lundi 16 octobre 2017

Qu’est ce qui alimente la guerre civile ? L’énergie et la montée du fascisme

Article original de Ugo Bardi, publié le 23 aout 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr




Les chemises noires italiennes au début des années 1920. Il y avait une chanson fasciste à l’époque qui disait : « Les fascistes et les communistes jouaient aux cartes. Les fascistes ont gagné avec l’as de trèfle. » Mais les trèfles utilisés par les fascistes n’étaient qu’un élément marginal dans une lutte qui avait pour facteur fondamental l’approvisionnement en énergie de l’économie italienne.



L’histoire, comme nous le savons tous, peut ne pas se répéter, mais elle rime sûrement. Ainsi, le thème d’une guerre civile et d’un retour du fascisme est largement discuté aux États-Unis aujourd’hui. Quel genre de rimes avec des événements passés pouvons-nous percevoir ? Sur ce point, je peux proposer de réexaminer comment le fascisme a pris le dessus en Italie au début des années 1920, et en particulier comment il était lié aux facteurs d’approvisionnement énergétique. Ce n’est pas, et ce ne peut pas être une analyse complète, mais cela peut peut-être nous aider à comprendre ce qui se passe maintenant.

Dans les années 1920, l’Italie était toujours ébranlée par les efforts considérables de la Première Guerre mondiale alors que les grandes puissances alliées, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis découpaient le gâteau de la victoire entre elles, ne laissant que des miettes à l’Italie. Il y avait des raisons à cela. La principale était que les Alliés ont considéré l’Italie comme un fardeau plus qu’une aide pendant la guerre. En tout cas, il n’y a pas eu de « dividendes pour la paix » pour l’Italie.

Ce n’était pas le seul problème pour l’Italie. Un problème plus important encore était la dépendance au charbon britannique pour son approvisionnement énergétique. Au lendemain de la guerre, la production de charbon britannique avait atteint un Peak et commençait à décliner. Vous pouvez voir les données ci-dessous.

Les deux points à part sous le pic de production correspondent aux deux principales grèves des mineurs de charbon de 1921 et 1926. Mais, même sans grève, l’économie britannique subissait un réajustement majeur. Le charbon n’était plus aussi abondant qu’auparavant et cela avait des effets sur les exportations britanniques de charbon. Par rebond, cela a créé une crise énergétique en Italie. Vous pouvez voir dans les données ci-dessous comment les importations de charbon en Grande-Bretagne ont chuté immédiatement après la guerre et comment les importations en provenance d’Allemagne ont initialement suffi pour compenser le déclin.

Tout cela a eu des conséquences politiques. La plupart des Italiens n’a pas compris pourquoi la victoire dans la Grande Guerre ne lui avait amené que plus de pauvreté qu’auparavant. Ils n’ont pas compris non plus pourquoi les perfides Britanniques leur refusaient le charbon qu’ils méritaient en juste récompense (vous pouvez lire ce sentiment dans Mer et Sardaigne de D.H. Lawrence, en 1921). Une attitude de  désillusion s’est répandue en conséquence : il était généralement perçu que l’Italie était désignée comme ennemie par les ploutocraties décadentes du Nord parce qu’elles enviaient la force et le pouvoir de la jeune nation italienne. Dans sa forme extrême, cette illusion déclamait que l’Italie avait gagné la guerre pour les grandes puissances avec l’offensive de Vittorio Veneto en 1918 et que, encore une fois, les grandes puissances ne voulaient pas l’admettre parce qu’elles détestaient la puissance de la jeune nation italienne. Cela a été répété si souvent que c’est devenu une vérité évidente en Italie. Finalement, cela a conduit à la surestimation du pouvoir militaire du pays, avec des conséquences désastreuses pour la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, une croyance illusoire semblable était commune en Allemagne au cours de ces années là : que la défaite du pays lors de la Première Guerre mondiale avait été causée par le « coup de poignard dans le dos » reçu par les socialistes.

Dans ces années confuses, le manque de charbon et le stress économique ont provoqué des émeutes et des troubles en Italie. Ceci est le résultat général du fait que dans une situation de manque de ressources, la meilleure stratégie peut être de les voler à ses voisins. Cette phase historique a été décrite comme les « deux années rouges » (il biennio rosso), mais ce n’était pas seulement une confrontation entre la droite et la gauche (les fascistes et les communistes). Il existe une animation étonnante que vous pouvez trouver dans Wikipedia qui illustre la fragmentation de la société italienne en différents groupes politiques qui se manifestent. (Image créée par Markuswikipedian)

Finalement, un homme fort local, Benito Mussolini, a émergé de la lutte en tant que vainqueur et lui et son parti fasciste ont pris le pouvoir avec la « Marche sur Rome » de 1922. Ce fut un coup d’État sans verser de sang, réalisé avec le soutien des élites traditionnelles, y compris du roi d’Italie. Ils espéraient qu’ils pourraient neutraliser Mussolini et transformer son mouvement en quelque chose qu’ils pourraient contrôler. À court terme, ce fût vrai.

