Article original de Dmitry Orlov, publié le 17 janvier 2020 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
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Il y a deux jours, Vladimir Poutine a prononcé son discours annuel devant l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie et, depuis lors, j’ai reçu une avalanche de courriels et de commentaires de personnes me demandant d’expliquer ce qu’il voulait dire. Je ne veux pas faire de suppositions sur la profondeur de votre intérêt pour les affaires russes, et donc, pour vous faire gagner du temps, permettez-moi de commencer par vous fournir un très bref résumé : Poutine se retirera de la présidence après son mandat actuel, qui prendra fin en 2024, à moins qu’une élection anticipée ne soit organisée, mais le système qu’il a mis en place restera après lui. Essentiellement, la vie après Poutine sera plus Poutinesque mais sous un autre nom. Si c’est tout ce qui vous intéresse, vous pouvez arrêter de lire maintenant.
Pour aller plus loin, nous devons faire une distinction entre Poutine l’homme et le système de gouvernance qu’il a mis en place au cours des 20 dernières années. Il y a toujours de quoi se plaindre, mais dans l’ensemble, il a été assez efficace. Pendant la période où Poutine était au pouvoir, la Russie a résolu les problèmes du séparatisme et du terrorisme intérieur, a fait le ménage dans son oligarchie prédatrice, a remboursé la quasi-totalité de ses dettes extérieures, y compris celles qu’elle avait héritées de l’URSS, a multiplié son économie par six (contre cinq pour la Chine et un pour les États-Unis), a reconquis la Crimée (qui faisait partie de la Russie depuis 1783), a reconstruit ses forces armées à un point tel que la sécurité internationale n’est plus une préoccupation majeure et a atteint un niveau global de bien-être social sans précédent dans toute l’histoire de la Russie.
Le système de gouvernance qu’il a mis en place a bien fonctionné avec lui à la tête du gouvernement, mais il faudra y apporter quelques ajustements pour qu’il fonctionne bien sous les futurs présidents, qui ne seront peut-être pas aussi doués. Conscient de ce fait, Poutine a lancé mercredi une révision limitée de la Constitution russe. En plus de toute une série de modifications mineures qui limiteront les pouvoirs du président et donneront plus de pouvoirs au Parlement, afin d’assurer un meilleur équilibre des pouvoirs et un système plus démocratique, il y a quelques changements proposés qui se démarquent :
– Le mot « consécutif » va être supprimé de l’article 81.3 : « La même personne ne peut être élue Président de la Fédération de Russie pour plus de deux mandats consécutifs. » Cette formulation a créé une faille, que Poutine a dûment exploitée : après avoir effectué deux mandats, il s’est retiré pendant un mandat [Il était 1er ministre, NdT] et a été élu pour deux autres. Cette lacune sera maintenant comblée.
– L’article 14.4 est assez curieux. Il se lit, en partie : « Si un traité ou un accord international de la Fédération de Russie impose des règles contraires au droit [russe], les règles internationales seront appliquées. » Cela créait un trou dans la souveraineté russe qui permettait à des organismes étrangers de passer outre la loi russe. Ce trou sera maintenant comblé.
– Les bi-nationaux et les titulaires de permis de séjour à l’étranger ne pourront plus occuper de postes officiels dans la Fédération de Russie. De plus, toute personne se présentant à la présidence devra avoir 25 ans de résidence en Russie au lieu des 10 ans actuels. Cela peut sembler un changement mineur, mais il amène la cinquième colonne en Russie et les membres de l’opposition libérale à s’arracher les cheveux tout en grinçant des dents, car la plupart de ses membres actuels seront automatiquement disqualifiés de leurs fonctions, tandis que les futurs seront obligés de choisir entre servir la Russie ou avoir un plan de sauvetage. Plus précisément, étant donné leur nouveau statut d’agent de l’extérieur, leurs maîtres occidentaux les considéreront comme inutiles et ne leur feront plus parvenir de fonds ni ne leur offriront de formation gratuite au changement de régime. Cette approche est certainement plus efficace que l’approche actuelle, plus exigeante en main-d’œuvre, qui consiste à accepter le jeu pervers des ONG financées par l’étranger et des agents étrangers qui tentent d’infiltrer le gouvernement russe. Personnellement, la présence de certains de ces mécréants va me manquer. Ils m’ont beaucoup diverti, ajoutant un élément de folie pure à ce qui est par ailleurs un processus politique plutôt rigide et axé sur les détails.
