mardi 12 décembre 2017

Cryptomanie !

Article original de Dmitry Orlov, publié le 5 décembre 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

Une grande attention est actuellement accordée aux crypto-monnaies. D’un coté, il y a ceux qui disent que l’augmentation de leur valeur est en réalité un symptôme de l’effondrement des monnaies conventionnelles, les monnaies fiduciaires. Ce qui soulève la question de savoir pourquoi les métaux précieux ne montent pas, eux, en flèche. La réponse habituelle est que leurs prix sont manipulés en utilisant le marché à terme qui maintient l’or « papier » bon marché tandis que l’or « physique » se raréfie ; à un moment donné, ces manipulations cesseront de fonctionner et l’or atteindra 10 000 dollars l’once. (Ça me semble un bon plan !).

Cela soulève aussi la question de savoir pourquoi, si les monnaies fiduciaires s’affaiblissent, il n’y a pas une forte inflation. Même dans les pays qui ont connu une inflation élevée pendant des décennies, comme la Russie, elle n’est plus un problème ; l’inflation y est maintenant inférieure à 3%. Il n’y a pas non plus beaucoup d’inflation aux États-Unis, à condition d’exclure tous les rackets d’extorsion locaux : l’immobilier, la santé et l’éducation. (Le vol à main armée ne fait généralement pas partie du panier de produits et de services utilisés pour calculer l’inflation). L’hyperinflation n’est pas difficile à trouver (au Venezuela), mais ce problème n’est généralement pas considéré comme un problème systémique mondial.



D’un autre côté, il y a ceux qui pensent que les crypto-monnaies sont un autre type de tulipe-mania ou de bulle des mers du Sud : un autre événement irrationnellement exubérant qui se terminera par un krach retentissant. Les réflexions les plus communes sont « Bah, encore un humbug ! » et « Cette fois, c’est différent ! ». Une réponse plus réfléchie est que le Bitcoin (et autres crypto-monnaies) sont des œuvres de génie, basées sur l’innovation de la blockchain (une sorte de registre distribué où chaque participant anonyme vérifie chaque transaction) et un principe de « preuve de travail » selon lequel Bitcoin est « miner » en utilisant des ordinateurs. Essentiellement, au lieu de faire confiance aux gouvernements (qui impriment de l’argent) et aux banques centrales (qui impriment réellement de l’argent), les utilisateurs de Bitcoin font confiance aux algorithmes, qui sont open source et défendus par le refus du public de toute modification qui pourrait les compromettre.

Les fans des crypto-monnaies disent parfois que les crypto-monnaies concernent la liberté et l’anarchisme, éliminant les intermédiaires – les banquiers et les gouvernements sanglants – et permettant aux gens de négocier individuellement, en frottant leurs portefeuilles numériques l’un à l’autre et en faisant confiance aux algorithmes intelligents pour trier tout cela. Cela semble intéressant, jusqu’à ce que vous examiniez certains détails.

Premièrement, les banquiers et les gouvernements ont peu de chances d’être vaincus par un algorithme, aussi astucieux soit-il, parce qu’ils utilisent des moyens beaucoup moins techniques pour faire valoir leurs intérêts : agences de sécurité, enquêteurs et procureurs, vérificateurs fiscaux, tribunaux et prisons.

Déjà, toute utilisation de Bitcoin est, selon le régime fiscal américain, une transaction potentiellement imposable : si vous avez été payé en Bitcoin et que vous avez acheté quelque chose avec, et si son prix a augmenté entre-temps, vous payez une taxe de 20% sur les plus-values. Avec sa promesse d’anonymat et sa capacité à transcender les frontières et à contourner les autorités fiscales et monétaires, Bitcoin est devenu un pôle d’attraction pour les trafiquants de drogue, les narcotrafiquants, les trafiquants, les hackers / extorqueurs et autres mauvais acteurs. Si vous utilisez Bitcoin, vous finirez automatiquement sur le radar de ceux qui les recherchent.

