Article original de Ugo Bardi, publié le 12 Novembre 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Voici la grande « pulsation » des exterminations de masse survenues au cours du XXe siècle (graphique créé par Rummel). Selon ce tableau, 262 millions de personnes ont été exterminées au cours du siècle dernier, principalement par les gouvernements dans une série d’actions que Rummel définit comme des « démocides ». La question est : « est-ce que quelque chose de similaire pourrait se produire dans le futur ? » Il s’avère que les exterminations de masse sont comme des tremblements de terre, leur occurrence ne peut pas être prédite exactement ; mais nous pouvons estimer la probabilité d’un événement d’une certaine taille à se produire. Et plus le temps passe, plus il est probable qu’une nouvelle impulsion d’exterminations massives se produise.
Dans cette analyse exclusive qui donne à réfléchir, le professeur Ugo Bardi dissèque les statistiques historiques sur la guerre pour décoder les modèles de violence du passé et découvrir ce que cela dit de notre présent – et de notre avenir. Il met en garde car les données statistiques suggèrent que nous sommes sur le point de nous engager dans une nouvelle série de guerres majeures entraînant potentiellement des exterminations massives à une échelle qui pourrait rivaliser avec ce que nous avons vu au début du XXe siècle.
L’avertissement de Bardi, qui n’est pas un simple avertissement catastrophiste, est basé sur une évaluation minutieuse des tendances statistiques dans les données. Cependant, un tel avenir n’est pas gravé dans le marbre car pour la première fois nous sommes capables d’évaluer notre passé pour discerner ces modèles, d’une manière que nous ne pouvions pas faire auparavant. Peut-être, alors, le chemin pour se libérer des schémas du passé reste ouvert. La question est : qu’allons-nous faire de cette information ?
Les humains sont des créatures dangereuses ; c’est clair. Au cours du XXe siècle, environ un milliard d’humains ont été tués, directement ou indirectement, par d’autres humains.
Tous ces meurtres n’étaient pas intentionnels, mais une bonne partie, notamment les 262 millions de personnes tuées dans ce que Rummel appelle des « démocides », ont été des exterminations d’un grand nombre de personnes organisées par des gouvernements pour des raisons politiques, raciales ou généralement sectaires.
Si l’on ajoute le nombre de personnes assassinées au coup par coup (peut-être 177 millions au cours du XXe siècle), on arrive à un total de près d’un demi-milliard de personnes tuées sous le coup de la colère par d’autres personnes.
Considérant que près de 5 milliards de personnes sont mortes au cours du XXe siècle, nous pouvons dire que pendant ce siècle la probabilité de mourir tué par une autre personne était d’environ 10%. Pas mal pour des créatures qui prétendent avoir été créées à l’image d’un Dieu bienveillant.
Aucun autre vertébré sur Terre ne peut prétendre avoir fait quoi que ce soit de comparable, même si les chimpanzés et autres singes peuvent être cruels avec leurs parents et s’engager dans des escarmouches que nous pourrions définir comme des guerres à petite échelle.
Aujourd’hui, en comparaison avec le turbulent milieu du XXe siècle, nous semblons vivre une période relativement calme et Steven Pinker a soutenu que notre époque l’est particulièrement par rapport au passé (bien que le sens de calme puisse être sujet à débat ). Mais il y a une grande question : combien de temps durera la trêve ?
C’est, bien sûr, une question très difficile, c’est le moins que l’on puisse dire. Néanmoins, un bon moyen de se préparer à l’avenir est de regarder les tendances passées. Dans le cas des exterminations de masse, les données historiques sont rares et peu fiables, mais nous en avons. Un catalogue des conflits est produit par Peter Brecke et il contient des informations sur 3 708 conflits, remontant au XVe siècle. C’est un bon endroit pour commencer.
Les données sur les « Fatalités de guerre » du catalogue des conflits incluent les victimes civiles et militaires, même si elles ne semblent pas inclure les exterminations de masse qui n’impliquent pas d’opération militaire – par exemple l’extermination des Amérindiens en Amérique du Nord. Néanmoins, c’est un ensemble de données fascinant. Les voici.
Vous voyez que le graphique est dominé par les guerres du XXe siècle, avec la Seconde Guerre mondiale marquant un maximum historique. Cela ne signifie pas que les temps antérieurs étaient plus calmes : zoomons sur les données en les traçant sur une échelle qui agrandit les barres de données d’un facteur 10.
Maintenant, vous voyez mieux les éclats de guerre dans le passé, y compris la guerre de Trente Ans au début et au milieu des années 1600, ainsi que la Révolution française et les guerres napoléoniennes à la fin des années 1700 et au début des années 1800.
Maintenant, zoomons sur un autre facteur de 10, et voyons le résultat :
Les périodes qui semblaient tranquilles ne semblent plus si calmes, après tout. La guerre semble être endémique (et parfois épidémique) dans l’histoire de l’humanité, du moins au cours des six derniers siècles.