– Le Conseil d’État, qui était jusqu’à présent un organe consultatif extra-constitutionnel, sera désormais inscrit dans la Constitution et doté de certaines prérogatives constitutionnelles. C’est peut-être là que Poutine se rendra à l’expiration de son mandat actuel de président, pour servir d’homme d’État aîné et d’arbitre entre les différents niveaux et branches du gouvernement. Le Conseil d’État pourrait combler un écart important qui existe actuellement entre le niveau fédéral et les niveaux régionaux. Il existe de nombreux problèmes qui ne peuvent pas être résolus efficacement au niveau régional mais qui, étant donné l’immensité du territoire, ne peuvent pas non plus être résolus efficacement au niveau fédéral. Cela pourrait également permettre une transition plus douce vers la vie après Poutine, comme ce que le Kazakhstan a récemment réalisé, avec le départ de Nursultan Nazarbayev de la présidence et son arrivée au Conseil de sécurité du pays.
– D’autres éléments à inscrire dans la Constitution russe ont trait à l’étoffement de la définition de la Fédération de Russie en tant qu’« État social ». La Russie, en tant qu’entité souveraine, a un but précis : servir et assurer le bien-être de ses citoyens, comme le stipule déjà l’article 7 : » 1. La Fédération de Russie est un État social dont la politique vise à créer les conditions d’une vie digne et du libre développement de la population. 2. Le travail et la santé de la population sont protégés, le salaire minimum garanti et les salaires sont établis, le soutien de l’État à la famille, à la maternité, à la paternité et à l’enfance, aux personnes handicapées et aux personnes âgées est assuré, un système de services sociaux est mis en place, et les pensions, allocations et autres garanties de sécurité sociale d’État sont établies ».
Jusqu’ici tout va bien, mais c’est un peu vague. Les changements proposés garantiront que les revenus et les pensions soient tels que tout le monde ait des conditions de vie décentes. Il y a aussi des propositions de changements législatifs à ce qu’on appelle le « capital maternel » pour rendre le fait d’avoir plus de deux enfants financièrement intéressant. La situation démographique en Russie n’est pas aussi grave que dans les années 1990, et certainement beaucoup moins grave qu’en Europe occidentale dont les populations autochtones disparaissent rapidement, mais le fait est que pour atteindre ses objectifs déclarés, la Russie va avoir besoin de beaucoup plus de Russes. Le gouvernement russe a l’argent nécessaire pour financer ces initiatives, et pour que le travail soit fait, il faut surtout que les bureaucraties fédérale et régionale y mettent les bouchées doubles. Le fait d’énoncer clairement les garanties sociales dans la Constitution est un bon moyen d’y parvenir.
Poutine a proposé que les changements constitutionnels soient votés par référendum. Au-delà de la subtilité de la procédure et de l’effet de légitimation de cet exercice, il est certain qu’il stimulera beaucoup plus l’intérêt du public et la participation civique, ce qui rendra plus probable que les bureaucrates russes, qui traînent toujours les pieds (surtout dans les régions les plus éloignées), seront amenés à agir rapidement pour mettre en œuvre les changements.
Tout cela est très positif, mais, comme vous l’avez peut-être soupçonné, il me reste encore quelque chose à critiquer. Il y a trois éléments qui, à mon avis, manquent dans les changements constitutionnels proposés : le statut de nation titulaire pour les Russes, leur droit de retour et le droit à l’autodétermination pour les régions indépendantes de facto à long terme.
Premièrement, les Russes sont une nation sans patrie. Si cela semble bizarre, c’est parce que ça l’est. Dans la Constitution russe, il n’y a que deux utilisations du mot « russe » : « Fédération de Russie » (qui est définie comme un « État multinational », et « langue russe », qui est sa langue officielle avec de nombreuses autres, mais il n’y a aucune mention du « peuple russe »). Les Russes ethniques représentent environ les deux tiers de la population, mais aucune partie de la Fédération de Russie, ni la totalité de celle-ci, ne leur appartient à proprement parler.
Comparons cela aux Juifs : non seulement ils ont l’État d’Israël, qui est défini comme un « État juif », mais ils ont aussi la Région autonome juive au sein de la Fédération de Russie où ils pourront retourner si l’expérience israélienne ne fonctionne pas (à nouveau). Birobidjan (la capitale de la Région autonome juive) est beaucoup plus intéressante que Babylone, et son dirigeant, Alexandre Levintal, professeur d’économie et fils naturel, est bien meilleur que ne l’était le roi Nabuchodonosor.
Une partie de cette attitude dédaigneuse envers les Russes est un héritage de la Révolution russe. Les révolutionnaires communistes, Lénine et Trotsky en particulier, voyaient le peuple russe comme un tas de bois d’allumage à jeter sous le feu de la révolution mondiale, étaient biaisés en faveur de divers autres groupes ethniques et luttaient contre le « chauvinisme russe« . Staline est rapidement tombé du train de la révolution mondiale, mais la Russophobie bolchevique a ensuite relevé sa tête hideuse sous Khrouchtchev et Brejnev. Comme une grande partie des dirigeants russes des années 1990, lorsque la constitution actuelle a été rédigée, et d’abord au sein du parti communiste de l’Union soviétique, cette même attitude a prévalu.