Et à un niveau très simple qui devrait être facile à comprendre pour tout le monde, si un gouvernement décide que Bitcoin n’est pas son ami, il peut tout simplement vous demander, d’abord gentiment, de renoncer à votre cyber-portefeuille. Je n’ai aucun doute qu’un très grand nombre des princes saoudiens qui ont récemment été débarrassés d’une grande partie de leurs actifs nets alors qu’ils étaient torturés par le prince Mohammed bin Salman au Ritz-Carlton de Riyad ne joueront plus beaucoup avec leur réserve de Bitcoin. Rappelez-vous, Bitcoin est un instrument d’extorsion reconnu, et les gouvernements sont les plus grands extorqueurs au monde.

Pire encore, si un gouvernement décide que Bitcoin est son ami, il peut demander, au début, que toutes les transactions Bitcoin lui soient divulguées en temps opportun, avec l’identification fiscale de la partie de chaque côté de chaque transaction. Ce serait un moyen intelligent pour un gouvernement de passer à l’utilisation de l’argent numérique sans avoir à payer pour cela. Tout ce qu’il aurait à faire est d’ordonner sa « conformité ». Les développeurs de Bitcoin devraient alors mettre leur architecture en conformité ou risquer des poursuites pour non-conformité. Cela semble être une façon peu coûteuse et efficace de se rapprocher du totalitarisme financier, plaçant chaque transaction sous le microscope du gouvernement.

Deuxièmement, peu de gens ont l’intelligence technique pour comprendre toutes les subtilités des protocoles, et comme le dit le vieil adage, « Un imbécile et son argent seront bientôt séparés. » Votre portefeuille peut être volé (piraté) ou devenir corrompu, et il n’y a pas d’estimation précise du nombre de Bitcoins dont on ne pourra plus jamais entendre parler, ce qui rend les affirmations actuelles de placement financier moins fiables. N’importe quelle grand-mère un peu avertie dans le monde peut coudre quelques pièces d’or dans l’ourlet du manteau d’un petit-enfant comme garantie contre des dépenses imprévues ; mais combien de grand-mères, ou de petits-enfants, pourront faire cela avec une crypto-monnaie ?

Troisièmement, il y a la question de la durabilité et de l’accès. L’or ne rouille pas et ne ternit pas. Il peut se perdre, mais il peut alors (théoriquement) être retrouvé. Un portefeuille numérique, une fois corrompu, ne peut pas être récupéré. Une seule décharge électromagnétique provenant d’une fusée éclairante ou d’une explosion nucléaire stratosphérique provenant d’une fusée de Kim Jong-un pourrait anéantir une énorme quantité de crypto-monnaie. Les pannes de réseau rendent les crypto-monnaies inaccessibles. Combien de transactions Bitcoin se sont déroulées en Dominique, à la Barbade ou à Puerto Rico après le récent ouragan ? Contrairement à un lingot d’or physique, la crypto-monnaie est invisible et ne peut être validée sans équipement spécial connecté à Internet.

Enfin, une caractéristique de la crypto-monnaie est son inutilité essentielle en tant que substance. L’or peut être transformé en bijoux ; il peut être étiré en feuilles ultra-minces qui sont utilisées pour la décoration des cadres et des dômes en oignon [Églises orthodoxes, NdT] ; c’est un excellent conducteur électrique utilisé pour les contacts électroniques et pour les fils de liaison des semi-conducteurs ; un mince revêtement d’or transparent transforme des vitres en empêchant une grande partie du rayonnement infrarouge. La liste peut s’allonger encore et encore…

