Article original de Dmitry Orlov, publié le 3 octobre 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Si vous errez dans le cadre presque hermétiquement scellé de l’actualité des médias traditionnels occidentaux, et si vous aimez connaître la vérité, la vie doit être de plus en plus injuste pour vous, parce que vous ne pouvez pas gagner. Depuis des décennies, le mode opératoire a été le suivant. Indépendamment du parti ayant la majorité au Congrès ou contrôlant la présidence, la même élite nationale immuable installée à Washington (et de plus en plus transnationale) définit l’ordre du jour et l’impose par tous les moyens nécessaires, qu’ils soient légaux, illégaux ou manifestement criminels (de plus en plus criminels car la faillite nationale se manifeste et le désespoir s’installe parmi eux). Leurs agents s’assurent qu’il n’y aura pas de véritable enquête sur ce qui s’est passé. Tous les rapports des médias occidentaux qui contredisent le récit fallacieux officiel sont étouffés. Tous les efforts indépendants pour enquêter et découvrir la vérité sont dénigrés en tant que « théories du complot » – un terme dérogatoire inventé par la CIA à cet effet. Toutes les sources médiatiques non occidentales qui osent contredire le récit fallacieux officiel sont ignorées, soumises à des attaques ad hominem et à toutes sortes de fausses accusations et, si tout échoue, elles sont bannies (comme c’est le cas actuellement avec la chaîne de télévision satellite Russie Today) .
Si cela finit par être la méthode dominante de communication vers le public (comme j’en suis convaincu, et comme vous devriez vous en convaincre en faisant des recherches si vous ne l’êtes pas encore), alors, quelle chance avons-nous d’être en mesure de découvrir une vérité qui nous satisfasse ? En règle générale, on s’attend à ce qu’on nous présente quelques versions, peut-être quelque peu contradictoires, des événements et, après quelques sondages et délibérations, que ce processus rende un verdict et le socialise pour parvenir à un consensus qui devient alors une autre brique dans l’édifice de notre réalité consensuelle. Ce sont des tâches hautement prioritaires, car le maintien d’un sentiment de réalité consensuelle est important : il nous permet de distinguer les sains des fous, et cela nous permet de transmettre cela à nos jeunes, dont les esprits sont trop immatures pour leur permettre d’atteindre leurs propres conclusions sans être guidés vers des opinions infondées ou extrémistes, ce qui n’est pas sans danger pour eux. Si nous sommes privés de notre capacité à maintenir un sentiment de réalité consensuelle, nous perdons la face devant nos pairs (et nos enfants) et notre respect de nous même en souffre parce que nous ne nous sentons plus socialement en adéquation.
Mais quels sont les choix ?
Si nous avalons les mensonges officiels que l’on nous raconte, en sachant très bien qu’ils sont des mensonges, alors nous nous sentons comme des imbéciles. Si nous refusons de les avaler, nous devons accepter une interprétation ou un récit alternatif comme réel en dépit du manque de faits dont nous avons besoin pour le prouver le cas échéant, parce que personne ne nous les donnera, et nous risquons l’ostracisme et la marginalisation. Ou alors nous devons prendre une position agnostique et déclarer que même si nous ne sommes pas au courant de la vérité nous en savons assez pour déclarer que l’histoire officielle est un tissu de mensonges. Les deux premiers choix sont tous les deux des options nettement perdantes tandis que la dernière option est un refus de jouer et donc aussi une défaite. Ainsi, les trois sont des défaites. Il n’y a aucune option gagnante ici.
