Article original de Dmitry Orlov, publié le 26 avril 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Depuis novembre 2016, une bonne partie des classes bavardes aux États-Unis ont glosé sur l’« ingérence russe » dans
l’élection présidentielle. Les détails ne cessent de changer, mais
l’histoire reste la même : la Grande Méchante Russie a corrompu la
démocratie américaine … comme si la démocratie américaine n’était pas
corrompue dès le départ. Le DNC
n’a-t-il pas truqué les primaires en faveur de Clinton ? Le FBI
n’a-t-il pas reçu l’ordre par Obama d’arrêter d’enquêter sur Clinton qui
avait mal géré les secrets d’État ? Clinton n’a-t-elle pas reçu les
questions du débat [pour les présidentielles, NdT] avant le
débat ?
N’a-t-elle pas reçu des contributions de campagne de la part
d’oligarques étrangers bien louches ? Et techniquement, n’aurait-elle
pas remporté l’élection, si on n’avait pas tenu compte de cet étrange
collège électoral sclérosé [les grands électeurs, NdT] ? Il semble que « l’ingérence russe »,
si elle est réelle, serait loin dans la liste des choses qui ne vont
pas avec la démocratie américaine ; sur l’échelle des situations
d’urgence, « maison en feu » s’évalue généralement plus haut que des « souris dans le garde-manger », n’est ce pas ?
Peut-être n’êtes-vous pas d’accord avec cette évaluation ? Dans ce
cas, il y a une autre considération à prendre en compte. Il est certain
que les États-Unis ne sont pas du tout une démocratie, ce qui implique
que les Russes n’ont rien à voir là-dedans. Une étude de l’Université de Princeton menée par Gilens and Page a effectué une analyse de régression
sur plus d’un millier de décisions politiques aux États-Unis. Ils ont
déterminé que l’effet de l’opinion publique sur la politique publique
est nul. C’est vrai, il n’y en a aucun. Peu importe comment vous votez
parce que votre vote n’affecte pas le résultat de façon mesurable. Par
extension, cela vaut aussi pour le fait de protester, de s’organiser, de
vous arroser d’essence et de vous enflammer sur les marches du Sénat
américain, ou quoi que ce soit d’autre que vous pourriez faire. Cela
n’influencera pas ceux qui sont au pouvoir.
Et qui sont ceux au pouvoir ? Ce sont les oligarques, bien sûr, les
gens qui possèdent à peu près tout, y compris vous-même. Oui, vous êtes à
eux, leur propriété. Gilens et Page ont déterminé que les opinions de
l’élite économique et des groupes d’affaires ont par contre un effet
profond sur la politique publique. Si ce groupe est réticent par rapport
à une volonté politique, elle ne sera pas adoptée : 0% de soutien par
ce groupe signifie aucune chance d’adoption de cette politique. Si, en
revanche, ce groupe est à 100% derrière quelque chose, les chances que
cela soit adopté grimpent jusqu’à 70%. Bref, alors que voter pour ou
contre une question ne compte pour rien, dépenser beaucoup d’argent pour
l’un ou l’autre camp sur cette question importe beaucoup. Les partis
politiques, les campagnes, les campagnes électorales et toutes ces
bêtises ne sont qu’un spectacle.
Alors, pourquoi y a-t-il un besoin soudain de se concentrer sur une
ingérence russe inexistante, pendant 15 mois, sans souffler ? Je crois
que la réponse est évidente : le spectacle qui est celui de la « démocratie américaine »
tout aussi inexistante n’est plus à même d’être diffusé, et le public
doit être réorienté pour regarder ailleurs. Tout le système s’effondre.
Rappelez-vous le plafond de la dette ? Ne vous embêtez plus, maintenant
le ciel est la limite − jusqu’à ce que quelque chose craque, ce qui sera
le cas, et votre bout de plastique cessera de vous permettre de payer
pour acheter des biens. Les États-Unis viennent de bombarder la Syrie,
et … tout ce qui s’est passé, c’est que les Syriens sont sortis dans la
rue pour célébrer leur victoire, car rien ne s’est passé à part quelques
éclairs lumineux et de fortes explosions dans le ciel. La CIA, en la
personne de Mike Pompeo, vient de prendre le contrôle du Département
d’État. Diplomatie ? De quoi parles-tu ? Le président américain vient de
déclarer que le président Français était son jouet. Relations
étrangères ? Désolé, ça va devoir attendre, ces messieurs sont occupés !
