Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Little Carmine : Bon, j’imagine que tu te doutes pourquoi je suis là.
Tony Soprano : Ce qui s’est passé dans le restaurant de Coco.
Little Carmine : Cette altercation que t’as eue avec lui. Tony, t’es sur le précipice d’un énorme carrefour.
Les Soprano, « The Second Coming » (2007)
Tourner et tourner dans le tourbillon qui s’élargit
Le faucon ne peut pas entendre le fauconnier ;
Les choses s’effondrent, le centre ne peut pas tenir ;
La simple anarchie est déchaînée sur le monde,
La marée ternie par le sang est relâchée, et partout.
La cérémonie de l’innocence est noyée ;
Les meilleurs manquent de conviction, tandis que les pires
Sont pleins d’intensité passionnée.
W.B. Yeats, « La seconde venue » (1919)
Ogbuef Ezedudu, qui était le plus vieil homme du village, confiait à deux autres hommes qui lui rendaient visite que le châtiment pour ceux qui rompent la paix d’Ani était devenu dérisoire au sein de leur clan.
« Il n’en fut pas toujours ainsi », dit-il. « Mon père m’a raconté une histoire qu’on lui conta jadis selon laquelle un homme ayant rompu la paix fut traîné au sol à travers le village jusqu’à ce qu’il meure. Mais cette coutume finit par être abandonnée car elle entachait la paix qu’elle avait pour vocation de maintenir. »
Chinua Achebe, « Le monde s’effondre » (1958)
Le monde s’effondre est l’ouvrage le plus vendu par un auteur africain avec plus de 20 millions d’exemplaires écoulés. Chinua Achebe s’engagea en politique dès l’instant où son pays natal, le Biafra, déclara son indépendance au détriment du Nigeria en 1967. Le Nigeria remporta cette guerre civile en imposant un blocus et en faisant mourir de faim pas moins de 2 millions de civils biafrais. Cette photo est la moins perturbante que j’ai pu trouver sur le conflit biafrais.
« La vengeance rapporte, la reconnaissance coûte. »
Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776)
De nos jours, nous sommes tous Tony Soprano. Nous avons tenté de faire entendre raison à Phil Leotardo. Nous avons cherché des compromis. Nous avons essayé d’entretenir les institutions coopératives de notre Système. Mais « non » n’est pas une réponse pour ce type. Il ne veut RIEN céder. Alors quand quelqu’un de sa clique insulte notre fille, on pète les plombs. On s’emballe. On subit la démence de Phil Leotardo, du coup on fait cracher ses dents à son lieutenant. À partir de là, on doit faire un choix. Est-ce qu’on s’arrange avec le gars qu’on déteste ? Est-ce qu’on assume de payer un lourd tribut pour avoir brisé les « normes » selon lesquelles se règlent les conflits pour un type dont on soupçonne qu’il n’aurait jamais eu de tels scrupules ? Au-delà du comique involontaire de Little Carmine, nous sommes convaincus de nous trouver sur le précipice d’un énorme carrefour en ce qui concerne la politique étasunienne.
Et si nous n’avions en réalité pas le choix ? Et si le choix avait déjà été fait pour nous ? Et si nous nous trouvions sur la balance d’un jeu dans lequel le seul choix rationnel est d’aller au carton ? Faire aux autres ce qu’ils nous feraient… mais le faire en premier. Faire quoi, dans ce cas ?
Je ne veux pas exagérer. Rien ne m’agace plus que les gens qui parlent de choses comme d’un « nouveau Pearl Harbor » ou d’une « guerre civile ». Vous savez à quoi ressemblerait un nouveau Pearl Harbor ? Pearl Harbor lui-même. Vous savez ce à quoi ressemble une guerre civile ? Allez sur Wikipédia et faites une recherche sur le Biafra, puis venez me dire à quel point il est affreux de voir les Démocrates et les Républicains se sauter à la gorge, au sens figuré, même pas littéralement.
Mais pour les chochottes du monde développé telles que vous et moi, c’est une grosse affaire. C’est un nouvel équilibre dans le méta-jeu politique étasunien. C’est une rupture avec les institutions et les pratiques médiatrices ainsi que les coopérations politiques éventuelles, remplacées par des institutions et des pratiques non médiatrices et impropres aux coopérations politiques. Voilà ce que ça donne lorsque le monde s’effondre dans le contexte occidental moderne.