Mais c’est encore pire que cela ; non seulement nous manquons d’une stratégie gagnante, mais nous appartenons aussi à une équipe perdante qui ne sait pas comment jouer et aime être le dindon de la farce. Comme Ron Unz, l’éditeur de unz.com, l’a récemment déclaré : « J’ai parfois plaisanté avec des gens sur le fait que si la propriété et le contrôle de nos stations de télévision et d’autres grands médias changeaient soudainement de main, le nouveau régime d’information ne nécessiterait que quelques semaines d’efforts concertés pour inverser totalement toutes nos ‘théories du complot’ les plus célèbres dans l’esprit du crédule public américain. La notion selon laquelle dix-neuf Arabes armés de cutters ont détourné plusieurs avions de ligne, évitant facilement nos défenses aériennes du NORAD et réduisant de nombreux bâtiments historiques en décombres serait bientôt ridiculisé universellement comme la théorie du complot la plus absurde jamais imaginée par des bandes dessinées écrites pour des esprits malades, dépassant facilement la théorie absurde de ‘l’homme solitaire’ pour l’assassinat de JFK. »
Prenons l’exemple de la malheureuse invasion américaine de l’Irak : 4 801 soldats US morts, 1 455 590 Irakiens morts, un pays autrefois prospère détruit et transformé en aire de jeux pour terroristes avec un gouvernement central faible qui est aligné sur l’Iran, achetant des armes à la Russie et de plus en plus hostile envers les États-Unis. La guerre a été vendue au public des États-Unis en utilisant une technique appelée « preuve par juxtaposition » qui fonctionne comme ceci : montrez continuellement une photo de Bob à côté d’un énorme tas de cadavres et finalement tout le monde croira que Bob est un meurtrier en masse, peu importe le fait que Bob n’a tué peut-être qu’une demi-douzaine de personnes, et tous, sauf un, en état de légitime défense ou par accident. C’est ce qui a été fait avec Saddam Hussein (qui, en passant, était l’ennemi juré d’Oussama ben Laden, qui, à son tour, avait travaillé pour la CIA). En 2003, 70% des Américains avaient été amenés à croire que Saddam Hussein était responsable de la destruction du World Trade Center.
« La preuve par juxtaposition » fonctionne bien pour les zombies télévisés aux États-Unis, mais pour le reste du monde, tel que représenté par le Conseil de sécurité de l’ONU, un tissu de mensonges plus fort devait être tissé – utilisant une « intoxication » forgée par les services secrets avec les « armes de destruction massive » irakiennes. Le monde a tiqué mais a voté la résolution autorisant l’utilisation de la force contre l’Irak. Les armes putatives n’ont jamais été trouvées et l’« intoxication » utilisée pour convaincre le monde de leur existence s’est révélée être une manipulation.
Il s’agit en fait d’une très grosse affaire, car une réputation de découvreur de vérité ne peut être perdue qu’une seule fois, et à partir de là, l’utilisation de l’expression « sources de renseignement américaines » est devenue synonyme de « conspiration de menteurs éhontés ». À son tour, la réponse standard aux propositions basées sur « les services de renseignements américain » est devenue synonyme de « décrédibilisation ». Mais il a fallu un certain temps pour que la scène finisse par se stabiliser. Le dernier pays où les États-Unis auront jamais obtenu la permission de l’ONU d’attaquer à l’aide d’une « intoxication » forgée par les services secrets (celle d’une catastrophe humanitaire) aura été la Libye. Dmitri Medvedev qui, en tant que président de la Russie à l’époque, tentait encore d’entrer dans les bonnes grâce de l’Occident, n’est pas parvenu à bloquer la résolution – une décision qu’il regretta plus tard. Le délai dans la prise de conscience du fait que toute confiance a disparu et les décès et les destructions supplémentaires qui en ont découlé sont déplorables, mais maintenant le verdict est tombé et il n’est plus susceptible d’appel. Si ce dernier paragraphe déclenche un peu de colère, alors c’est probablement approprié ; tous ces morts inutiles justifiés en utilisant des « faits » fabriqués devraient peser sur la conscience de quelqu’un – espérons que ce n’est ni sur la votre ni sur la mienne.
Revenons à la question initiale : comment pouvons-nous jouer à ce jeu pour gagner ? Sur la base de ce qui précède, l’hypothèse de base selon laquelle, quelle que soit la question, le récit officiel occidental dominant est un tissu de mensonges est la bonne. Quel que soit le message que Washington et les médias de masse occidentaux essaient de faire croire, une réponse parfaitement valable est de souligner toutes les fois où ils ont menti dans le passé et de poser une question simple : quand ont-ils cessé de mentir ? Comme il est très difficile de trouver une réponse raisonnée à cette question, la solution est de traiter tous les gouvernements et médias occidentaux comme suspects.
