Article original de Dmitry Orlov, publié le 5 octobre 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Je connais une courte liste de personnes qui partagent deux qualités que je trouve attachantes : elles possèdent un cerveau bon et efficace équipé de toutes sortes de connaissances ; et elles n’ont pas peur de l’utiliser de manière innovante, ce qui leur permet de les mener dans de nouvelles directions que je peux parfois utiliser pour amorcer ma propre pompe à cerveau. L’un d’entre eux est John Michael Greer. Dans un article récent, Greer a écrit :
Au cours des dernières décennies, ici aux États-Unis, ce qui, autrefois, ressemblait parfois à une démocratie représentative qui fonctionnait, s’est transformé en un état de conflit permanent dans lequel les foules hurlantes se bombardent avec des briques de rhétorique au lieu de projectiles plus létaux. Et la plupart du temps, ils caricaturent leurs adversaires avec un dualisme moral strident qui serait considéré comme exceptionnellement basique dans une bande dessinée de super-héros bon marché. Pendant ce temps, les deux côtés rivalisent dans leur volonté de mettre de côté les libertés constitutionnelles pour lesquelles des générations plus anciennes et sans doute plus sages se sont battues et sont mortes.
Greer explique que cette détérioration est principalement due à la peur ; plus précisément, la peur de l’inconnu. J’aurais tendance à être d’accord. À ce stade, les Américains forment un groupe assez effrayant, dont beaucoup se cachent dans des quartiers et des communautés « sécurisés » (payant des loyers et des hypothèques exorbitantes). D’autres luttent contre leurs peurs en agrippant leurs armes semi-automatiques (qui leur échappent périodiquement, tuant leurs voisins, les membres de leur famille et leurs animaux de compagnie). Beaucoup d’autres avalent des anxiolytiques ou s’engourdissent d’alcool.
Les Américains se voient des ennemis partout dans le monde, mais ils sont spécifiquement programmés pour craindre ceux contre lesquels ils ont déjà des préjugés : les minorités, les sous-classes, les criminels, les étrangers, les terroristes… De plus, ce qui fait que tout ce qui précède est si effrayant, c’est l’ignorance : il n’y a pas de peur plus grande que celle de l’inconnu. Elle constitue un cercle vicieux dans lequel le préjugé renforce l’ignorance (puisque les gens ont tendance à mépriser ceux qu’ils ne respectent pas), l’ignorance renforce la peur (de l’inconnu) que les gens tentent d’apaiser en dénigrant ceux qu’ils perçoivent comme leur ennemi. En bref, la peur renforce les préjugés.
Ce type de programmation mentale présente de nombreux avantages. La peur augmente les ventes d’armes à feu et de munitions, le prix des propriétés dans les communautés fermées et les communautés « blanches » en général, et ceux des anxiolytiques. Cela justifie les énormes budgets militaires et de mise en application de la loi et cela fournit la raison d’être des systèmes de surveillance intrusifs. Les craintes programmées sont également utiles pour diriger les personnes et les empêcher de regarder les choses dont elles devraient peut-être avoir le plus peur, c’est a dire l’effondrement financier et économique, la dissolution politique et les conflits violents, les bouleversements sociaux et les catastrophes environnementales en raison d’une infrastructure décrépite et défaillante.
Juste un niveau au dessus des pauvres idiots qui sont condamnés à vivre leur vie dans la peur, nous pouvons discerner une différence entre les « bonnes » peurs et les peurs « dangereuses ». Les « bonnes » peurs sont toutes celles qui peuvent être utilisées dans la tactique traditionnelle du diviser pour mieux régner afin de déstructurer la société selon des lignes raciales, ethniques, de classes et régionales, canalisant les énergies publiques dans des combats fantômes, et les empêcher de se réunir pour défendre des causes communes bénéficiant a chacun. Les peurs « dangereuses » sont celles qui remettent en question le système, car à ce stade le système, qui continue pour l’instant de persister en tant que conglomérat d’intérêts particuliers bien compris, est devenu trop fragile pour soutenir un si grand défi.
À un méta niveau, dans la stratosphère au-dessus des nuages, là où flottent les esprits comme probablement celui de Greer, la relation entre les « bonnes » peurs et les « dangereuses » est inversée. Comme Greer l’a dit une fois « s’effondrer rapidement pour être les premiers » [à se relancer, NdT]. Ou, comme je l’ai dit une fois, « s’effondrer rapidement et souvent ». Les questions de calendrier mises à part, les choses qui ne peuvent pas continuer s’arrêteront et vous ne voulez pas être le dernier campeur à remarquer l’ours pour commencer à courir. Mais il y a une énorme puissance de « relations publiques », bien financée, qui conduit la population à craindre des choses qui ne mettent pas en danger le système, alors que les voix qui sonnent l’alarme sur l’échec inévitable du système sont plutôt faibles. L’esprit de ruche des médias de masse américains regorge d’images de créatures viles et redoutables : violeurs mexicains, gangs noirs, pirates russes, les Nord-Coréens avec des armes nucléaires et, bien sûr, les « terroristes islamiques ».
D’autre part, l’esprit de Greer est bien rempli de ces créatures redoutables qui se cachent entre les pages des romans de science-fiction : « Les Shoggoths ressemblent un peu à d’énormes masses affamées de bulles de savon noir iridescentes, équipées d’un nombre aléatoire d’yeux verts phosphorescents qui jaillissent à la surface, avant d’y disparaître rapidement. Ils sont grands, ils sont forts, ils sont cauchemardesquement rapides, et… leur but ultime est de donner aux chercheurs de vérités quelque chose pour s’enfuir aussi vite que possible, hurlant de terreur.»
