jeudi 10 mai 2018

Le monde peut prendre fin pour la plus stupide des raisons

Article original de Dmitry Orlov, publié le 4 mai 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Orlov

Nous, les humains, aimons croire que les choses arrivent pour une raison et nous détestons penser que quelque chose de très important, comme la fin du monde, pourrait arriver sans aucune raison. Et ce que nous devrions le plus détester, c’est l’idée que le monde pourrait prendre fin pour une raison vraiment stupide, tellement stupide qu’on a envie d’en pleurer. Et pourtant c’est exactement ce qui pourrait se passer. C’est une longue histoire, alors commençons.




Il était une fois une tribu nomade appelée les Hébreux qui était très avancée pour son temps. Ils ont mis au point une première version de l’alphabet, la plupart du temps à partir de l’alphabet phénicien, et ils l’ont utilisé pour écrire toutes sortes de choses qu’ils avaient entendues, racontées par d’autres tribus ou venant de leur propre histoire. Les mythes, les chroniques, la poésie, les déclamations hallucinatoires, des bouts de législation et des diatribes politiques ont tous été rassemblés en un seul recueil trompeusement appelé “Le Livre”. En tant qu’œuvre littéraire, elle est assez inégale et généralement assez ennuyeuse, bien que certaines parties en valent vraiment la peine.

Étant plutôt dominés par leur hubris, les Hébreux se sont proclamés “peuple élu de Dieu” et ont organisé un culte centré sur ce “Livre” comme texte sacré. À plusieurs reprises, ils ont réussi à organiser un morceau d’empire local, centré sur Jérusalem en Palestine, qu’ils ont appelé Israël, mais son indépendance politique s’est définitivement terminée vers 930 av. J.-C. Puis, au milieu du premier siècle, les Hébreux ont été forcés de se disperser et de revenir au nomadisme. Les Romains avaient détruit leur temple à Jérusalem qui était le point focal de leur culte suprématiste, et bien que des parties de celui-ci aient persisté, leur nation, elle, n’a pas survécu.

À peu près à la même époque, un nouveau culte prenait forme au sein de l’Empire romain, centré sur le concept d’un dieu martyr appelé Jésus. Jésus affichait une étrange ressemblance avec diverses divinités antérieures, y compris, mais non exhaustif, au dieu égyptien Horus ; il n’était pas conçu de la manière habituelle ; il avait douze disciples ; il était mort et ressuscité, etc. De tels détails avaient circulé dans divers autres cultes pendant des milliers d’années, et ce nouveau culte, qui était essentiellement un mouvement politique et anarchiste, est devenu populaire parmi les esclaves et les affranchis de l’Empire romain, beaucoup d’entre eux l’ayant choisi. Mais pour lui donner une gravité supplémentaire, il lui fallait un livre sacré. Heureusement, les Hébreux ayant été expulsés de Palestine, leurs livres sacrés ont été mis en vente. Les chrétiens les ont donc saisis et revendiqués comme étant les leurs.

Puis ils ont commencé à y faire des ajouts. Les premiers ajouts ont été les Actes des Apôtres, et plutôt des tentatives timides de littérature sacrée, mais ensuite ils sont devenus sérieux et ont embauché d’excellents écrivains fantômes pour écrire les quatre Évangiles, qui ont été, plutôt sournoisement, insérés dans le texte devant les Actes des Apôtres. Le schéma géométrique de ce Nouveau Testament évoque les cultes des dieux solaires précédents : douze apôtres / points du zodiaque ; quatre évangélistes / directions cardinales ; et, juste au centre, le seul dieu soleil / fils de dieu (en anglais, la différence ne tient qu’à une seule lettre sun / son).

Et pour couronner le tout, ils ont fourré dans le livre de l’Apocalypse, une diatribe à moitié hallucinatoire, l’autre politique (ses euphémismes et périphrases sont maintenant indéchiffrables), clairement écrite par quelqu’un de complètement dérangé. Des criquets avec les têtes de lions qui sautent hors des fissures de la Terre ? Euh … Mais ce petit texte fou s’est avéré important parce que, entre autres choses, il a parlé de la seconde venue du Christ et de l’Apocalypse. Pour cette raison, il a occupé une place centrale dans l’eschatologie chrétienne, la théorie expliquant comment tout allait finir.

