vendredi 12 janvier 2018

Au-delà du cynisme : l’Amérique s’effondre en un château de Kafka

Article original de James Howard Kunstler, publié le 21 Décembre 2017 sur le site The American Conservative 
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Sur la « longue urgence » de l’Amérique des politiques de récession, de mondialisation et identitaire.

Crédit : alisafarov/Shutterstock

« Personne ne sait, d’un océan à l’autre, pourquoi nous avons tous ces problèmes avec notre république. » – Tom McGuane
Un peuple peut-il se remettre d’une excursion dans l’irréalité ? Le séjour des États-Unis vers un univers alternatif de l’esprit s’est fortement accéléré après que Wall Street a presque fait exploser le système financier mondial en 2008. Cette débâcle n’était qu’une manifestation d’une série de menaces accumulées sur l’ordre postmoderne, incluant les fardeaux de l’empire ; le dépassement de population ; la fracture de la globalisation ; les inquiétudes au sujet de l’énergie ; les technologies perturbatrices ; les ravages écologiques et le spectre du changement climatique.



Un sentiment de crise, que j’appelle la « longue urgence » persiste. C’est systémique et existentiel. Cela remet en question notre capacité à mener une vie « normale » beaucoup plus longtemps lors de ce siècle, et toute l’angoisse qui l’accompagne est difficile à traiter pour le public. Il s’est manifesté d’abord dans la finance parce que c’était la plus abstraite et la plus fragile de toutes les grandes activités dont nous dépendons pour la vie quotidienne, et donc la plus facilement altérée et mise en danger par un groupe d’opportunistes irresponsables à Wall Street. En effet, beaucoup de ménages ont été définitivement détruits après la soi-disant Grande Crise financière de 2008, malgré les sonneries officielles de trompettes annonçant le « retour de la croissance » et le pompage malhonnête et organisé sur les marchés de capitaux depuis lors.

Avec l’élection de 2016, les symptômes de la « longue urgence » se sont infiltrés dans le système politique. La désinformation est devenue la règle. Il n’y a pas de consensus cohérent sur ce qui se passe et pas de proposition cohérente pour faire quoi que ce soit à ce sujet. Les deux partis sont embourbés entre paralysie et dysfonctionnement et la confiance du public à leur égard est à des niveaux épiquement bas. Donald Trump est perçu comme une sorte de président pirate, un fripon élu par hasard, un « perturbateur » du statu quo, au mieux, et au pire, un dangereux incompétent jouant avec le feu nucléaire. Un état de guerre existe entre la Maison Blanche, la bureaucratie permanente à Washington DC et les médias traditionnels. Le leadership authentique est aux abonnés absents. Les institutions chancellent. Le FBI et la CIA se comportent comme des ennemis du peuple.

Les mauvaises idées s’épanouissent dans ce milieu nutritif de crise non résolue. Ces jours-ci elles dominent réellement la scène de tous les côtés. Une espèce de vœu pieux qui ressemble à un culte du cargo primitif 1 saisit la classe technocratique, attendant des remèdes magiques qui promettent d’étendre le régime du Happy Motoring, du consumérisme et de la banlieue qui constitue l’armature de la vie « normale » aux USA. Elles parlent des flottes de voitures électriques sans conducteur, de services de drones de livraison à domicile et de modes de production d’énergie encore peu développés pour remplacer les combustibles fossiles problématiques, tout en ignorant les contraintes évidentes en ressources et en capitaux et même les lois de la physique, notamment l’entropie, la deuxième loi de la thermodynamique. Leur bloc mental principal est leur croyance en la croissance industrielle infinie sur une planète finie, une idée si puissamment idiote qu’elle remet en cause leur compétence de technocrates.

La cohorte non technocratique de la classe pensante gaspille ses heures de veille en une campagne don-quichottesque pour détruire le reste d’une culture commune américaine et, par extension, une civilisation occidentale vilipendée qu’elle blâme pour l’échec de notre temps à établir une utopie sur terre. Selon la logique du jour, l’« inclusion » et la « diversité » sont obtenues en interdisant la transmission d’idées, en fermant le débat et en créant de nouveaux dortoirs pour les étudiants organisant la ségrégation raciale. La sexualité est déclarée non biologiquement déterminée, mais les personnes dites « sexuées » (dont l’identité de genre correspond à leur sexe telle que détectée à la naissance) sont vilipendées pour ne pas être « d’un autre sexe » – contrecarrant ainsi la recherche du bonheur des personnes s’identifiant comme étant d’autres sexes. Quelqu’un parle de casuistique ?