Comment en est-on arrivé là ? On s’est ramolli. Ce que je dis n’est pas à prendre dans une acception macho. Je n’en parle même pas comme d’une mauvaise chose. Ce que je veux dire c’est que, tout comme les Romains dans l’histoire vue par Gibbon et les Africains du roman d’Achebe, ou encore les mafieux dans Les Soprano, nous avons depuis longtemps oublié les horreurs de la guerre véritable autant que les raisons pour lesquelles nous avons bâti ces institutions coopératives à la base. Nous nous satisfaisons de la croyance selon laquelle la Paix d’Ani, la Paix des Cinq Familles, la Pax Romana ou encore la Pax Americana est une paix durable – un équilibre stable – dans laquelle nous pouvons nous contenter de vivre de notre mieux et pérenniser un infiiiiime et relatif avantage. Nous nous satisfaisons de devenir des bêtes de troupeaux, des animaux scrutant les autres animaux, rongés par le souci de pouvoir brouter plus d’herbe que le mouton à côté de nous. De plus, maintenir la vocation véritable des vieilles institutions exige un effort épuisant, à savoir être sincère lorsque l’on prête serment à une Constitution, un dieu ou un chef, au lieu de n’y voir qu’un rituel vide de sens auquel se plier avant de mettre les clés dans le contact de la voiture.
Tout cela s’est déjà produit par le passé.
Le narrateur : Et c’est ainsi que durant les derniers jours de leurs empires respectifs, Rome aussi bien que les États-Unis firent des guerres à leurs États vassaux ainsi qu’aux « citoyens » des provinces dans le but de les maintenir sous leur contrôle, ces guerres n’étaient d’ailleurs plus débattues au Sénat depuis longtemps, mais simplement annoncées par des décrets administratifs ponctuant un calendrier rythmé par les divertissements de masse et les redistributions économiques complaisantes, des guerres pouvant durer des décennies dans des territoires toujours plus excentrés de l’empire, des guerres motivées par de purs et simples intérêts commerciaux même lorsqu’elles étaient présentées sous les oripeaux d’un fervent patriotisme.
Allons bon, rappelez-moi à quel point nous avons évolué au cours des deux derniers millénaires, à quel point nous sommes plus avisés, à quel point nous sommes conscients de nous-mêmes et éveillés. Quelle différence entre un président Trump et un empereur Commode ? Commode ne disposait pas de missiles de croisière pour sa mise en scène syrienne. C’est vraiment une question de degré.
Et il ne s’agit pas de Trump en soi, encore que Trump – tout comme Phil Leotardo ou Commode – constitue l’apothéose de ce dont je parle. Si ce n’était pas Trump, ce serait quelque chose de tout aussi ridicule. Ce SERA quelqu’un d’aussi ridicule à l’avenir, probablement quelqu’un situé de l’autre côté du spectre politique, quelqu’un comme Elizabeth Warren ou Kamala Harris. Si vous voulez, je suis un fin connaisseur des politiciens ridicules, qu’importe leur bord idéologique. Je conseillerais aussi bien aux trumpolâtres qu’aux bons petits soldats gauchistes de ne pas me follower, mais ça ne me rapportera rien. Et bien, c’est le propre d’un équilibre. C’est le propre d’une spirale infernale. C’est l’époque qui fait l’homme. Ou la femme.
Voici à quoi ressemble une spirale infernale.
Le Pew Research Center fournit un travail d’une qualité qui ne se dément jamais en ce qui concerne la répartition des votes aux USA. Dans cette série d’études à long terme, l’accent est mis sur l’écart entre l’électeur démocrate et l’électeur républicain moyen, ce qui est fort bien. Ce qui retient toutefois spécialement mon attention, c’est la forme que revêtent les distributions électorales démocrate et républicaine : la répartition globale de 2017 ne constitue plus une courbe plus ou moins en cloche avec un pic comme c’était le cas en 2004, mais plutôt une distribution à double pic ou (pour employer un mot jargonnant) une distribution bimodale.
La distribution bimodale a commencé à prendre forme en 2014 bien avant l’entrée en scène de Trump, mais elle n’a eu de cesse de s’accentuer depuis son élection en 2016. On peut s’amuser à faire défiler ces graphiques en une animation image par image, j’ai d’ailleurs mis une capture des résultats de 2017 ci-dessous :
Donc, qu’est-ce qui pose problème dans cette distribution bimodale ?