Quelques siècles plus tard, sous l’empereur romain Constantin, le christianisme est devenu une religion d’État. Alors le siège de l’Empire se déplaça vers l’Est jusqu’à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) tandis que l’Ouest se frayait un chemin à travers les âges sombres sous la direction d’une succession de papes cloîtrés dans ce qui restait de Rome. Et tandis que dans une Constantinople urbaine et éclairée, qui devait se développer allègrement pendant encore 1123 ans, les textes sacrés étaient traduits dans tous les langues vernaculaires de l’Empire d’Orient. En Occident, traversant des âges sombres, ces textes sont restés en latin, langue que le peuple ne comprenait plus, et que seuls les prêtres pouvaient lire. Les prêtres la chantaient sous forme d’incantation comme autant de saint charabia et devaient composer avec le temps qui passait, apportant des trésors peu orthodoxes comme l’inquisition, la mise au bûcher des hérétiques et la vente d’indulgences pour le pardon des péchés.

Finalement, le peuple s’est rebellé et le résultat fût la Réforme, par laquelle les gens ont exigé de savoir ce qui était dans le Livre, afin qu’ils puissent décider par eux-mêmes. A cette époque, les concepts de caractères mobiles et l’imprimerie se frayaient un chemin depuis la Chine, via les Mongols jusqu’à l’Allemagne, où, dans les années 1450, Gutenberg imprima la première Bible allemande. La technologie de l’impression s’est rapidement répandue dans toute l’Europe, les traductions de la Bible ont commencé à apparaître dans d’autres langues locales, y compris l’anglais, et les gens ont commencé à essayer de donner un sens à ces textes.

Mais alors une chose vraiment terrible s’est produite : ils ont découvert le Livre de l’Apocalypse et ont commencé à penser sérieusement à la fin des temps comme décrite dans l’Apocalypse. Cela, en soi, n’était pas nécessairement mauvais ; après tout, les premiers chrétiens, assis dans les catacombes romaines, ont aussi beaucoup réfléchi à la fin du monde et ont imaginé que la seconde venue du Christ pourrait être pour très bientôt, mais siècle après siècle, tous très ennuyeux, le Christ ne s’étant pas manifesté, l’effet s’est dissipé.

Mais cette fois c’était différent. Les protestants ont pris la Bible comme la parole littérale de Dieu, jusque dans les moindres détails, et pas du tout comme un recueil hétérogène de mythes, de poèmes et de gribouillages bureaucratiques qui ne peuvent être interprétés que métaphoriquement avec une bonne compréhension du contexte social et culturel de l’époque de ces écrits. Puis ils ont commencé à en sortir ce qu’ils pensaient être la recette exacte pour déclencher la seconde venue de Christ.

Le résultat a été une doctrine appelée dispensationalisme, qui sépare l’histoire humaine en «dispensations» (ou époques) distinctes basées principalement sur le Livre de la Genèse et le Livre de l’Apocalypse, avec divers autres morceaux extraits en fonction des besoins. Selon cette doctrine, afin de déclencher la seconde venue du Christ, les Hébreux doivent reconstituer le Royaume d’Israël et une grande guerre doit avoir lieu dans la partie Nord de celui-ci, au Liban et en Syrie. Une fois que ces conditions préalables seront remplies, il se passera quelque chose appelé Ravissement, dans lequel les bons, les vrais croyants seront arrachés vers le ciel, tandis que tous les autres seront laissés pour compte.

Il y aura alors exactement sept années de Tribulation (pas six, pas huit) qui mettront à rude épreuve ceux restés là. Mais s’ils parviennent à passer à travers sans avoir la marque de la bête (Satan) sur leurs fronts ou leurs mains, alors à la fin de cette période, ils seront également emmenés au ciel. Le Christ apparaîtra dans les airs. Il y aura ensuite un millénaire (mille ans exactement) de paix, au cours duquel le Christ dirigera directement la terre depuis sa capitale, Jérusalem. À la fin de ce millénaire, Satan apparaîtra brièvement et se battra, mais il sera vaincu. Il y aura ensuite une résurrection générale des morts, et Christ sera assis pour le Jugement dernier.

Avec cette recette en main, les sectes protestantes qui ont embrassé ce dogme dispensationniste se sont mises à accomplir la prophétie. Pour ce faire, ils devaient rassembler des Hébreux, reconstituer le Royaume d’Israël et déclencher une guerre gigantesque. C’était un grand défi, car auparavant les juifs européens (considérés comme les descendants des anciens Hébreux) étaient considérés comme des païens et expulsés, un pays après l’autre, y compris d’Angleterre. Mais maintenant qu’ils se sont avérés être un ingrédient clé dans la recette apocalyptique (cela s’est passé en Angleterre sous Cromwell), ils ont été autorisés à revenir et ont été traités gentiment.

