vendredi 6 octobre 2017

Principe d’incertitude maximale

Article original de Dmitry Orlov, publié le 28 septembre 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Vasya Lozhkin


Nous vivons des moments d’incertitude. Aux États-Unis, de grandes étendues du Texas et de la Floride sont inhabitées en raison des dommages causés par les ouragans. Tout Porto Rico est sans électricité. Dans les Caraïbes, des îles entières, la Barbade, la Dominique et St-Martin, ont été détruites. Ailleurs dans le monde, sur l’île de Bali, 75 000 personnes ont été évacuées autour du volcan Mount Agung, qui est censé entrer en éruption. À Washington, le nouveau directeur de la FEMA exhorte tout le monde à développer une « culture de la préparation ». Mais le problème est que nous ne savons jamais vraiment quoi préparer. Si nous le savions, nous nous y préparerions sûrement, comme nous le faisons pour les éventualités les plus prévisibles. Oui, avoir un sac de survie avec quelques vêtements de rechange, quelques outils essentiels, ses papiers et de l’argent liquide est toujours une bonne idée. Mais que pouvons-nous faire au-delà de cela ? À quoi sert un stock de nourriture si votre maison est inhabitable ? À quoi sert une réserve de carburant si les routes sont infranchissables ? Et quelle est l’utilité de l’argent si le courant est coupé et si les caisses enregistreuses ne fonctionnent pas ?



Cela peut sembler défaitiste, et comme nous ne voulons pas faire preuve de défaitisme (parce que cela serait embarrassant), nous continuons à nous préparer et à compter sur diverses certitudes de la vie quotidienne qui sont en fait assez incertaines. Pour la plupart des gens, faire autre chose que de naviguer au jour le jour sur un parcours triangulaire entre la maison, le travail (ou l’école) et le supermarché ne ressemblerait pas à une réussite, et cela, encore une fois, serait embarrassant. Mais ce qu’implique une « culture de la préparation », c’est la capacité de survivre à beaucoup de petits embarras au lieu de mourir d’un grand embarras, une fois que notre parcours triangulaire devient inenvisageable en raison de circonstances indépendantes de notre volonté, hors de tout contrôle.
Mais qu’est-ce qu’il y a à faire ? Il n’y a qu’une bonne réponse simple : il faut penser par vous-même. (J’espère que vous ne vous attendez pas à ce que quelqu’un d’autre pense pour vous, parce que cela ne se produira pas.) Mais penser est difficile ! C’est particulièrement difficile parce que nous sommes habitués à la certitude, et l’incertitude brise nos modèles de pensée existants sans rien pour les remplacer. Mais voici une certitude : les temps incertains exigent des pensées sur l’incertitude. Puisque produire des pensées sur l’incertitude demande un certain talent, que vous ne possédez pas actuellement,  je suis là pour vous aider. Commençons.

La technique que je vais vous enseigner est basée sur un principe, qui est celui de l’incertitude maximale (PIM). Si vous analysez les arrangements de votre vie quotidienne basés sur le PIM, vous découvrirez peut-être que vous ne savez pas vraiment pourquoi vous vous sentez obligé de faire certaines choses, et peut-être trouverez-vous des moyens de cesser de les faire. Vous pouvez également découvrir une grande variété de réglages, de piratages, de failles, de feintes et de tours qui peuvent être utilisés pour réussir à faire face à des moments d’incertitude.

Commençons par un exemple simple. Vous entrez dans un café. Vous commandez une tasse de café. Vous payez pour cette tasse de café. Vous recevez votre tasse de café. Vous la prenez et vous remuez la crème et le sucre. Vous vous asseyez à une table vide. Vous sortez votre ordinateur portable et commencez à travailler. Qu’est-ce qui vient de se passer ?
 
Vous êtes probablement certain de ce qui s’est passé, et pourtant vous ne devriez pas. Pour approfondir les incertitudes de cette situation, nous avons besoin d’outils analytiques. Lors de l’analyse d’une action, de toute action, les cinq éléments suivants sont nécessaires : acte, scène, agent, médiateur et but. Parmi ces cinq éléments obligatoires, l’acte est le plus simple à comprendre : c’est une description de ce qui se produit. La scène est l’environnement dans lequel il se produit, car rien ne peut se manifester sans contexte dans l’espace et le temps. L’agent, dans ce cas, c’est vous. Le médiateur est l’objet ou l’instrument que vous utilisez pour exécuter l’acte. Dans notre exemple, le médiateur vital est l’argent. Le plus important est votre but, votre motif pour mener l’acte à bien. Maintenant, nous pouvons disséquer la scène.

Vous entrez dans un café. Peut-être que vous êtes certain du pourquoi : prendre une tasse de café. Mais pour appliquer le PIM, concentrez-vous sur la scène, dont le café n’est qu’un élément. La scène est une ville où vous vous trouvez. Si vous habitez dans cette ville, alors pourquoi voudriez-vous aller au café au lieu de boire votre café et de travailler sur votre lieu de travail ou à la maison ? Par conséquent, vous êtes soit sans emploi, sans-abri, soit en voyage, soit vous êtes devenu fou, soit vous avez besoin d’être éloigné d’un conjoint violent et d’enfants hurleurs, ou alors une autre circonstance vous empêche de travailler à la maison.

Puisque ne pas pouvoir travailler à la maison ou à votre poste de travail ne vous empêche pas de travailler, avez-vous besoin d’une maison ou d’un emploi ? Bonne question ! Supposons que vous n’ayez pas de maison ou d’emploi. Vous êtes un touriste professionnel et vous faites quelque chose sur internet. Peut-être que vous vous connectez à des points d’accès wifi publics en utilisant des adresses MAC falsifiées et que vous utilisez Tor pour vous connecter anonymement à des serveurs du darknet à travers le monde pour exécuter des botnets, être payé en Bitcoin ou quelque chose d’aussi superficiel. Ce serait une excellente raison de travailler dans les cafés, et rarement deux fois le même, pour rendre difficile pour quiconque de vous pister.

