mercredi 4 octobre 2017

L’aversion publique comme déification

Article original de Dmitry Orlov, publié le 26 septembre 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 
1984 – Minute de la Haine

Avant de discuter des nombreuses façons dont les limitations de la linguistique, ses déficits et ses défauts mettent en danger notre capacité à penser et à communiquer nos pensées mais aussi obscurcit ce qui est tangible, expérimentalement réel, derrière un voile d’artifices et de bêtises, je veux me concentrer sur un phénomène qui est devenu particulièrement répandu ces derniers temps et qui a amené plusieurs d’entre nous à devenir par inadvertance des membres des Cultes de la haine politique.




Les cultes sont souvent des choses mauvaises qui subordonnent le libre arbitre de leurs adorateurs à toutes sortes de notions absurdes et scandaleuses. Ce sont les lieux de reproduction de l’extrémisme politique et religieux et de l’intolérance. Ils séparent les sociétés et retournent des parents, des amis et des voisins les uns contre les autres. Les gouvernements estiment périodiquement qu’il faut les supprimer, même en recourant à la violence – cela mène littéralement à la destruction par le feu, comme cela s’est passé avec les Davidians à Waco, au Texas, le 19 avril 1993. Les cultes qui combinent la politique avec la religion, comme le culte de l’État wahhabite en Arabie saoudite qui fait de l’élevage d’extrémistes dans le monde entier, sont particulièrement emblématiques.
Mais le type de culte dont je veux parler est tout à fait différent de ceux-ci.

En fait, souvent, il n’est même pas  perçu comme un type de culte en particulier. Son objectif principal est la construction de Cathédrales de haine centrées sur des personnages politiques. Par haine publique, je veux dire que ces personnages sont transformés en divinités-démons, pour être exacts.

La haine est un type spécifique d’émotion ; l’amour en est un autre. Mais toutes les émotions fortes sont uniques. Essentiellement, ce sont des déséquilibres chimiques dans le cerveau qui nous font perdre la maîtrise de nous-même et agir de façon irrationnelle. Parce qu’ils sont chimiques plutôt qu’électriques, ils ne sont jamais fugaces, comme les pensées peuvent l’être, mais se produisent au fil du temps et prennent du temps pour se dissiper. Et il y en a de toutes sortes : nous pouvons être follement épris ou enragés, l’amour pouvant se transformer en haine plutôt soudainement, mettant à nu la similitude chimique entre ces deux émotions opposées. Individuellement, les émotions expérimentées en privé sont inévitables, ce sont des expressions spontanées de notre nature animale, et le mieux que nous puissions faire est de les sublimer à travers l’art ou, à défaut, essayer de les réprimer. Mais les émotions publiques, telles que la rage exprimée par les grands groupes, sont loin d’être inévitables. Elles sont également loin d’être spontanées.

Si nous regardons autour de nous, nous pouvons voir que les Cathédrales de haine sont érigées tout autour de nous par ceux qui estiment avoir quelque chose à y gagner politiquement. Le travail sur les chantiers du Culte de la haine de Poutine (CHP) et le Culte de la haine de Trump (CHT) a été particulièrement actif ces derniers mois, ce qui a donné lieu à des structures si démultipliées qu’elles semblent empoisonnées, disposées à s’effondrer sous leur propre poids et à écraser leurs partisans. Les Cultes de haines historiques, tels que le Culte de la haine de Hitler (CHH) et le Culte de la haine de Staline (CHS) sont soigneusement conservés et offrent leurs services à d’autres, par exemple, en permettant aux idoles de la haine CHP ou CHT, de temporairement endosser le manteau et brandir le sceptre de CHH et de CHS. Les plus petits Cultes de haine reçoivent également beaucoup d’attention, comme ceux de Barak Obama (CHO), Hillary Clinton (CHC), Bachar al-Assad de Syrie (CHA), Kim Jong-un de Corée du Nord (CHU) et Nicolás Maduro du Venezuela (CHM).