Une crypto-monnaie n’a aucune de ces propriétés utiles. Un Bitcoin est une chaîne de chiffres prédéterminée avec une autre chaîne arbitraire de chiffres, appelée un nonce, qui a une certaine propriété « utile » : par exemple, que sa fonction de hachage SHA-256 commence avec un nombre spécifique (le hachage SHA-256 est une fonction mathématique qui transforme une chaîne de chiffres en une autre chaîne de chiffres de manière à rendre la chaîne de chiffres originale impossible à calculer). Une fois que vous l’avez trouvé, il est trivial à vérifier (la plupart des ordinateurs peuvent calculer des millions de séquences hachages SHA-256 par seconde), mais pour y arriver, cela demande du « travail ». La difficulté du travail est automatiquement ajustée de sorte que pas un seul mineur de Bitcoin ne peut produire un « travail » valide plus rapidement qu’une fois toutes les 10 minutes, en moyenne. Actuellement, ce « travail » représente moins de 1% de la consommation totale d’électricité dans le monde, mais il est en croissance. L’extraction de l’or (de pépites qui sont maintenant à des niveaux de concentration en dessous de 3 parties par million d’or) est aussi un énorme gaspillage d’énergie, mais cela produit au moins une substance qui est réellement utile.

La plus grande propriété utile d’un Bitcoin est qu’à l’heure actuelle de nombreuses personnes dans le monde sont disposées à le considérer comme précieux. Mais que se passe-t-il s’ils sont tous des idiots ? Est-ce votre théorie d’imaginer que tant de gens ne peuvent pas être des idiots en même temps parce que, vous savez, il y en a vraiment beaucoup, des idiots ? Ce n’est pas une théorie, c’est une hypothèse, et elle a été démentie d’innombrables fois. Et oui, en effet, de grands groupes de personnes peuvent être et parfois se comporter comme des idiots.

Quand j’étais à l’école, j’ai participé temporairement à un certain programme de communauté hippie expérimental sous la forme d’une retraite annuelle dans un camp d’été. Et lors de cette retraite, avec un ami, j’ai mené une expérience sociale. Nous avons fouillé dans un placard de conciergerie, trouvé une cruche de quelque produit chimique ou autre, enlevé l’étiquette et écrit à sa place « substance inutile » en grandes lettres amicales. Ensuite, nous avons placé la cruche sur une table, nous sommes assis et nous en avons discuté jusqu’à ce qu’elle devienne le centre de la conversation dans la pièce. Beaucoup d’enfants pensaient qu’une cruche étiquetée « substance inutile » était plutôt cool ; quelques-uns (nous parmi eux) pensaient que c’était le sommet de la stupidité et s’amusaient à en rire. Mais quelques-uns des enfants cools pensaient que c’était cool, et la plupart des enfants pas si cools les copiaient, espérant que cela les rendrait un peu plus cools.

Et il semblerait que certains de ces enfants, à la fois cools et pas cools, ont grandi pour contribuer au phénomène suivant, qui, je crois, expose le problème en détail. Au cours des derniers jours, une quantité phénoménale d’argent réel a été dépensée pour le jeu CryptoKitties, qui vous permet d’investir dans des « chatons virtuels ». Les chatons sont tarifés dans Ethereum (une crypto-monnaie de type Bitcoin). Quelques chatons ont été vendus pour 50 ETH (environ 23 000 $), tandis que le chaton le plus cher a été vendu 246 ETH (113 000 $). Les prix augmentent rapidement et actuellement, le chaton le moins cher coûte 140 $. Les gens achètent des chatons pour les « élever » – pour produire des chatons très « rares » et les vendre pour des sommes encore plus scandaleuses. Le trading se fait en utilisant les « contrats intelligents » d’Ethereum. Les utilisateurs interagissent avec le jeu via leur propre adresse Ethereum, via MetaMask, un plug-in du navigateur Chrome. Actuellement, 15% du trafic d’Ethereum est lié au jeu CryptoKitties.



