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Au lieu d’alimenter un dilemme de sécurité stratégique entre les deux grandes puissances asiatiques qui ne ferait que profiter ultimement qu’aux États-Unis, l’Inde ferait mieux de concurrencer cordialement la Chine au moyen du format BRICS+ afin d’incorporer une structure fondée sur des règles implicites en terme de rivalité et d’avoir une chance de récolter les avantages d’un « équilibre » que la Russie pourrait fournir en maintenant la stabilité entre eux.
L’acronyme BRICS+ est considéré comme un « gros mot » par la plupart des Indiens, en particulier par leur classe dirigeante hindoue ultra-chauvine, parce qu’il est compris comme un euphémisme pour institutionnaliser la vision globale de la Nouvelle Route de la Soie que New Delhi combat véhémentement depuis sa création. C’est regrettable du point de vue de l’émergence de l’ordre mondial multipolaire car cela suggère fortement que l’Inde est prédestinée à devenir le premier partenaire du XXIe siècle des États-Unis pour « contenir la Chine », avec des conséquences déstabilisantes pour les deux grandes puissances asiatiques concernées. Ce scénario est défavorable à la vision déclarée par la Russie d’un partenariat eurasien supérieur sur le supercontinent parce qu’elle remet en question les efforts de Moscou pour intégrer l’Union eurasienne, l’OSC et l’OBOR, présentant ainsi une menace stratégique à grande échelle pour ses intérêts à long terme.
Le rôle de la Russie dans l’équilibrage
La Russie est idéalement positionnée pour fonctionner comme la force suprême d’équilibrage en Eurasie pour la durée de ce siècle. À condition, bien sûr, de tirer parti habilement de sa diplomatie multi-vectorielle, et spécialement en Asie pour préserver la stabilité entre ses partenaires chinois et indiens. Il est donc de la plus haute importance que la Russie convainque l’Inde qu’elle a plus à gagner en rejoignant les BRICS+ qu’en évitant complètement cette initiative, puisque la participation de l’Inde à cette initiative fait partie intégrante de la réussite de la stratégie de la Russie pour équilibrer les forces en présence au XXIe siècle dans sa quête de la promotion de la multi-polarité à travers toute l’Eurasie. Cela n’implique pas seulement les deux grandes puissances asiatiques en question, mais cela a aussi beaucoup à voir avec le rapprochement rapide de la Russie avec le Pakistan et la nécessité pour Moscou de dissiper les soupçons alimentés par les Américains à propos d’intentions cachées.
Un autre facteur déterminant est l’intérêt de la Russie à devenir le « partenaire » indispensable de tous, acteurs et adversaires de la Route de la Soie chinoise. Cela comprend dans ce contexte les États sud-asiatiques rivaux, le Pakistan et l’Inde. La Russie comprend que le meilleur moyen pour elle d’atteindre une position stratégique plus élevée face à la Chine dans son propre partenariat avec ce pays, et donc de corriger toutes les relations « déséquilibrées » réelles ou perçues qu’elle pourrait avoir avec Pékin, c’est de prendre une plus grande place dans ce projet des Routes de la Soie en devenant une force indispensable à son succès et à sa stabilité. Gardant cela à l’esprit, il est plus prudent que les diplomates russes s’adressent à leurs homologues indiens dans un « langage qu’ils connaissent » afin de les convaincre le plus efficacement possible des avantages personnels qu’ils peuvent retirer en rejoignant les BRICS+, qui peuvent être résumés par la participation à une plate-forme fondée sur des règles implicites de concurrence avec la Chine en tirant parti de l’influence « équilibrante » de la Russie à leur avantage.