Oui, tout se transforme en blague, mais vous feriez mieux de ne le dire
à personne ! Ce serait comme crier « Au feu ! » dans un
théâtre bondé : si suffisamment de gens réalisent ce qui se passe, cela
pourrait provoquer une panique et quelqu’un pourrait être piétiné.
Entre-temps, il y a beaucoup de problèmes aux États-Unis et ils ne
sont pas résolus. Voici un exemple : supposons que vous vouliez empêcher
les États-Unis de tomber dans l’enfer de la dette. Eh bien, alors vous
devriez commencer par fabriquer des choses au lieu de les importer. Mais
voici un problème sous-jacent : le revenu moyen des particuliers aux
États-Unis est d’environ 27 000 $ par année, ce qui, selon les normes
internationales, est un peu trop élevé pour qu’une entreprise
manufacturière demeure compétitive sur le plan international, mais peu
importe. Maintenant, l’assurance-maladie pour une famille de quatre
personnes (où papa travaille dans une usine alors que maman est occupée à
élever la prochaine génération de travailleurs industriels) est
d’environ 26 000 $ par année. Alors, d’accord, la famille a 1 000 $ par
année pour tout le reste. Mais que se passe-t-il si quelqu’un tombe
malade ? Eh bien, il y a une franchise de 8 000 $ à payer avant que
l’assurance-maladie n’entre en jeu. Ainsi, si la famille vit dehors,
boit de l’eau de pluie et mange des pissenlits pendant huit ans, elle
pourrait survivre à une seule maladie sérieuse comme l’appendicite. (Il y
a 40% de chance que quelqu’un dans une famille de six en contracte une,
et c’est juste une maladie commune parmi beaucoup d’autres). En bref,
si vous voulez faire quelque chose d’économiquement utile aux États-Unis
… ne vous embêtez même pas. Le système n’est pas configuré pour que
vous réussissiez.
Tout cela est assez déprimant, n’est-ce pas ? C’est peut-être
pourquoi quelque chose comme un quart des Américains est sous
anti-dépresseurs. Regardez Nikki Haley, le représentant américain à
l’ONU. Notez son côté glacé, lapin-pris-dans-les-phares et cet air à
demi renfrogné. Notez son comportement délirant : il y a quelques jours,
elle a essayé d’imposer de nouvelles sanctions à la Russie. Lorsqu’elle
a été mise au défi, elle a insisté sur le fait qu’elle avait raison et
que la Maison Blanche avait tort … avant ensuite de se dédire. Si vous
pensez qu’avoir des gens délirants au Conseil de sécurité de l’ONU est
une mauvaise idée, alors vous avez raison.
Ce que font les anti-dépresseurs, c’est que les personnes qui ont des
raisons objectives d’être déprimées (par exemple, du fait que leur pays
est en train de s’effondrer), commencent chaque jour avec un sourire et
une attitude séduisante, pour être à-la-hauteur. Cela semble hors
sujet. Les anti-dépresseurs leur permettent de se faire des illusions en
pensant que « tout ira bien » alors que ce n’est absolument
pas le cas et ça ne le sera jamais. Et quand un quart des gens dans la
salle sont délirants, alors des décisions sérieusement erronées sont
prises et les choses ont tendance à aller de mal en pis.
Si les antidépresseurs ne sont pas votre truc, il y a aussi des
opiacés. Aux États-Unis, les décès par surdose s’élevaient à environ 60
000 en 2016, soit 20% de plus qu’en 2015. À ce rythme, en moins de dix
ans, la moitié des gens seront sous tranquillisants et plus aucune
décision ne sera prise, défectueuse ou non. À mon avis, les drogués
américains sont moins une menace internationale que les Américains sous
anti-dépresseurs. Les drogués aux États-Unis commencent généralement
avec une prescription contre la « douleur » (parce que la vie
aux États-Unis est en effet douloureuse). Quand cela se termine, ils
passent à l’héroïne afghane, qui est bon marché et abondante grâce à
l’occupation de l’Afghanistan par l’armée américaine.
Mais qu’y a-t-il à faire si rien de tout cela ne vous plaît ? Eh
bien, c’est le printemps, alors plantez ! Plantez de la roquette et des
tomates cerises, elles vont bien ensemble. Cultiver des piments, pour
pimenter les choses. Ensuite, dans quelques semaines, vous devrez passer
du temps à lutter contre les mauvaises herbes. Cela devrait détourner
votre attention du fait que votre pays s’effondre. En tout cas, c’est ce
que je prévois de faire. Et s’il y a une souris dans votre
garde-manger, essayez de mettre quelques bouts de fromages pour
l’appâter.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov
est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que
l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de
l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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