Le manière la plus simple d’aborder le sujet est de comparer l’ampleur de la zone en pourpre (dans laquelle les électorats démocrate et républicain se chevauchent) avec la zone strictement en bleu (démocrate sans aucun enchâssement républicain) et la zone strictement en rouge (républicaine sans aucun enchâssement démocrate). Lorsque la zone en pourpre est plus réduite que la zone en bleu ET la zone en rouge, un centriste (quelqu’un se situant entre la médiane démocrate et la médiane républicaine) ne peut emporter ni une nomination nationale ni une élection nationale dans un système bipartite. Pour toute candidature ou politique centriste, il existe une majorité déterminante de votants aussi bien à gauche qu’à droite qui favorisera un candidat ou une politique clivante, aussi bien à gauche qu’à droite. Voilà ce qu’on entend lorsqu’on dit que le centre ne peut pas tenir.
Ce graphique explique pourquoi les républicains en exercice qui se positionnent publiquement contre Trump ou sa politique perdent les primaires au profit des 9/11 Truthers et de ce gosse au niveau d’histoire de seconde qui clamait que la guerre de Sécession n’avait rien à voir avec l’esclavage. Ce graphique explique pourquoi les Démocrates qui ne sont pas des socialistes purs et durs perdent les primaires au profit des petits jeunes branchés sirotant leur café au lait qui jurent sur leurs grands dieux que Fidel Castro et Yasser Arafat avaient d’assez bonnes idées si on prend la peine d’y réfléchir deux minutes.
Ce graphique explique pourquoi des candidats mainstream et relativement centristes comme Hilary Clinton ont perdu. Ce graphique explique pourquoi des politiciens mainstream et relativement centristes comme Paul Ryan démissionnent. ET oui, ce graphique explique pourquoi je vais recevoir des courriels furibards me disant « comment peux-tu te permettre de qualifier cette figure démoniaque de [Hilary Clinton/Paul Ryan] de centriste ?! ». Quelle belle époque.
Si vous êtes un politicien centriste en exercice, quelque part à gauche de votre électeur moyen, si vous êtes républicain et quelque part à droite de votre électeur moyen, si vous êtes démocrate, vous avez précisément deux options :
- Vous gardez le silence et vous vous contentez d’aller dans le sens du parti, vous cramponnant éperdument contre les adversaires à la primaire, vous bouchant le nez devant les excès du parti, vous excusant auprès de vos donateurs et de votre épouse en privé, et espérant qu’un jour le parti se tourne de nouveau vers vous. Vous vous dîtes « après moi le déluge ». Ou en anglais, « doux Jésus, vous voyez ce tocard raciste/communiste détraqué qui prendra ma place si je démissionne ? », et votre ego est bien assez boursouflé pour gober ce genre d’excuse tandis que vous vendez lentement votre âme.
- Vous démissionnez.
Et quand je dis que ce sont vos seules options, permettez-moi d’administrer une douche froide sur l’idée qu’il y a des candidats centristes qui pourraient brasser des votes en provenance des deux partis dans le cadre d’une élection générale, ou que l’époque est d’une manière ou d’une autre propice à un troisième parti. Hahahahahahaha. Non, très cher lecteur, l’idée que Ben Sasse ou Joe Biden puissent chevaucher une vague pourpre vers une victoire en 2020 est complètement et radicalement erronée. Regardez encore une fois le graphique. Jetez encore un œil à l’ampleur de cette zone en pourpre en comparaison de ce qu’elle était par le passé. En 1994 et en 2004, cette zone en pourpre est celle à la faveur de laquelle Bill Clinton et George W. Bush ont vécu et prospéré. Désormais, cette zone en pourpre est celle où les candidats politiques meurent.
L’idée d’un troisième parti est d’une certaine façon plus intéressante, mais d’une certaine façon seulement. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les démocraties les plus libérales ont eu une distribution bimodale des penchants électoraux depuis longtemps. On appelle ça l’Europe. ET si, à l’instar des démocraties européennes, les États-Unis avaient eu un système de représentation proportionnelle dans lequel obtenir 20% du vote national vous donne 20% des sièges du congrès, les centristes ne seraient dans ce cas plus les poids morts de la politique étasunienne. Au contraire, ils constitueraient les partenaires pivots dans n’importe quelle coalition envisageable et détiendraient un pouvoir politique exorbitant. Mais nous n’avons pas de représentation proportionnelle, donc en attendant ce jour béni d’une convention constitutionnelle et une complète reconfiguration de la démocratie étasunienne… « Laisse béton », comme dirait Tony Soprano.
En un mot, dans un système bipartite avec des penchants électoraux très polarisés selon un schéma bimodal :
- Il n’existe aucun politicien centriste en mesure de gagner.
- Il n’existe aucune politique centriste équilibrée.