Lorsque le nouveau gouvernement fasciste a pris le pays en charge, en 1922, il a bénéficié de deux circonstances favorables. La principale a été que l’approvisionnement en énergie du pays s’est améliorée. Les importations de charbon en provenance de Grande-Bretagne ont redémarré, mais pas au même niveau qu’auparavant, mais en même temps, l’industrie allemande du charbon s’est également relancée. La production de charbon allemande ne devait pas atteindre son Peak avant la fin des années 1930, ce qui signifiait que les importations en provenance d’Allemagne pouvaient maintenant compenser la stagnation de la production britannique. À la longue, cela devait conduire l’Italie dans une étreinte mortelle avec l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, mais dans les années 1920, c’était un flux vital d’énergie pour l’économie italienne.

La deuxième circonstance favorable à Mussolini était que les gouvernements précédents avaient réduit les dépenses militaires à 2% du PIB contre plus de 10% pendant la guerre. Malgré toute sa rhétorique guerrière, Mussolini fût assez intelligent pour ne pas augmenter le budget militaire, au moins initialement. Sans le fardeau de dépenses militaires importantes et avec un bon approvisionnement en charbon, l’économie italienne a connu une petite renaissance. L’inflation a disparu et les ressources ont pu être consacrées à la reconstruction de l’infrastructure industrielle civile. Mussolini a même pu se livrer à une tentative de créer une industrie nationale du charbon en exploitant des gisements de charbon en Sardaigne. C’est finalement resté une mine anecdotique, mais elle a eu une réelle valeur en terme de propagande.

Enfin, les Italiens ont semblé croire qu’une dictature était préférable à la guerre civile et cela a rendu les choses relativement faciles pour Mussolini, qui n’avait pas besoin de recourir à des mesures de répression extrêmes, au moins au début. Bien sûr, comme nous le savons tous, les choses ont changé. Dans les années 1930, une nouvelle crise du charbon a amené le régime a devenir plus répressif, le budget militaire a triplé et a été victime de sa propre propagande, poursuivant le rêve insensé de reconstruire l’Empire romain. Il a engagé le pays dans une série de guerres insensées, ce qui a mené l’Italie à la défaite et à l’humiliation.

Il s’agit d’une présentation simplifiée d’une série d’événements complexes, mais je pense qu’elle peut nous être utile pour comprendre quels sont les principaux éléments qui peuvent conduire le fascisme à prendre place partout dans le monde. Après tout, le fascisme est une invention italienne, très admirée par les dictateurs de tout bord. C’était une combinaison de crise économique liée à la pénurie d’énergie, de victoires militaires devenant de coûteuses défaites et d’une vision illusoire qui accuse les forces étrangères diaboliques de tous les problèmes en cours.

Donc, si on porte le regard sur la situation aux États-Unis de nos jours, une des similitudes évidentes avec l’Italie des années 1920, c’est la façon dont une victoire militaire ne peut entraîner aucun avantage pour le pays gagnant. Dans les années quatre-vingt-dix, les États-Unis ont triomphé de l’Union soviétique lors de la guerre froide et on s’attendait à ce qu’ils distribuent les « dividendes de la paix », mais cela n’a jamais été le cas. Les États-Unis ont également envahi avec succès l’Irak en 2003, mais encore une fois, la plupart des Américains n’a vu aucun des avantages qui avaient été mis en avant, ceux du contrôle des ressources pétrolières en Irak.

En ce qui concerne les délires collectifs, nous en voyons certainement beaucoup aux États-Unis, de nos jours. On considère les États-Unis comme « la nation indispensable », surestimant grandement le pouvoir militaire du pays. Une autre idée est celle de « dominance dans le domaine énergétique ». Il est incroyable que tant de personnes aux États-Unis pensent que le fait que le pays produise plus de pétrole qu’il n’en importe (ce qui est correct) signifie que le pays ne dépend plus des importations (ce qui est incorrect, bien sûr). Même le secrétaire à l’Énergie, Rick Perry, a récemment déclaré que les États-Unis exportent plus que ce qu’ils importent, et cette déclaration n’a pas été contestée dans les médias traditionnels. En tout cas, une grande partie de ce qui a été dit et fait aux États-Unis et en Occident repose sur l’illusion encore plus fondamentale que le progrès technologique résoudra tous les problèmes.

