurologues a été leurs projections de la croissance démographique. D’une part, l’explosion des naissances et la baisse du taux de mortalité dans les pays en développement se sont combinées pour accroître la population mondiale totale beaucoup plus rapidement que prévu. Mais aux États-Unis, par exemple, la tendance s’inverse. Déjà aujourd’hui, il y a 12 millions d’habitants de moins annoncent les avocats d’une croissance démographique zéro. Leur étude Limites de la croissance qui s’est vendue entre-temps à 2 millions d’exemplaires n’était qu’un choc et un moyen d’attirer l’attention du public sur les problèmes, dit-il.
« Naturellement, nous nous rendons compte qu’une croissance zéro n’est ni possible ni souhaitable », a-t-il dit. Selon la formule modifiée, mise au point par le professeur ouest-allemand Eduard Pestel et son collègue américain Mihailo Mesarovic, ce qu’il faut maintenant, c’est une « croissance dirigée ». « L’important, c’est la manière dont la croissance se produit, avec quelle technologie et dans quels secteurs de l’économie », a déclaré le professeur Ervin Laszlo, de l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche. Les grandes lignes d’un nouvel ordre économique mondial sont en cours d’élaboration dans une nouvelle étude commandée par le Club de Rome à l’économiste néerlandais Jan Tinbergen, lauréat du prix Nobel. En collaboration avec une vingtaine d’autres experts, il s’attend à ce qu’il soit prêt d’ici l’automne de cette année. À Philadelphie, les grandes lignes étaient déjà claires : des réserves monétaires plus importantes pour le financement plus rapide de projets de développement dans le Tiers Monde, un contrôle plus strict des multinationales et un coordinateur mondial de l’énergie. « Les hommes ont faim de prédictions comme ils ont faim de pain pendant une famine » …
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