Les universités pondent une classe de ce que Nassim Taleb appelait farouchement des « intellectuels-mais-idiots » des hiérophantes qui trafiquent des lubies et des mensonges, véhiculés dans un jargon ésotérique encadré d’un psychoverbiage pour soutenir une croisade crypto-gnostique thérapeutique visant à transformer la nature humaine en un modèle utopique d’un monde où tout est permis. En fait, ils n’ont produit qu’un nouveau despotisme intellectuel digne de Staline, Mao Zedong et Pol Pot.
Au cas où vous n’auriez pas prêté attention aux attentats récents sur les campus ; les attaques contre la raison ; l’équité et la décence commune ; les tribunaux populaires ; les tribunaux de la diversité ; les attaques contre des discours publics et les orateurs eux-mêmes, voici la clé perdue : il ne s’agit pas d’idées ni d’idéologies ; il s’agit purement de plaisirs autour de la coercition, pour écarter les autres. La coercition est amusante et excitante ! En fait, c’est enivrant, et récompensé par des bons points et de l’avancement de carrière. Il est plutôt pervers que cette passion pour la tyrannie soit soudainement si populaire au sein de la gauche libérale.

Jusqu’à récemment, le Parti démocrate n’était pas concerné par ces méthodes. Ce sont les Républicains de droite qui ont essayé d’interdire les livres, de censurer la musique pop et d’étouffer la liberté d’expression. Au contraire, les Démocrates défendaient vigoureusement le premier amendement, y compris le principe selon lequel des idées impopulaires et inconfortables devaient être tolérées afin de protéger tous les discours. En 1977, l’ACLU a défendu le droit des néo-nazis à marcher pour leur cause (Parti national-socialiste d’Amérique c. Village de Skokie, 432 U.S. 43).
L’idée nouvelle et fausse que quelque chose étiqueté « discours de haine » – étiqueté par qui ? – est équivalent à la véritable violence et elle a flotté hors des écoles supérieures sur un nuage toxique d’hystérie intellectuelle concoctée dans le laboratoire de philosophie dite « post-structuraliste » où des parties du corps de Michel Foucault, Jacques Derrida, Judith Butler et Gilles Deleuze ont été cousues en un seul cerveau composé d’un tiers de Thomas Hobbes, Saul Alinsky et Tupac Shakur pour créer un parfait monstre de la pensée à la Frankenstein. Tout se résumait à la proposition que la volonté de puissance annulait tous les autres pulsions et valeurs humaines, en particulier la recherche de la vérité. Dans ce schéma, toutes les relations humaines étaient réduites à une dramatis personae des opprimés et de leurs oppresseurs, les premiers étant généralement des « gens de couleur » et des femmes, toutes subjuguées par les Blancs, en majorité des hommes. Les mouvements tactiques en politique parmi ces « opprimés » et « marginalisés » autoproclamés sont basés sur le credo que les fins justifient les moyens (le modèle d’Alinsky).

C’est la recette de ce que nous appelons la politique identitaire, dont le but principal aujourd’hui, la quête de la « justice sociale », est de fomenter un procès contre le privilège du mâle blanc et, dirons-nous, le cheval sur lequel il est monté : la civilisation occidentale. Une caractéristique particulière du programme de justice sociale est le désir d’ériger des limites strictes autour des identités raciales tout en effaçant les frontières comportementales, les frontières sexuelles et les limites éthiques. Comme une grande partie de cette pensée monstrueuse est en fait promulguée par des professeurs et des administrateurs de collèges blancs, et des militants politiques blancs, contre des gens comme eux, les motifs de cette campagne concertée pourraient sembler déconcertants pour un observateur occasionnel.

J’en rends compte comme le remplacement psychologique chez cette cohorte politique pour leur honte, leur déception et leur désespoir face à l’issue de la campagne pour les droits civils qui a commencé dans les années 1960 et qui a formé le noyau de l’idéologie progressiste. Cela n’a pas provoqué l’utopie espérée. La fracture raciale en Amérique est plus forte que jamais, même après deux mandats d’un président noir. Aujourd’hui, il y a plus de griefs et de ressentiment, et moins d’espoir pour un avenir meilleur, que lorsque Martin Luther King a plaidé en faveur du progrès sur les marches du Lincoln Memorial en 1963. Les récents points chauds du conflit racial à Ferguson, avec la police de Dallas ou le massacre dans cet église à Charleston, etc., font ressortir qu’il y a beaucoup de mauvais sentiments dans tout le pays, et beaucoup d’activisme des deux côtés.

La sous-classe noire est plus grande, plus dysfonctionnelle et plus aliénée qu’elle ne l’était dans les années 1960. Ma théorie, pour ce qu’elle vaut, est que la législation sur les droits civils de 1964 et 1965, qui éliminait les barrières légales à la pleine participation à la vie nationale, a suscité chez les citoyens noirs une anxiété considérable sur la nouvelle disposition des choses, pour une raison ou une autre. Et c’est précisément pourquoi un mouvement séparatiste noir est apparu comme une alternative à l’époque, menée initialement par des personnages aussi charismatiques que Malcolm X et Stokely Carmichael. Une partie de ce mouvement était sans doute un produit de la même énergie juvénile qui a conduit le reste de la contre-culture des années 60 : la rébellion adolescente. Mais le reste du mouvement Black Power est toujours présent dans l’ambivalence généralisée pour faire alliance au sein d’une culture commune. Cela a été seulement exacerbé par une croisade récente de « multiculturalisme et de diversité » qui à long terme annule effectivement le concept d’une culture commune nationale.