Il y a de sérieux problèmes avec la logique de ce dogme dispensationaliste. Premièrement, assimiler les juifs européens modernes aux anciens Hébreux bibliques équivaut un peu à dire que le souverain du Royaume-Uni est un navire de croisière à la retraite, amarré à Dubaï et utilisé comme hôtel, tous deux étant appelés “Queen Elizabeth II”. Deuxièmement, assimiler le Royaume d’Israël théorique à partir duquel Jésus-Christ gouvernera la Terre pendant mille ans avec l’état moderne d’Israël n’est guère politiquement astucieux : la Knesset pourrait ne pas approuver cet arrangement. Troisièmement, la Bible a manifestement tort en tant que chronologie stricte. Si, comme indiqué dans le Livre de la Genèse, Dieu façonna Eve à partir de la côte d’Adam, alors cette côte devait contenir divers éléments, tels que le carbone (Adam et Eve étant des formes de vie à base de carbone). Mais le carbone n’est créé que lorsqu’une étoile devient nova, et les étoiles mettent des millions d’années à le faire. Alors, comment ce coin de l’univers s’est-il créé en seulement sept jours?

L’absurdité apocalyptique est passée de l’Angleterre à l’Amérique du Nord avec les puritains. Là, il a pris racine parmi les chrétiens fondamentalistes et évangéliques aux États-Unis et au Canada. En cours de route, plusieurs prédictions ont été faites quant au moment exact de ce ravissement. Les Milleristes ont eu tort de prédire qu’il aurait lieu en avril 1843 ; plus tard, la peur de l’an 2000 a fait croire que le ravissement était prévu pour le 1er janvier 2000. Beaucoup d’événements, du déclenchement des guerres au naufrage du Titanic, ont été interprétés comme signifiant que la fin des temps était proche. Grâce aux efforts de divers dispensationalistes hautement organisés, le dogme dispensationaliste s’est intégré dans la culture populaire américaine.

Pourquoi est-ce important ? Considérez ce fait : les deux seuls groupes dont plus de la moitié des membres soutiennent systématiquement l’État d’Israël sont les Juifs et les protestants évangéliques, alors que seulement 35% des Américains expriment leur soutien à Israël et 37% à la Palestine. Étant donné la marge d’erreur, c’est léger (source : Gallup). Il est facile d’imaginer pourquoi les Juifs soutiennent Israël (après tout, c’est l’État juif) ; mais pourquoi les protestants évangéliques ? Voici la réponse : lorsqu’on leur a posé la question «Israël accomplit-il la prophétie biblique de la seconde venue ?», seules les majorités des Blancs évangéliques et des noirs ont répondu «oui» (63% de blancs et 51% de noirs) et alors que 76% des non-croyants ont dit “non” (Source: Pew Forum).

Un sondage Harris a déterminé que sur les quelques 89 millions de personnes aux États-Unis qui soutiennent Israël, environ 32 millions le font en raison de croyances dispensationalistes, eschatologiques. Lorsqu’on leur a demandé quels événements dans le monde étaient des signes de la fin des temps, le conflit arabo-israélien était très présent (source : Tarrance Group).

Ces données nous amènent à conclure qu’aux États-Unis, le dispensationalisme n’est en aucun cas un phénomène marginal, et que le littéralisme biblique est un facteur majeur du soutien politique dont bénéficie Israël. Bien qu’il soit plus concentré dans le Sud, il ne s’y limite nullement. Il ne se limite pas non plus à un seul parti : dans tout le pays, 40% des Républicains, 38% des Démocrates et 33% des Indépendants ont affirmé qu’Israël était le facilitateur de la Seconde Venue. Pour le Sud, les chiffres sont 53% des Républicains, 50% des Démocrates et 44% des Indépendants.

Du point de vue de l’establishment de Washington, la prédominance du dispensationalisme n’est qu’une commodité. Après tout, le Congrès américain a été coopté par le lobby israélien, et le dispensationalisme fournit une couverture politique pour leurs actions au service d’une puissance étrangère, créant l’apparence qu’ils suivent les souhaits des Américains plutôt que de répondre aux exigences des Israéliens. Ainsi, d’un point de vue politique, les protestants évangéliques ne sont guère plus que des idiots utiles servant un agenda israélien.
Il est plutôt dangereux de faire coopter son establishment politique par une puissance étrangère mineure située dans une région instable et fortement militarisée, pleine de conflits et de troubles chroniques. Ce danger est exacerbé par le fait que l’armée américaine a également été noyautée par la pensée dispensationaliste. En commençant par la guerre du Vietnam, contre laquelle de nombreuses confessions religieuses ont protesté, les évangéliques ont commencé à traiter l’armée comme un champ fertile pour leur travail missionnaire. À l’heure actuelle, plus des deux tiers des aumôniers militaires sont affiliés à des confessions évangéliques ou pentecôtistes. La perspective qu’ils mettent en avant devant les militaires et les officiers de tous les rangs est que leur devoir est de servir «le but de Dieu» plutôt que de simplement faire leur travail. Et qu’est-ce que “le but de Dieu” ? Bien sûr, c’est d’accomplir la prophétie biblique de la fin des temps !