Alors, que pouvons-nous dire à propos de ces données ?
Un premier point est l’augmentation apparente de l’intensité avec le temps. Mais les données ne sont pas corrigées pour la croissance de la population, ce qui semble être un facteur clé expliquant la tendance à la hausse.
Par exemple, l’impulsion mondiale de démocides du XXe siècle a provoqué 260 millions de victimes pour une population mondiale d’environ 2,5 milliards de personnes. La guerre de Trente Ans en Europe, au cours du XVIIe siècle, a causé la mort d’environ 8 millions de personnes dans la population européenne qui, à l’époque, était de 80 millions. Le ratio est presque le même dans les deux cas : environ une personne sur dix a été tuée. Il semble que l’intensité et le taux des impulsions des conflits majeurs sont approximativement constants proportionnellement à la population.
Est-ce que nous y voyons alors une preuve d’une périodicité des données ? Apparemment pas dans les données ci-dessus. Mais nous pourrions essayer de lisser la courbe en faisant la moyenne. Voici les résultats présentés dans un tracé réalisé par « OurWorldInData ». Ces données sont les mêmes que celles que j’ai tracées auparavant, mais sur une échelle logarithmique. Les données ont également été lissées et le résultat est représenté par la ligne rouge.
À première vue, ce graphique semble indiquer une périodicité d’environ 50 ans, mais ce n’est peut-être pas vrai. Regardez bien : les cycles n’ont pas tous la même durée.
Ainsi, les oscillations sont probablement principalement un artefact du lissage. En réalité, les exterminations de masse ne semblent pas être cycliques. Au contraire, elles semblent suivre une « loi de puissance » – c’est-à-dire que leur probabilité est inversement proportionnelle à leur taille (Roberts et Turcotte (1998) et Gonzalez-Val Rafael (2014)).
C’est un résultat que nous devons prendre avec précaution car les données sont incertaines et peu fiables, notamment sur de longues périodes. Mais cela semble raisonnable : cela place les guerres dans la même catégorie que les feux de forêts, les avalanches, les glissements de terrain, les tremblements de terre, etc.
Tous ces événements ont une caractéristique commune : les grands événements sont déclenchés par de petits événements. Un galet roulant peut générer un glissement de terrain tandis qu’une cigarette allumée abandonnée peut générer un feu de forêt. Il en est de même pour les guerres, où la tendance des petites guerres à générer de grandes guerres est appelée « escalade ».
Ces événements ont tendance à suivre les « lois de puissance ». Cela signifie que les grandes guerres sont moins probables que les petites. Mais nous ne pouvons pas dire quand une nouvelle guerre va commencer, ni son intensité. C’est la même chose pour les tremblements de terre. C’est cette incertitude qui rend les tremblements de terre (et les guerres) si destructeurs et si difficiles à gérer.
Cela signifie que, statistiquement, une nouvelle impulsion d’extermination peut commencer à tout moment et que plus le temps passe, plus il est probable que cela va commencer. En effet, si nous étudions seulement un peu les événements qui ont conduit au démocide du XXe siècle que nous appelons la Seconde Guerre mondiale, vous pouvez voir que nous allons exactement dans le même sens.
Nous assistons à la montée de la haine, de la violence, du racisme, du fascisme, des dictatures, des inégalités croissantes, des idéologies sectaires, du nettoyage ethnique, de l’oppression et de la diabolisation de divers « sous-hommes » modernes. Tout cela peut être considéré comme le précurseur d’un nouvel engagement vers une guerre à venir.
Nous voyons déjà un arc de démocides qui commence en Afrique du Nord et continue le long du Moyen-Orient, jusqu’en Afghanistan et qui pourrait bientôt s’étendre à la Corée. Nous ne pouvons pas dire si ces démocides relativement limités vont se fondre en un autre beaucoup plus grand, mais ils peuvent devenir le déclencheur qui génère une nouvelle impulsion gigantesque d’exterminations massives.
Si la proportionnalité de la taille du démocide avec celle de la population tient, nous devrions tenir compte du fait qu’aujourd’hui, il y a trois fois plus de personnes dans le monde qu’il n’y en avait au moment de la Seconde Guerre mondiale. Le démocide du XXIe siècle qui en résulterait pourrait donc impliquer quelque chose entre un demi-milliard et un milliard de victimes, voire plus ; d’autant plus que cette fois les armes nucléaires pourraient être utilisées à grande échelle.
Pouvons-nous faire quelque chose pour éviter ce résultat ? Selon Rudolph Rummel (1932-2014), qui a étudié les guerres tout au long de sa vie, les démocraties sont beaucoup moins susceptibles que les dictatures de s’engager dans des guerres. Dans cette interprétation, promouvoir la démocratie pourrait être un bon moyen d’éviter les guerres.