Oui, l’image d’un shoggoth affamé glissant rapidement vers vous en traversant l’espace, vous enserrant dans ses innombrables tentacules et vous tenant brièvement dans les airs avant de vous engloutir dans sa gueule béante, est en effet effrayant. Mais la solution de Greer pour surmonter cette peur est d’apprendre à aimer votre shoggoth intérieur : « J’ai passé beaucoup de temps assis à côté d’une forme irisée noir informe qui m’a regardée à travers ses grands yeux vert pâle, pendant que je lui posais des questions et que j’écoutais le filet musical qui exprimait ses réponses. (Elle ? Oui. Les Shoggoths se reproduisent par bourgeonnement, à mon avis, cela fait d’eux des femelles parthénogénétiques, et le sujet s’ensuit). Parmi les choses que j’ai apprises de ces conversations imaginaires, est que le sens profond qu’ont les shoggoths de leur propre histoire a été profondément façonné par la conscience d’avoir été créées comme esclaves d’une espèce qui les a méprisées, [qu’elles] ont finalement détruite ; que leurs liens personnels les plus étroits sont avec leurs compagnons d’élevage, ces descendants d’un géniteur donné qui ont bourgeonné en même temps ; et qu’elles n’ont pas de noms permanents – elles prennent un nom pour exprimer leurs humeurs selon les circonstances et en changent à mesure que la situation évolue, une habitude que les humains qui traitent avec elles trouvent déconcertante de prime abord. » (Cette tendance déconcertante à changer de nom existe également parmi les Gitans).
La suggestion de Greer peut sembler étrange au début, mais je n’en vois pas de meilleure. En outre, je pense que cela peut fonctionner. Au fur et à mesure que vous comprenez quelque chose, la peur irrationnelle se déplace vers la prudence et une appréhension rationnelle, les moyens de gagner une certaine sécurité viennent à l’esprit, qui est alors libéré pour se concentrer sur d’autres problèmes, beaucoup plus redoutables mais précédemment négligés.
Prenez cet exemple. Beaucoup d’Américains blancs ont une peur irrationnelle des bandes itinérantes de jeunes Noirs, qui sont, dans leur imagination, l’équivalent américain des shaggoths, ce qui fait que beaucoup d’entre eux se cachent dans la peur et que quelques-uns « se soulèvent » en les arrosant avec des balles de fusil. Mais ils pourraient également être un peu plus informés sur les circonstances dans lesquelles se forment ces gangs itinérants de jeunes Noirs. Réfléchissez à ce qui arrive à n’importe quel mammifère social (qu’il s’agisse de l’homme, du babouin ou de l’éléphant) si vous laissez les mâles immatures vagabonder tout en gardant les matures en cage – car c’est justement ce qui a été fait pour les communautés de couleur aux États-Unis grâce aux lois discriminatoires en vigueur. Cette simple prise de conscience est suffisante pour que la peur du monstre soit transformée en indignation contre les créateurs du monstre.
Un aperçu similaire de la nature du soi-disant « terrorisme islamique » peut produire un changement de perception similaire. (Le terme est si imprécis qu’il en devient inutile, c’est comme s’il s’agissait de détruire tous les légumes pour nier l’existence du brocoli. Utilisez le terme « wahhabite » ou « takfiriste » si vous souhaitez avoir l’air intelligent). Demandez-vous ce qui fait que les « terroristes islamiques » sont si facile à recruter. Qu’est-ce qui a été fait aux terres de l’Islam, aux cultures et aux économies islamiques, par des chrétiens ou des juifs, pour avoir engendré une telle soif de sang parmi leur jeunesse agitée ? L’Islam est-il coupable du fait que la CIA a créé et armé l’ancêtre d’al-Qaïda pour expulser les Soviétiques de l’Afghanistan ? Est-ce la faute de l’Islam si les Américains travaillent en collusion avec ISIS et l’arment pour mener à bien leur plan de changement de régime maintenant en échec en Syrie ? Est-ce que l’Islam est coupable du fait que le FBI a orchestré la plupart des attaques terroristes qui ont eu lieu sur le sol américain pour justifier son somptueux budget anti-terrorisme ? Enfin, considérez le fait qu’un Américain est beaucoup plus susceptible d’être tué par un policier que par un terroriste. Maintenant, qu’est-ce qui, dans votre esprit, constitue la plus grande menace ?
Le même processus vous mènera au même endroit si vous envisagez la Corée du Nord, la Russie ou l’Iran, ou les migrants latino-américains, ou à peu près tout autre « ennemi » que vous êtes programmé à craindre. Vous aurez rencontré votre shoggoth, et vous aurez découvert que ce n’est pas celui que l’on vous a montré, mais que c’est en fait votre voisin, si doux, professionnel et prospère. Et vous pourriez juste percevoir le chemin pour arrêter d’être trompé par ces fausses images, et vous concentrer plutôt à contrecarrer chaque manipulation jusqu’à ce que les marionnettistes soient forcés de s’arrêter.
Dmitry Orlov
En d'autres termes et pour faire court :"c'est de ta peur que j'ai peur" comme l'avait déjà écrit Shakespeare.
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