Veuillez me pardonner de souligner quelque chose de si évident. Aucune des personnes mentionnées dans le paragraphe précédent, morte ou vivante, n’a été ou ne sera jamais votre petite amie ou votre petit ami. Peu importe ce que vous faites ou ne faites pas, vous n’allez ni finir au lit, ni être violé par aucun d’entre eux. Le plus que vous pourrez jamais faire, avec l’un ou l’autre, est de lui serrer la main sous l’œil vigilant de ses gardes du corps, ou peut-être de lui poser une question polie lors d’une conférence de presse, et même cela ne serait possible que si vous êtes l’un de ceux, soigneusement sélectionnés, qui seront autorisés à l’approcher. Et peut importe ce qui vous arrive, aucun d’entre eux ne sera jamais tenu personnellement responsable en raison d’un certain principe juridique appelé raison d’État qui leur accorde la dispense des normes morales humaines.

Mais ce que vous pouvez faire, c’est sauter sur place de rage et crier des obscénités à leur propos avec des amis à vous, ou vous contenter de signes déclarant qu’ils sont des criminels (ou tout autre chose), ou vous équiper avec une panoplie de haine. Marchant autour de Saint-Pétersbourg récemment, j’ai vu un gros benêt fouiller dans des poubelles près de la place Sennaya en portant un t-shirt blasonné avec « ПУТИН Х**ЛО » ; Laissez un ami russe traduire cela pour vous si vous êtes curieux. Si vous ne souhaitez pas être un adorateur socialement actif dans une Cathédrale de la haine, vous pouvez rester à la maison et fulminer de haine, ennuyant vos amis et votre famille tout en faisant mariner votre cerveau dans le vitriol d’un puissant sentiment politique. Vous pourriez penser que j’ai déjà tout vu sur le sujet, mais j’ai quand même été étonné récemment par des gens parfaitement intelligents et généralement clairvoyants mais qui expriment de fortes émotions au sujet de personnages politiques qui sont, par leur nature même, indignes de toute émotion quelle qu’elle soit, bonne ou mauvaise.

Permettez-moi d’expliquer pourquoi ces personnages politiques, par leur nature, sont indignes de toutes émotions.

Nous vivons dans un monde dominé par les machines. Les machines agricoles produisent notre nourriture ; les machines industrielles produisent des abris, des vêtements et des outils ; divers autres types d’installations et d’équipements nous tiennent au chaud ou au frais, nous alimentent en eau et nous sécurisent, et aussi nous permettent de nous déplacer dans l’espace (généralement avec un circuit triangulaire entre la maison, le travail et le shopping). Et garder toute cette machinerie en fonctionnement nécessite des machines sociales. Celles-ci sont différentes des autres, qui se composent principalement de matériel informatique, car les parties mobiles des machines sociales sont faites de viande, de viande humaine, pour être exact. La viande humaine est composée d’êtres humains qui agissent comme des robots.

Qu’est-ce qu’une machine sociale ? Voici comment je l’ai définie dans mon livre « Shrinking the Technosphere » :
« Une machine sociale est une forme d’organisation qui subordonne la volonté des participants à un ensemble explicite et écrit de règles, qui est contrôlée en fonction de critères objectifs et mesurables, et qui exclut, dans la mesure du possible, le jugement individuel, l’intuition et l’action indépendante, spontanée. Dans le processus, elle devient aveugle à toutes les choses qui ne peuvent être mesurées, comme le sens, la beauté, le bonheur, la justice et la compassion. » [p. 189]
On peut penser que les machines sociales sont une sorte d’aberration pathologique, la mort de la pensée ! Elles sont parfaitement normales pour toutes les sociétés humaines au-delà d’une certaine échelle :
« La progression d’une organisation humaniste qui fonctionne sur la base d’une compréhension commune, d’une coopération spontanée, de valeurs partagées et de jugements et d’initiatives individuels vers une machine sociale dans laquelle les personnes se comportent comme des robots, est automatique : c’est simplement une question d’échelle. » [ p. 190]
En pratique, les organisations humanistes ne peuvent dépasser une certaine taille. Ainsi, il est inutile d’aimer ou de ne pas aimer les machines sociales ; leur existence est simplement un fait que vous devez accepter et à laquelle vous devez apprendre à faire face du mieux possible. Vous pouvez peut-être choisir de vous en exclure, en fonction de vos propres goûts et dégoûts.