L’un des soucis primordiaux d’Epsilon Theory est d’appeler les choses par leur nom, de parler en termes clairs de ce qui EST. Et ce que les États-Unis SONT aujourd’hui, c’est un système politique bipartite présentant une bipolarisation électorale très prononcée. Tant que la situation sera semblable, nous serons tiraillés entre les candidats extrémistes de la droite et de la gauche. Le choix que nous devrons faire pour élire notre prochain président se situera entre La Mule et Madame Defarge. Savourez.
Je dis « savourez » car je ne peux m’empêcher d’agrémenter mon désespoir de sarcasme. Mais la vérité c’est que… et encore une fois, c’est ce qu’implique une distribution bimodale des penchants électoraux… une majorité significative d’étasuniens trouveront largement leur compte, merci pour eux, dans le choix entre La Mule et Madame Defarge. Ou comme le diront tous les observateurs à la télé, « il est clair que la base est chauffée à blanc », et ce sera valable pour les démocrates autant que pour les républicains.
Alors pourquoi ce désespoir de ma part ? En premier lieu parce que je pense que les intentions de chaque bord extrémiste constituent une redoutable poudrière et que chanceler entre poupe et proue sur les politiques fiscale et sociale ainsi que sur la défense nationale constitue une manière positivement foireuse de gérer un pays. Tout ce que je peux espérer, c’est une situation d’impasse.
Mais dans un second temps, je désespère car, quand bien même je sais qu’une majorité significative d’étasuniens souhaitera et appréciera une confrontation des extrémistes en 2020, une majorité encore plus large d’entre eux se trouvera profondément insatisfaite quel que soit le vainqueur. Une distribution bimodale des penchants électoraux ne se dissipe pas d’elle-même. Elle ne s’arrange pas comme ça avec le temps. C’est une spirale infernale. Elle empire au fil du temps à mesure qu’un nombre sans cesse croissant de candidats extrémistes, enivrés d’une passion ardente, s’agitent et paradent une heure, sur la scène. C’est une métaphore poétique composite mais vous m’avez compris. La spirale infernale, comme l’a si justement formulée Yeats, est une période de pure et simple anarchie, pas une anarchie spéciale ni mémorable. C’est un conte narré par des gens ridicules, si ce n’est par des idiots, plein de bruit et de fureur ne débouchant finalement sur rien.
A-t-on déjà vu cela se produire auparavant ? Bien sûr. Il est temps de ressortir votre exemplaire d’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de Gibbon. Il est temps de relire Will et Ariel Durant. Soyez prévenus, la folle spirale peut durer looooongtemps, en particulier dans le cas d’un empire de premier plan comme Rome ou l’Amérique. Il a fallu aux Romains quelque chose comme quatre siècles pour lâcher la rampe officiellement, à l’Ouest du moins, avec toutefois quelques faux-semblants de résurgence en cours de route. Quatre siècles passés essentiellement à se couvrir de ridicule. Quatre siècles de vengeance profitable et de gratitude coûteuse. Quatre siècles de balance dans un jeu concurrentiel.
A-t-on déjà vu cela se produire dans l’histoire des États-Unis auparavant ? Difficile à dire à n’en pas douter (comment se fait-il que le Pew Research Center ait négligé d’exister dès les années 1850 ?!), mais je pense que oui, d’abord dans la grosse décennie menant à la guerre de Sécession en passant par la problématique éminemment polarisante de l’esclavage, puis de nouveau durant la grosse décennie menant à la Seconde Guerre Mondiale en passant par la problématique de la Grande Dépression. Je ne pense vraiment pas que le fait que ces deux spirales infernales dans la politique étasunienne se soient soldées par une grande guerre résulte d’un pur hasard.
C’est à mon sens aussi de cette façon que les spirales infernales finissent par se résoudre d’elles-mêmes. Pas une autre guerre civile car les enjeux contemporains des suites de la grande récession ne présentent pas le caractère fondamental et existentiel de l’esclavage, mais il y a une résonance avec les problématiques auxquelles nous avons eu à faire face dans le sillage de la Grande Dépression. Non, nous aurons besoin d’une grande guerre contre un Autre pour pouvoir nous sortir de ce pétrin.
Donc, d’une façon ou d’une autre, c’est ce qui nous tombera dessus.
Ben Hunt
Ceci est la première partie d’une série en trois parties. Ensuite, quel est le corollaire marché/investissement de tout cela ? Parce qu’il y en a un. Et enfin, que faisons-nous à ce sujet, en tant qu’investisseurs et en tant que citoyens ? Spoiler Alert : la réponse ne vous plaira peut-être pas.
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