Pour approfondir la question, l’Inde devrait concevoir les BRICS+ comme un moyen d’étendre son partenariat multidimensionnel avec la Russie sur l’ensemble de l’espace géographique de la « Grande Asie du Sud », New Delhi invitant Moscou à participer à un large éventail de projets conjoints pour atténuer les perceptions compétitives désagréables que Pékin pourrait avoir envers eux. En outre, la Russie pourrait faire de même avec une implication indienne sur son propre territoire afin de justifier « un équilibre interne » des investissements directs étrangers dans des endroits stratégiques tels que l’Extrême-Orient, limitrophe de la Chine, sans crainte d’offenser la Chine. Si la relation bilatérale russo-indienne migre vers les BRICS+ et que l’Inde accepte ce nouveau label, cela ouvrirait pour chacun d’eux un éventail de possibilités mutuellement avantageuses et jusqu’alors inexploitées, telles que les propositions qui seront examinées ci-dessous.
Reconceptualiser la compétition sino-indienne dans la SAARC et la BIMSTEC
La préoccupation géopolitique la plus immédiate de l’Inde est naturellement son propre voisinage, institutionnalisé par l’Association de coopération régionale de l’Asie du Sud (SAARC) et l’Initiative de la baie du Bengale pour la coopération technique et économique multi-sectorielle (BIMSTEC), en essayant de « braconner » loin de son influence hégémonique espérée en utilisant l’attrait des Nouvelles Routes de la Soie. La nouvelle guerre froide sino-indienne a vu ces deux « amis-ennemis » au sein des BRICS se concurrencer à travers ces organisations d’intégration régionale à des intensités variables et à des degrés divers, mais leur rivalité pourrait être mieux gérée si chacun menait cette concurrence au sein de la plateforme partagée des BRICS+. Bien qu’il soit impossible de dissiper la mentalité de jeu à « somme nulle » guidant les décideurs indiens à l’heure actuelle, reconceptualiser leur compétition avec la Chine via la SAARC et la BIMSTEC comme faisant partie des BRICS+ pourrait permettre aux deux parties de « sauver la face » chaque fois qu’elles éprouvent un sentiment subjectif de « perte » devant l’autre puisque le résultat final serait néanmoins une « victoire des BRICS ».
Faire progresser le « corridor de croissance Asie-Afrique »
L’ouverture de la SAARC et de la BIMSTEC aux BRICS+ pourrait également permettre à l’Inde de demander à son partenaire russe de s’impliquer plus profondément dans ces régions à travers des projets conjoints avec l’Inde qui fonctionnent dans le cadre de son « corridor de croissance Asie-Afrique » (AAGC). Ce dernier est relayé par les médias du pays et leurs partenaires occidentaux comme la « réponse » de New Delhi à l’OBOR. Bien que cela semble être une grossière exagération de son potentiel futur en terme d’objectifs politiques nationaux égoïstes, il ne faut pas oublier que l’idée elle-même contient effectivement un certain degré de promesse intrinsèque, surtout si elle parvient à développer des « infrastructure douces » dans la Grande Région de l’Océan Indien / Africain en parallèle avec « l’infrastructure en dur » que la Chine construit à travers l’OBOR. Un détail intéressant à propos de l’AAGC est qu’on s’attend à voir arriver le capital japonais dans la plupart des projets, bien que ce soit une sorte d’épée à double tranchant car cela invite la Chine et d’autres à voir ces initiatives comme un obstacle unipolaire aux Routes de la soie.
Tant que l’AAGC restera une entreprise essentiellement indo-japonaise, elle continuera à être considérée avec suspicion et contribuera inévitablement à la nouvelle guerre froide entre la Chine et l’Inde. Le paradigme tout entier pourrait soudainement changer, si la Russie était invitée à participer à l’AAGC et annonçait ouvertement son soutien à l’effort, car les références multipolaires de Moscou conféreraient une plus grande crédibilité et clarté aux projets associés et pourraient faire beaucoup pour soulager les soupçons de la Chine. De plus, tout comme la Chine devrait utiliser les BRICS+ pour promouvoir OBOR, l’Inde pourrait faire de même avec l’AAGC, doublant éventuellement ses investissements dans l’Extrême-Orient russe sous la double bannière des BRICS+ et de l’AAGC. Non seulement cela, mais Moscou pourrait enfin avoir trouvé sa voie pour retourner dans le « Sud Global » avec une dimension commerciale tangible en se taillant sa propre place dans l’AAGC en coopération avec ses partenaires indiens et japonais, ce qui renforcerait également son rapprochement en cours avec Tokyo.