Ensuite, vous commandez une tasse de café. Vous pourriez être certain que c’est parce que vous voulez boire une tasse de café, mais en fait, vos motifs peuvent être très différents. Vous pourriez avoir besoin de café pour son effet pharmacologique, vous tenir éveillé et concentré pendant votre travail ; si oui, vous ne voulez pas boire du café, vous devez boire du café pour travailler. Ou vous ne pouvez ni vouloir ni avoir besoin de boire du café, mais achetez une consommation pour vous mettre dans la catégorie du client payant, pour éviter l’embarras et le dérangement d’être informé que les tables ne sont là « que pour les clients » et devoir partir.

Ensuite, vous payez pour la tasse de café, et peut-être même mettre de l’argent dans la boite à pourboire. Pourquoi feriez-vous cela ? Vous pouvez être certain que vous le faites parce que vous devez le faire, et vous auriez raison, mais seulement partiellement, parce que c’est votre méta-objectif essentiel dans cette histoire que de payer le café. Tout le reste est accessoire à l’utilisation d’un certain médiateur, ou de l’argent-instrument, sans lequel rien de cela ne saurait advenir. Payer pour le café est l’étape la plus cruciale de toute la séquence. C’est sa raison d’être, vous, le café et toute l’histoire. Retirez l’argent, et tout s’effiloche.

Ensuite, vous prenez votre tasse de café et vous versez de la crème et du sucre : beaucoup de crème et beaucoup de sucre. Vous pourriez être certain que c’est parce que vous l’aimez de cette façon, doux et crémeux. Mais peut-être que vous avez faim et que vous n’avez pas assez d’argent pour acheter de la nourriture et vous rechargez la crème et le sucre pour atténuer vos crampes d’estomac dues à la faim. Ou peut-être que vous prenez du café pour son effet pharmacologique même si vous détestez son goût amer et âcre et vous le masquez en utilisant de la crème et du sucre.

Ensuite, vous vous asseyez à une table vide. Pourquoi ne prenez-vous pas un siège vide à une table déjà occupée par quelqu’un ? C’est parce que vous supposez que d’autres pensent que l’acte de s’asseoir à une table leur donne une sorte de revendication territoriale temporaire sur tous les sièges de cette table, pas seulement leur siège et que cela leur donne le droit d’autoriser ou d’interdire aux autres de s’asseoir à cette table. Par conséquent, vous évitez les tables occupées par crainte d’embarras, de rejet ou d’altercation. Mais si aucune table vide n’était disponible, l’embarras serait peut-être réduit, de même que la probabilité d’être rejeté.

Enfin, vous sortez votre ordinateur portable et vous commencez votre travail. Pourquoi voudriez-vous travailler ? De toute évidence, pour gagner de l’argent pour payer le café, aucun autre besoin d’argent n’a été mentionné. Vous pourriez penser que vous avez besoin d’argent pour louer un logement, mais que se passe-t-il si vous squattez ou « surfez sur canapé », ou si vous êtes chez vos parents, ou si vous vivez dans un bateau abandonné ancré dans le port ou sous une tente installée dans une zone isolée à proximité, nombre d’autres conditions de vie qui ne nécessitent ni loyer ni remboursement de crédit. Vous pourriez penser que vous avez besoin d’argent pour la nourriture, mais est-ce certain si vous obtenez votre subsistance des poubelles derrière les restaurants, d’un potager ou de la soupe populaire pour les pauvres, ou si votre arrangement de vie comprend la chambre et le souper ?

Bref, vous achetez du café pour travailler et vous travaillez pour acheter du café. Votre but est donc circulaire. Éliminez en un et vous pouvez éliminer l’autre. En tant qu’exercice, vous voudrez peut-être effectuer une analyse PIM de différentes configurations de votre existence quotidienne. Peut-être que vous trouverez des configurations semblables de forme circulaire dont vous pourriez délester votre vie alors que vous prenez conscience du concept de « culture de la préparation » et que vous vous préparez à faire face à des moments incertains.

Un mot de prudence : devenir un praticien du PIM fera de vous le genre de personne que la société tend à considérer comme dangereuse, parce que vous en viendrez à épouser toutes sortes de notions radicales. Par exemple, vous pourriez découvrir que le but d’une éducation scolaire n’est pas d’éduquer, mais de donner des titres sous forme de morceaux de papier qui peuvent être exigés pour un poste en prétendant que la possession de ces bouts de papier est ce qui permet de postuler à ce type d’emploi. Ou que les tests de QI ne testent pas l’intelligence, pas du tout, mais n’existent que pour prétendre abusivement que répondre aux questions d’un test à choix multiples mesure l’intelligence.

Vous pourriez également vous interroger sur l’hypothèse banale selon laquelle tout ce dont vous avez besoin doit être acheté, et à la place commencer à vous pencher dans la direction de la notion exprimée de manière succincte par le dicton russe « dayút berí, byut begí » qui peut être traduit par « Prenez ce qu’ils vous donnent et courez quand ils vous battent ». La plupart des animaux, y compris beaucoup des autres créatures humaines de notre espèce, vivent selon ce dicton et bien plus encore lors de temps incertains.

Enfin, vous pourriez découvrir que la société – chose qui semble évidente aux personnes qui épousent des notions aussi radicales – n’existe pas réellement. C’est un cas d’erreur de réification : traiter les abstractions comme si elles étaient des choses concrètes.

Dmitry Orlov
 
Les cinq stades de l'effondrement

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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