Par exemple, si vous n’aimez pas l’agriculture industrielle avec ses champs chimiquement empoisonnés, des rangées et des rangées de serres en plastique, des fermes-usines inhumaines et tout le reste, vous pouvez vous engager dans le homesteading. Ensuite, au lieu de passer vos journées assis dans un bureau climatisé en regardant un écran, vous pouvez les passer à marcher lentement en regardant le derrière d’un cheval de trait ou en travaillant avec une fourche pendant que vos enfants se baladent dans la saleté à la recherche de pommes de terre pour remplir un seau (comme nous l’avons fait il y a quelques semaines). Mais peu importe ce que vous faites, il y aura toujours des machines sociales, et vous devrez toujours vous y confronter.

Ensuite, nous devons accepter que les machines sociales soient très bien dotées en personnel et presque exclusivement dirigées par des psychopathes :
« … Ce qui pour une société saine ressemble à un terrible défaut de caractère, semble parfaitement normal, même louable, dans le contexte d’une machine sociale. Le manque d’empathie est considéré comme un détachement cool et professionnel ; un psychopathe ne laissera jamais l’émotion nuire à son jugement. Les tendances sadiques (les psychopathes blessent les gens pour ressentir quelque chose) sont perçues comme des signes d’une nature incorruptible : les règles sont les règles ! (…) À cause de cela, les machines sociales agissent comme des incubateurs de psychopathes. Les psychopathes ne sont pas les plus sains des spécimens, mais en raison de leur plus grande aptitude inclusive dans les machines sociales, ils ont tendance à persister et à prospérer en elles alors que les non-psychopathes ne le font pas. » [p. 194]
Le fait que, au sein des machines sociales, les psychopathes s’élèvent au sommet est facile à comprendre :
« Si l’on a des tendances psychopathiques utiles pour s’intégrer dans une machine sociale, avoir plus de tendances psychopathiques est encore plus utile. Par conséquent, dans les machines sociales, les psychopathes purs montent dans la hiérarchie et se concentrent au sommet. Il n’est donc pas surprenant de constater que lorsque nous examinons les échelons supérieurs du milieu des affaires et du gouvernement – les dirigeants, les conseils d’administration, les directeurs, les législateurs et les juges – nous constatons qu’ils sont assez bien fournis en psychopathes purs et durs. » [p. 195]

Enfin, tirons en quelques conclusions, qui devraient maintenant être parfaitement évidentes. Tous les Cultes de haine mentionnés ci-dessus sont axés sur des leaders nationaux. Les États-nations sont des machines sociales par excellence. Les machines sociales sont dirigées par des psychopathes. Quoi qu’il en soit, vous pouvez être absolument sûrs, et cela n’a rien de personnel, qu’elles sont entièrement hors de votre contrôle, et qu’il n’y a rien à faire à ce sujet. Mon espoir sincère et honnête est que, une fois que vous digérez et acceptez ces faits, se stresser à propos d’une figure de proue psychopathique ou d’une autre commencera à vous paraître stupide, le sortilège sera brisé, le vitriol politique dans votre cerveau finira par se métaboliser en quelque chose de moins toxique (urine, probablement), vous cesserez de gaspiller vos énergies et vous vous sentirez mieux. En ce qui concerne toutes les Cathédrales de haine, ne vous en approchez en aucun cas. Les Cultes sont mauvais ; les Cultes de haine politique doublement.

Dmitry Orlov

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