Amener des partenaires fantômes dans les BRICS+
Comme on peut le supposer, l’implication formelle de l’Inde dans les BRICS+ lui donnerait la possibilité d’intégrer indirectement des partenaires fantômes comme le Japon dans cette plate-forme via sa participation à l’AAGC, lui permettant ainsi de renforcer son potentiel concurrentiel vis-à-vis de la Chine sans provoquer ouvertement sa consternation. Puisque la section susmentionnée décrit le rôle de Tokyo dans cette structure, elle ne sera pas répétée de manière redondante dans cette partie, l’accent étant plutôt mis sur la façon dont l’Iran et Israël pourraient s’intégrer dans ce cadre. Les deux entités sont situées au Moyen-Orient et sont par conséquent incluses dans la politique du « bras Ouest » de la politique Indienne en Asie de l’Ouest (« Moyen-Orient »), et chacune d’entre elles a sa propre relation spéciale avec la Russie. L’Iran est une partie prenante importante du processus de paix d’Astana, alors que de nombreux Israéliens partagent des liens civiques, linguistiques et / ou ethniques avec la Russie. En considération de cela, la Russie pourrait aider l’Inde à faire des percées plus marquées et plus rapides avec chacun de ces deux pays, éventuellement en échange de bon procédés pour New Delhi ouvrant la porte à Moscou dans les régions du Sud Global de l’ASEAN et de l’Afrique via l’AAGC.
La Russie et l’Inde coopèrent déjà avec l’Iran à travers le corridor de transport Nord-Sud (NSTC) qui devrait un jour faciliter le commerce sud-asiatique et européen via l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Russie, mais l’inclusion de ce projet dans les BRICS+ sous le parrainage sous-jacent de l’AAGC pourrait attirer encore plus Téhéran dans le cadre institutionnel multipolaire. En outre, puisque les hommes d’affaires russes pourraient théoriquement utiliser le NSTC pour commercer avec le Pakistan tout autant qu’avec l’Inde, il est dans l’intérêt de Moscou de faire savoir à New Delhi que ses ressortissants n’ont pas d’intention « à somme nulle » et ne poursuivent que leurs propres intérêts au travers de solutions économiques « gagnant-gagnant ». Cela pourrait être mieux réalisé en intégrant le NSTC dans les BRICS+. Quant à Israël, un rapport conjoint, récemment publié par certains des plus importants think tanks russes et indiens, appelle à entamer des relations trilatérales avec cette entité qui, au Moyen-Orient, est déjà l’un des alliés régionaux les plus proches de Moscou. En utilisant le réseau de patronage bidirectionnel qui existe entre la Russie et Israël, Moscou pourrait aider New Delhi à faire des progrès rapides dans la diversification de son partenariat avec Tel-Aviv.
Réflexions finales
Cette proposition politique vise à faire avancer les grands intérêts stratégiques de la Russie dans son désir tacite d’« équilibrer » ses affaires eurasiatiques au cours du siècle en cours, en tenant compte des nuances des relations multidimensionnelles de Moscou avec ses partenaires à New Delhi et Pékin. Cela va permettre de proposer les suggestions les plus réalistes sur la façon dont la Russie pourrait devenir l’arbitre de la nouvelle guerre froide sino-indienne. Il n’y a pas d’État autre que la Russie qui soit capable de gérer la concurrence croissante entre ces deux grandes puissances asiatiques et il est absolument impératif que Moscou élabore des mécanismes pour contrôler leur rivalité afin de garantir la stabilité de l’ordre mondial multipolaire émergent. Le meilleur moyen d’y parvenir est de convaincre l’Inde de rejoindre la plateforme des BRICS+ après avoir ouvert les yeux sur les avantages qu’elle peut en tirer, en parlant à ses décideurs dans un langage de jeu « à somme nulle » qu’ils comprennent mais en reconnaissant que le résultat final serait un bénéfice « gagnant-gagnant » pour toutes les parties eurasiennes, aussi longtemps que la Russie parvient à maintenir « l’équilibre » entre elles.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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