Un autre aspect qui a influencé la décision d’exclure toute mention des Russes de la Constitution russe a trait à la crainte bien fondée du nationalisme ethnique russe. Le nationalisme est en effet un phénomène laid et fantastiquement destructeur, comme en témoigne le chauvinisme nationaliste extrême actuellement affiché dans un certain nombre de pays de l’ancien bloc de l’Est, notamment l’Ukraine, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne. L’Ukraine, avec ses défilés nazis, est plus qu’horrible, mais même la Biélorussie, dont la population est tout simplement russe, a sa frange lunatique d’extrémistes nationalistes qui font de leur mieux pour brouiller les pistes. Dans la Fédération de Russie, il y avait autrefois un mouvement nationaliste, mais il a été étouffé. La dernière fois que j’ai vérifié, certains de ses membres les plus radicalisés purgeaient encore de longues peines de prison pour activités extrémistes.
L’idéologie communiste internationaliste étant morte comme un clou de porte et la menace nationaliste en Russie étant maintenant bien maîtrisée, il est peut-être temps de s’attaquer au problème bizarre des Russes qui sont une nation sans patrie – en inscrivant les Russes comme nation titulaire de toute la Fédération de Russie dans la Constitution russe. Il serait également utile de mentionner la culture russe. Le russe est reconnu comme la langue commune et officielle, mais sans être consolidé par la culture russe, développée pendant un millier d’années, il ne peut que devenir un amas de caractères cyrilliques et le niveau de langage qui en résultera sera assez bas.
Cela étant fait, la prochaine étape naturelle consiste à reconnaître, directement dans la Constitution russe, le droit au retour, qui est un principe reconnu en droit international et inscrit dans les conventions internationales. Dans le droit russe, ce droit est actuellement prévu de manière ponctuelle par une combinaison de lois administratives et d’ordonnances présidentielles directes – par exemple, en accordant des privilèges spéciaux aux Russes d’Ukraine ou de la Biélorussie tout en refusant ces mêmes droits aux Russes vivant ailleurs. Un demi-million de personnes de ces deux pays ont reçu des passeports russes depuis que ces privilèges ont été promulgués.
Cette approche ad hoc est justifiée compte tenu de la situation désastreuse des Russes dans l’est de l’Ukraine, mais en général, le droit au retour devrait être accordé en fonction de l’identité des personnes et non de leur lieu de résidence. L’octroi de ce droit à l’ensemble de l’immense diaspora russe, qui a été créée en partie lors de l’éclatement de l’URSS, laissant de nombreux Russes du mauvais côté d’une frontière administrative soviétique entièrement artificielle qui est devenue instantanément une frontière internationale, et en partie à la suite d’un énorme exode d’émigrants pendant les années 1990, désastreuses sur le plan économique et social, contribuerait à résoudre le déficit démographique de la Russie.
La dernière suggestion, et peut-être la plus controversée, que je voudrais faire est d’envisager de définir des procédures constitutionnelles légales pour l’autodétermination politique, qui est également un principe juridique reconnu au niveau international. Les frontières de la Fédération de Russie sont, dans certains cas, le produit final d’une série d’erreurs commises pendant l’ère soviétique. Pendant l’ère post-soviétique, certaines d’entre elles ont été corrigées, d’une certaine manière, et les régions en question sont devenues indépendantes de facto : la Transnistrie s’est séparée de la Moldavie et est indépendante depuis 28 ans ; l’Abkhazie de la Géorgie depuis 26 ans ; l’Ossétie du Sud de la Géorgie depuis 12 ans ; Donetsk et Lugansk de l’Ukraine depuis six ans. A bien des égards, ils font déjà partie de la Fédération de Russie. Mais il n’existe pas de mécanisme constitutionnel permettant de résoudre de jure cette situation en leur permettant de déterminer leur statut conformément au droit international et de demander à la Fédération de Russie de les incorporer.
Lorsqu’il s’agit de questions d’autodétermination, les doubles normes abondent. Lorsque le Kosovo s’est séparé de la Serbie, aucune procédure démocratique spécifique n’a été suivie, et pourtant aucune question n’a été posée ou même autorisée. Mais lorsque la Crimée a voté à une écrasante majorité pour se séparer de l’Ukraine et rejoindre la Russie, cela a été considéré comme illégal et a entraîné des sanctions internationales qui sont toujours en place à ce jour. Étant donné le niveau extrême de rancœur sur cette question au niveau international, il s’agit peut-être d’un objectif extrême, mais il faudra à un moment donné trouver une solution pour statuer sur le statut des territoires qui sont indépendants de facto depuis des décennies, et pour leur inclusion ultérieure entièrement volontaire dans la Fédération de Russie.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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