Enfin, nous commençons à voir beaucoup de violence sectaire aux États-Unis. Les gens parlent ouvertement d’une « guerre civile » en cours, même s’il semble que nous soyons encore loin du niveau de violence atteint en Italie après la Première Guerre mondiale (mais notez également que la violence italienne de ces temps-là n’avait pas de composante raciale) . En tout cas, les guerres civiles ne peuvent durer éternellement. Finalement, un côté doit gagner et prendre le relais. Alors, à quoi pouvons nous nous attendre pour l’avenir ?

La plupart de ce qui arrive à l’économie d’un pays dépend de son approvisionnement en énergie, nécessaire pour fonctionner. Ce n’est pas communément reconnu, mais nous avons vu comment l’Italie a dansé sur l’air du charbon pendant les années entre les deux guerres mondiales. À notre époque, les combustibles fossiles, le gaz, le pétrole et le charbon font danser l’économie mondiale. Et la disponibilité en l’énergie déterminera le destin des États-Unis.

Comme nous le savons tous, l’ambiance aux États-Unis est optimiste en ce qui concerne les combustibles fossiles et il est vrai que les combustibles liquides et le gaz naturel ont connu une renaissance avec les technologies d’extraction de type « fracturation hydraulique ». Cela a empêché le déclin qui avait commencé avec le Peak de la production pétrolière conventionnelle, atteint en 1970, et conduit à un nouveau cycle d’augmentation des taux de production. Mais le temps de la croissance rapide semble être terminé pour l’industrie pétrolière et gazière américaine. La « fracturation hydraulique » n’est pas éternelle et une nouvelle phase de déclin de la production pourrait commencer. Ensuite, notez également que les dépenses militaires américaines sont encore importantes, même si elles diminuent. Elles représentent maintenant environ 3,3% du PIB, plus élevées en termes relatifs qu’elles ne l’étaient en Italie en 1922.

Ainsi, l’avenir des États-Unis dépendra de la mesure dans laquelle il sera possible d’approvisionner le système industriel en énergie et de maintenir les dépenses militaires à un niveau compatible avec l’énergie disponible. Même en espérant que les dépenses militaires ne seront plus relevées, à l’avenir, il est difficile de penser que l’énergie nécessaire pour maintenir le système pourrait provenir des champs de pétrole et de gaz américains qui s’épuisent. Un nouveau gouvernement américain pourrait-il fonder une nouvelle renaissance économique sur le charbon ? Cela semble, en effet, être le plan de Donald Trump. Ré-ouvrir les mines de charbon, subventionner doucement la production de charbon et, peut-être, prendre la route de la liquéfaction du charbon pour obtenir des carburants synthétiques. Ensuite, utiliser ces carburants pour stimuler l’économie, créer des emplois, reconstruire le pouvoir militaire du pays et, probablement, mettre fin à la guerre civile avant qu’elle ne devienne vraiment désastreuse. Après tout, c’est ce que l’Italie et l’Allemagne ont fait, avec un succès initial, entre les deux guerres mondiales.

Mais est-il possible de transformer l’économie américaine au charbon ? Probablement pas, pour deux raisons : la première est que les ressources en charbon aux États-Unis, quoique encore abondantes, ne sont plus ce qu’elles étaient par le passé. La deuxième est que rendre la plus grande économie du monde dépendante du charbon donnerait une telle poussée au réchauffement climatique que cela détruirait rapidement l’écosystème mondial tel que nous le connaissons [Point Godwin climatique… NdT].

Mais le fait que la tâche est désespérée ne signifie pas qu’elle ne peut pas être tentée. Et un dictateur qui tenterait de le faire a de bonnes chances de faire plus de dégâts à son pays et à l’humanité que n’importe quel dictateur du passé n’en a jamais accompli.

Ugo Bardi

Note du traducteur

Pour suivre le charbon, je peux vous conseiller le blog LaChute qui en parle très régulièrement aux USA et en Chine. Et pour réorganiser l'industrie autour du charbon, il faudrait investir massivement alors que l’État américain est déjà sous l'eau et que la monétisation des dettes est déjà en train de menacer l'équilibre financier mondial. Mais cela peut suffire à faire bien vivre une petite élite comme au XIXe siècle où les riches se sentaient certainement plus riches qu'aujourd'hui.

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