Ce qui découle de ces dynamiques est l’affaiblissement de toutes les idées qui ne nourrissent pas un récit autour des relations de pouvoir entre les oppresseurs et les victimes, les victimes auto-identifiées étant de plus en plus désireuses d’exercer leur pouvoir pour contraindre, punir et humilier les oppresseurs, les « privilégiés » qui condescendent à être abusés à un scandaleux degré de masochisme. Personne ne résiste à cette absurdité cérémonielle organisée. Les punitions sont trop sévères, y compris la perte de vos moyens de subsistance, votre statut et votre réputation, en particulier à l’université. Une fois qualifié de « raciste » vous êtes socialement mort. Et s’aventurer à se joindre à une « conversation honnête sur la race » est un ticket certain pour votre effacement médiatique.

La globalisation a agi, quant à elle, comme un grand niveleur. Elle a détruit ce qui restait de la classe ouvrière – la classe moyenne inférieure – qui comprenait un grand nombre d’Américains blancs, autrefois capables de subvenir aux besoins d’une famille avec un simple travail. Pendue pour être asséchée économiquement, cette classe de Blancs est tombée dans beaucoup des mêmes comportements que les Noirs pauvres ont eus avant eux : les pères absents, les naissances hors mariage, la toxicomanie. Puis la Grande crise financière de 2008 a effacé la classe moyenne au-dessus d’eux, subtilisant leurs maisons et leurs futurs, et dans leur désespoir beaucoup de ces personnes sont devenues des électeurs de Trump, bien que je doute que Trump lui-même comprenne vraiment ce qui s’est passé là exactement. Cependant, il a vu que la classe moyenne blanche en était arrivée à s’identifier comme un autre groupe de victimes, lui permettant de se faire passer pour leur champion.

La matrice évolutive des rackets qui a provoqué la débâcle de 2008 n’a fait que se développer de manière plus élaborée et lâche à mesure que l’ancienne économie du réel meurt et qu’elle est remplacée par une économie financiarisée basée sur l’escroquerie et la fraude. Presque plus rien dans la vie financière de l’Amérique n’est à niveau, des déclarations mensongères de la Réserve fédérale aux statistiques économiques officielles des agences fédérales, à la manipulation de tous les marchés, aux manigances fiscales, à la fraude comptable omniprésente qui sous-tend tout cela. Ironiquement, le dépeçage systématique de la classe moyenne est le plus visible de tous les rackets et s’organise autour de la médecine et de l’éducation, deux activités qui étaient auparavant consacrées à ne pas nuire et à chercher la vérité !

La vie dans ce milieu immergé dans la malhonnêteté pousse les citoyens au-delà du cynisme et les met dans un état d’esprit encore plus désespéré. Le public, qui souffre, finit par ne plus avoir aucune idée de ce qui se passe réellement. La boîte à outils des Lumières – la raison, l’empirisme – ne fonctionne pas très bien dans cette salle de miroirs socio-économiques. Donc tout ce bagage est rejeté en faveur de l’idée que la réalité n’est qu’une construction sociale, quelle que soit l’histoire que vous avez envie de raconter. À droite, Karl Rove a exprimé ce point de vue il y a quelques années en se vantant, depuis la Maison Blanche dans l’équipe Bush II, que « nous fabriquons notre propre réalité ». La gauche dit à peu près la même chose dans le bouillon de culture post-structuraliste du monde universitaire : « Vous fabriquez votre propre réalité. » À la fin, les deux côtés ressassent beaucoup de mauvais sentiments et la conviction que seul le pouvoir brut a un sens.

L’effacement des limites psychologiques est une chose dangereuse. Quand les rackets finissent par tomber en poussière comme cela va arriver parce que leurs opérations ne s’additionnent pas, et que le calcul de la vraie découverte des prix recommencera à opérer à l’échelle macro-économique, les Américains se retrouveront dans une détresse encore plus grande que celle qu’ils ont endurée jusqu’ici. Ce sera le moment où personne n’a d’argent, ou alors il y a beaucoup d’argent sans valeur pour tout le monde. De toute façon, la faillite fonctionnelle de la nation sera complète, et rien ne fonctionnera plus, y compris obtenir assez à manger. C’est exactement le moment où les Américains de tous les partis prieront quelqu’un d’intervenir pour les pousser à refaire fonctionner leur monde. Et même cela peut ne pas suffire.

James Howard Kunstler

Les nombreux livres de James Howard Kunstler incluent « The Geography of Nowhere, The Long Emergency, Too Much Magic : Wishful Thinking, Technology, and the Fate of the Nation » et la série de roman « The World Made by Hand ». Il publie des articles les lundis et vendredis sur son blog kunstler.com.

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Cet article est commenté par dedefensa.org sous le titre :
« L’entropisation de l’entropie postmoderne »

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