C’est discutable : on peut s’interroger sur la mesure dans laquelle les démocraties occidentales se sont vraiment abstenues de s’engager dans des guerres. Ou nous pourrions dire qu’une démocratie saine est une propriété émergente d’une société saine, tout comme la guerre est une propriété émergente d’une société malade.
Ainsi, lorsqu’une société tombe malade, appauvrie, divisée et violente, elle se débarrasse de la démocratie et s’engage dans la guerre. Il semble que ce soit exactement ce qui nous arrive de nos jours : nous affaiblissons et rejetons la démocratie, et nous nous préparons à une nouvelle vague d’exterminations massives.
Les 50 dernières années de calme relatif, du moins entre les États occidentaux, nous ont peut-être fait croire que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de « paix longue ». Mais cela n’a peut-être été qu’une illusion si l’on considère les éruptions continues de la guerre sur le demi-millénaire écoulé. Les guerres semblent être trop inextricablement liées à la nature humaine pour être arrêtables avec de simples slogans et de la bonne volonté. Théoriquement, tout le monde est contre la guerre, mais quand les drapeaux commencent à s’agiter, la raison semble s’envoler avec le vent.
Pourtant, il y a plus à dire sur ces tendances. On dit souvent que toutes les guerres sont pour des ressources, mais ce n’est peut-être pas vrai. Les guerres ont besoin de ressources. On pourrait dire que les ressources génèrent des guerres, plutôt que le contraire. Ainsi, le grand cycle croissant des démocides du dernier demi-millénaire s’est déroulé dans un contexte d’accumulation croissante de population et de richesse. Cela a permis de construire et de maintenir l’appareil social et militaire nécessaire pour faire la guerre.
Mais maintenant ? De toute évidence, nous assistons au début d’une phase de diminution de la disponibilité des ressources. Les ressources minérales sont de plus en plus chères, les terres arables épuisent rapidement leurs éléments nutritifs, l’atmosphère est empoisonnée et le climat change rapidement de manière à nuire à l’humanité à des niveaux que nous ne pouvons même pas imaginer aujourd’hui. Il y a de moins en moins de surplus à investir dans les guerres.
Bien sûr, il y a encore beaucoup de raisons de se faire la guerre les uns contre les autres ; en particulier de prendre le contrôle des ressources restantes. Et il est également vrai que les democides n’ont pas besoin d’être chers. Certains démocides récents, comme celui qui a eu lieu au Rwanda en 1994, n’ont pas exigé d’armes plus sophistiquées que des machettes. Ensuite, il peut être encore plus facile de concevoir un démocide en refusant une assistance médicale à bas prix aux pauvres.
Pourtant, il reste de grandes incertitudes alors que nous passons de l’autre côté du grand cycle de ce que nous appelons la « civilisation industrielle » qui a duré plusieurs siècles.
Alors que les guerres et les exterminations étaient une caractéristique commune de la phase croissante du cycle, le seront-elles également en phase de déclin ? Nous ne pouvons pas le dire. Ce que l’avenir nous apportera, seul l’avenir nous le dira.
Mais pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes capables de regarder le passé avec un oeil acéré qui peut nous informer des schémas de comportement que nous projetons sur cet avenir – ainsi, pour la première fois peut-être, nous pouvons apprendre collectivement des leçons de notre passé pour créer un avenir avec des modèles quelque peu différents.
Ugo Bardi
Ugo Bardi est professeur de chimie physique à l’Université de Florence, en Italie. Ses intérêts de recherche englobent l’épuisement des ressources, la modélisation de la dynamique des systèmes, la science du climat et les énergies renouvelables. Il est membre du comité scientifique de l’ASPO (Association pour l’étude du pic pétrolier) et des blogs en anglais sur ces sujets à « Cassandra’s Legacy ». Il est l’auteur du rapport du Club de Rome, Extrait : « Comment la quête de la richesse minière mondiale pille la planète » (Chelsea Green, 2014) et « Les limites de la croissance revisitées » (Springer, 2011), parmi de nombreuses autres publications savantes.
Note du traducteur
Notons que Ugo Bardi, lié formellement au Club de Rome, est sans doute influencé, à défaut d'y être impliqué, par la pensée globaliste et l'idée d'un gouvernement mondial transpire dans ces analyses. Il a raison de critiquer la démocratie qui est aussi un facteur de guerre, encore faudrait-il se mettre d'accord sur ce que le mot démocratie veut dire. Les avis des peuples dans les pays dit démocratiques sont régulièrement bafoués.
Il est regrettable qu'Ugo ne creuse pas un petit peu pour se demander si des gens mal intentionnés ne passeraient pas leur temps à vouloir prendre le contrôle des États pour ensuite organiser ou permettre toutes ces guerres. Mais au delà de ces articles un peu apocalyptique, il pose quand même de bonnes questions.
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