Ce qui rend cette situation, déjà dangereuse, encore plus dangereuse, c’est que la fenêtre d’opportunité pour déclencher la sorte de guerre du Moyen-Orient qui, selon eux, déclencherait l’Apocalypse, se referme rapidement. Le Pentagone a annoncé que les “grandes opérations de combat” en Irak sont enfin terminées. La Syrie a été presque perdue par les USA, avec ses quelques avant-postes dans le désert ne servant à rien maintenant que ISIS est presque nettoyé. Assad a consolidé son territoire, la Turquie détruit les rêves kurdes d’autonomie, et l’armée russe contrôle une grande partie de l’espace aérien. Israël ne pousse pas non plus de tout son poids au déclenchement de l’Armageddon. Sa dernière expérience avec l’invasion du Liban [2006, NdT ] ne s’est pas bien passée, et ses frappes aériennes sporadiques sur la Syrie vont prendre fin dès que la Russie mettra à jour les systèmes de défense aérienne de la Syrie avec sa dernière technologie [S-300, NdT].

Alors que le désespoir s’installe, tout ce qu’il faudrait, c’est qu’un franc-tireur, que le Ravissement démange, mette en place une séquence d’événements qui pourrait théoriquement dégénérer en guerre totale. En pratique, toutes les grandes puissances, en voyant les États-Unis, comprennent très bien qu’elles regardent un patient mentalement atteint et ne sont pas susceptibles de répondre aux provocations par une escalade ouverte. Et une provocation est tout ce qu’un seul franc-tireur serait capable de produire : un missile perdu ou deux. Le scénario complet du Dr Folamour n’est tout simplement pas possible ; il y a trop de verrouillages et de sauvegardes en place pour qu’un seul opérateur puisse le déclencher. Il faudrait une conspiration plus grande mais plus la conspiration est grande, plus elle devient facile à découvrir. Ajoutez à cela le fait que déclencher toute espèce de confrontation militaire directe entre les grandes puissances est essentiellement un mouvement suicidaire pour toutes les parties impliquées, combiné avec le fait que pour les vrais croyants, le suicide est un interdit, et alors la probabilité de déclencher une guerre totale pour l’accomplissement de la prophétie biblique tombe à peu près à zéro.

Enfin, en faisant un zoom arrière pour regarder la situation avec beaucoup de recul, la vraie religion opérant aux États-Unis n’est pas le christianisme mais le culte de Mammon. Plus précisément, le but de l’armée américaine a été de défendre le pétro-dollar, en frappant de façon vengeresse et dans une rage furieuse, tous ceux qui tentaient d’échapper à ce système. C’est lui qui permet aux États-Unis d’imposer continuellement une dette ridiculement énorme au reste du monde à des taux d’intérêt artificiellement bas. En l’absence de ce système, les États-Unis se révéleraient rapidement en faillite. Saddam Hussein a essayé de s’en échapper mais il a été pendu ; Mouammar Kadhafi est aussi mort d’une manière horrible. Mais maintenant, la Chine a lancé avec succès son pétro-yuan soutenu par l’or, et l’armée américaine ne sera pas en mesure de faire quoi que ce soit à ce sujet. L’époque où les États-Unis pouvaient régler leurs problèmes financiers par des moyens militaires a pris fin.

Le culte américain de Mammon n’est pas considéré comme une religion, parce que le créneau est déjà pris par diverses autres croyances, alors que “Personne ne peut servir deux maîtres : car ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou bien il tiendra à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon. “ [Matthieu 6:24] Mais les Américains évaluent à peu près tout en termes d’argent et en pratique, ils adorent les riches et les puissants parce que dans leurs esprits l’argent est la bonté, et malgré toute cette bonté, et sans vouloir trop insister là-dessus, ce sont assez largement des trous-du-cul. Le dollar tout-puissant est un élément clé du rituel et de la foi et constitue le ciment qui unit l’Amérique. Quand ce système fera enfin faillite, il suffira d’un crépuscule des dieux pour satisfaire même les plus apocalyptiques.

Les cinq stades de l'effondrement 

Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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