Tout cela m’a rappelé un autre jeu beaucoup plus ancien. En grandissant j’ai passé pas mal de temps à jouer à un jeu de cartes appelé Durak, qui est le mot russe pour « fou ». Contrairement à la plupart des jeux de cartes, où l’objet du jeu est de gagner, l’objectif de Durak est d’« identifier le perdant ». Les cartes sont évaluées de haut en bas comme A-Ro-Re-V-10-9-8-7-6 (toutes les cartes en-dessous de six sont défaussées). Les cartes de valeur supérieure battent les cartes de valeur inférieure de la même couleur, à l’exception de la combinaison d’atout, qui est déterminée lorsque les cartes sont distribuées initialement. Six cartes sont distribuées à chaque joueur. La carte suivante est retournée et identifie l’atout (les cartes d’atout battent d’autres atouts de valeur inférieure et toutes les autres cartes) et le reste du paquet est placé dessus, face cachée. Le jeu se joue dans le sens des aiguilles d’une montre. Le joueur qui détient l’atout de plus faible valeur (à montrer aux autres) passe en premier, attaquant le joueur à sa gauche. Si personne n’a d’atout, les cartes sont traitées à nouveau. À chaque tour, l’attaquant commence par servir une carte. Le défenseur doit battre cette carte en utilisant une carte de valeur supérieure de même couleur, un atout ou un atout de plus grande valeur pour battre un atout. L’attaquant peut continuer à servir plus de cartes ayant les mêmes valeurs que celles qui sont déjà en jeu, et le défenseur doit les battre tous.

Si le défenseur ne parvient pas à les battre tous, il doit ramasser toutes les cartes en jeu et passer un tour. Si le défenseur réussit, toutes les cartes en jeu sont défaussées. Après chaque tour, les joueurs ramassent des cartes du paquet, dans le sens des aiguilles d’une montre, en commençant par l’attaquant, jusqu’à ce qu’ils en aient six chacun ou jusqu’à ce que le paquet soit épuisé. Le jeu continue jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le « fou » qui tient encore des cartes. Le jeu peut entraîner une égalité si l’attaque finale échoue et que toutes les cartes sont défaussées. Des variantes du jeu proposent les modes suivants : « mettre la main à la pâte », où les autres joueurs, en plus de l’attaquant, peuvent poser des cartes ; « glisse », où le défenseur peut passer l’attaque de la personne suivante en servant une carte de même valeur, contribuant ainsi à l’attaque ; et le mode « partenaires », où il y a quatre joueurs et ceux qui sont assis l’un en face de l’autre coopèrent et peuvent examiner les mains des uns et des autres afin d’élaborer des stratégies. Les variantes sur les variantes incluent la possibilité de « glisser » à tout moment pendant un tour plutôt que seulement au début, un mode « partenaire » où les partenaires peuvent échanger leurs mains à volonté (bien que généralement pas au milieu d’un tour), « l’empilage » où les attaquants peuvent « intervenir » dans n’importe quel ordre plutôt que d’aller dans le sens des aiguilles d’une montre, et pas mal d’autres. Bien que les règles soient supposées être convenues avant chaque partie, cela arrive rarement ; au lieu de cela, quelqu’un essaie souvent de s’en tirer avec une astuce, et ensuite le reste des joueurs vote, généralement par accoutumance, pour savoir si cela est autorisé ou non. Un cas particulier survient lorsque l’attaque finale réussie qui termine le jeu est faite en utilisant un six d’atout ; le « fou » doit alors le porter comme un insigne de déshonneur.

Je crois que les crypto-monnaies partagent une propriété importante avec le jeu de Durak. Le « minage » des bitcoins n’est pas très différent du fait de ramasser des cartes de la pioche. La façon dont chaque tour est joué est superficiellement similaire à la blockchain. Et la personne qui reste avec des cartes très précieuses à la fin de la partie se trouve dans la même position que la personne restante qui détient une crypto-monnaie très précieuse à la fin de cette folie. La seule différence notable est que dans le jeu de Durak il y a juste un « imbécile » alors que le jeu de la crypto-monnaie est beaucoup plus « évolutif » car il peut y avoir arbitrairement beaucoup d’imbéciles.

Dmitry Orlov

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