Si le récit officiel doit être ignoré, une ouverture est créée pour des récits alternatifs. Ceux-ci peuvent être d’au moins de trois sortes. Il y a les hommes de paille créés spécifiquement pour être incendiés, ainsi que tous ceux qui se précipitent vers eux : s’ils ne peuvent pas vous convaincre d’un faux récit A, ils peuvent tenter de vous convaincre d’un faux récit B (qui vous semblera attrayant parce qu’il rendra les officiels bien méchants) afin qu’ils puissent vous étiqueter comme « théoricien du complot » et vous faire sortir de la route en vous envoyant dans un fossé. Ensuite, il y a le faux récit C : des contre-récits fabriqués par d’autres États-nations, adversaires géopolitiques (comme la Russie, la Chine et l’Iran) ou des États parias (comme Cuba, le Venezuela et la Corée du Nord). Ici, vous risquez d’être qualifié de colporteur d’influence étrangère (si vous les relayez) ou d’être coincé dans un no man’s land mental (si vous ne le faites pas).
Dans chaque cas, vous pouvez essayer de donner du sens à la situation en posant la question Cui bono ? Avec le faux récit A, les bénéficiaires sont les élites américaines, les oligarques, l’État profond, etc. Même chose avec le faux récit B, à ceci près que le nouveau modèle est « ils gagnent là où vous perdez ». Même chose avec le faux récit C, sauf qu’ici « ils » sont des menteurs étrangers plutôt que locaux. Mais même si vous savez qui vous ment et pourquoi, vous ne pouvez toujours pas gagner, dans le sens d’obtenir la vérité.
Mais vous pouvez gagner en regardant les résultats. Ce que vous cherchez, c’est un modèle consistant d’échec. Vous voyez, ceux qui mentent à d’autres ont également tendance à se mentir à eux-mêmes. Sur un grand groupe de personnes, seuls quelques sociopathes performants peuvent constamment mentir aux autres tout en gardant le contrôle de la vérité et en restant honnête avec leurs propres pensées. Pour tous les autres, l’expérience d’être immergé dans un cloaque de mensonges est spirituellement corrosive, émotionnellement débilitante et si démoralisante qu’il est peu probable que ces personnes pourront remplir adéquatement leurs tâches. J’ai descendu beaucoup de bière avec des hommes et des officiers enrôlés qui ont fait leur devoir en Irak et en Afghanistan, et j’ai écouté attentivement leurs histoires de malheur. Leur endoctrinement officiel a rarement survécu au contact de « l’ennemi ». Malheureusement, les dommages émotionnels causés par cette expérience sont souvent permanents.
Au-delà de l’impact émotionnel du mensonge, il y a l’effet pratique d’un jugement entravé chez les commandants. Les mensonges engendrent d’autres mensonges, et bientôt une collecte de renseignements impartiale, une analyse rationnelle et une planification de mission appropriée deviennent impossibles. Le résultat garanti et reproductible est un fiasco. Regardez le Kosovo : un narco-État failli dirigé par une mafia. Regardez l’Afghanistan : les talibans sont de retour et plus forts que jamais, et l’activité du trafic d’héroïne est en plein essor. Regardez l’Irak : une aire de jeux pour les terroristes, allié maintenant avec l’Iran. Regardez la Libye : un pays détruit qui est un terrain de jeu pour les militants islamiques et un point de transbordement pour les migrants vers l’Europe. Regardez la Syrie : les Syriens et les Russes l’ont largement reconquise contre les terroristes armés et formés par les Américains. Regardez l’Ukraine : elle a éclaté, la meilleure partie de sa population a fui vers la Russie, et elle est maintenant une étude de cas convaincante pour les cinq étapes de l’effondrement. Recherchez des contre-exemples à ce modèle : il est peu probable que vous en trouviez.
Ceux qui marchent dans la bataille sous la bannière de la Vérité sont beaucoup plus susceptibles de prévaloir que ceux qui sortent la taille ceinte de la feuille de figue de la tromperie publique. Vous ne pourrez peut-être pas déchiffrer l’écriture sur la bannière, mais vous pourrez certainement dire, quand les vents d’automne arracheront cette feuille de figue, « Tu les reconnaîtras à leurs fruits ». [Matthieu 7:16]
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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