Article original de Dmitry Orlov, publié le 9 Mai 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Je
suis dans le business de la prédiction d’un effondrement depuis plus
d’une décennie, avec des résultats relativement bons dans l’ensemble. Un
des aspects de la prévision d’un effondrement qui pose problème, c’est
le calendrier. La raison pour laquelle c’est difficile est bien
comprise : l’effondrement est une sorte de transition de phase,
et les transitions de phase sont notoirement difficiles à prédire avec
précision. Il est également presque impossible d’établir ce qui les
déclenche. Quand une goutte de pluie d’eau super-refroidie va-t-elle
subitement se transformer en un flocon de neige? Seul le flocon de neige
le sait. Qu’est-ce qui a déclenché l’effondrement de l’URSS? Si vous
avez également une opinion sur le sujet, dites-le moi. Je vous en
remercie.
Un autre aspect de ma méthode qui pourrait être amélioré est son
manque de rigueur quantitative. J’ai pu faire un grand nombre de
prédictions qualitatives assez précises, toutes basées sur un
raisonnement par analogie. Par exemple, après avoir observé
l’effondrement de l’URSS et ses retombées immédiates, puis, en imaginant
à l’aide d’expériences de pensée comment les États-Unis pourraient
faire face à un effondrement, j’ai pu formuler quelque chose que j’ai
appelé la Soupe de l’effondrement d’une super-puissance. Ses principaux
ingrédients sont : un grave déficit dans la production de pétrole brut,
un déficit commercial important et systémique, un budget militaire
surdimensionné et gonflé, une armée démesurée et incapable de victoire,
des niveaux invalidants de dettes non remboursables et une élite
politique accrochée au pouvoir, corrompue à un niveau systémique et
incapable de réforme. Au cours de la décennie écoulée depuis que j’ai
abordé ces sujets, les événements que j’ai prédits se sont déroulés avec
une certaine précision. Les États-Unis perdent régulièrement de leur
domination économique et militaire; ils ne peuvent plus se faire
respecter diplomatiquement dans le monde; la dernière goutte sera la
perte du contrôle de leur emprise financière sur l’économie mondiale.
Il est amusant et instructif de regarder les superpuissances se
bousculer pour se positionner et finalement s’effondrer, mais ce n’est
que la toile de fond d’un phénomène beaucoup plus important, qui
commence à se dérouler à vitesse croissante : le déclin de l’ère
industrielle. Voici une autre analogie : l’idée que, dans dix ans, la
plus grande partie du monde actuellement industrialisé sera clairement
et de manière évidente loin sur la voie de la désindustrialisation, peut
sembler tout aussi étrange maintenant, que l’idée que les États-Unis
perdraient rapidement leur position de superpuissance mondiale il y a
dix ans, lorsque j’ai abordé le sujet.
Mais il y a aussi une différence importante : l’activité industrielle
est beaucoup plus facilement quantifiable que des questions telles que
la domination politique et militaire. En particulier, la théorie Olduvai de Richard Duncan, datant de 1989, fournit un bon guide pour les événements à venir. Son nom plus long est « la théorie de l’impulsion transitoire de la civilisation industrielle ».
Son idée principale est que l’âge industriel s’étendrait sur à peu près
cent ans, de 1930 à 2030, avec un pic quelque part au milieu. Sa
prédiction était que, d’ici 2030, l’activité industrielle diminuera
jusqu’à revenir au niveau de 1930.
La mesure spécifique qu’il a décidé de suivre est la consommation
d’énergie par habitant. Sa théorie a fait l’objet de critiques au cours
des dernières années, à cause de deux facteurs. Tout d’abord, au lieu de
diminuer au cours des dernières décennies, l’utilisation de l’énergie
par habitant a en fait augmenté de façon modeste. Deuxièmement, diverses
avancées technologiques, y compris la possibilité de déplacer
l’information sous la forme de signaux électroniques, plutôt que de
supports plus volumineux tels que le papier, ont permis d’améliorer
l’efficacité et ont permis d’augmenter le niveau d’activité industrielle
pour un même niveau de consommation d’énergie par habitant.
Cette critique est faible sur les deux points. Tout d’abord, les
niveaux croissants et soutenus d’utilisation d’énergie par habitant ont
été obtenus en augmentant constamment la dette, ce qui a temporairement
compensé les coûts croissants de la production d’énergie. L’effet global
a été de diminuer la consommation d’énergie et la croissance
économique. Les prix de l’énergie sont faibles, parce que c’est tout ce
que les consommateurs peuvent se permettre de payer et les producteurs
d’énergies sont obligés d’emprunter pour compenser la différence entre
leurs coûts de production et leurs gains. Lorsque la croissance
économique s’arrête et même se renverse (ce que les Français appellent « décroissance »),
le fardeau de la dette devient insoutenable, les entreprises d’énergie
quittent ce secteur d’activité et l’utilisation de l’énergie par
habitant diminue de façon précipitée.
Ainsi, le phénomène qui a permis
l’utilisation de l’énergie par habitant d’établir de nouveaux mais
modestes records a produit un plateau d’Olduvai, qui sera suivi d’une
falaise d’Olduvai encore plus raide, une fois que ce schéma va forcément
échouer, essentiellement celui qui consiste à tenter d’emprunter avec,
en collatéral ou en garantie, un avenir inexistant. Ce moment n’est pas
loin : au moment où j’écris ces mots, le secteur de l’énergie a
largement cessé d’être rentable, et il y a une vague croissante de
compagnies d’énergie qui entrent en faillite.
Sur le deuxième point, il est important de comprendre l’ingrédient
clé derrière tous les gains d’efficacité technologique modernes. Oui,
nous avons gagné la capacité de communiquer électroniquement au lieu de
déplacer des bouts de papier. Nous disposons maintenant de réseaux
d’approvisionnement globaux et de systèmes de livraison en flux tendu
qui ont permis d’éliminer en grande partie les coûts liés au maintien de
l’inventaire local. Nous avons automatisé et robotisé les processus de
fabrication et les systèmes de contrôle des procédés, qui ont rendu la
production industrielle beaucoup plus efficace dans l’utilisation des
matériaux et de l’énergie. Mais qu’est-ce qui sous-tend toutes ces
avancées? C’est la disponibilité du réseau électrique. Aucun d’entre eux
ne serait possible sans l’accès universel à des sources fiables
d’électricité. Et c’est précisément la disparition du réseau électrique,
que Richard Duncan a vue comme l’événement déclencheur qui indiquera la
fin de l’ère industrielle.
Lorsque l’astuce d’emprunter sur un avenir inexistant afin de
maintenir un niveau élevé d’utilisation d’énergie par habitant finira
par échouer (comme le présent montre déjà des signes de faiblesse), la
disponibilité en énergie va diminuer, les réseaux électriques vont
tomber en panne et tous les gains d’efficacité poussés par plus de
technologie seront effacés, tous en même temps. Richard Duncan n’est pas
le seul ingénieur à échouer à prédire la fonction importante que
l’augmentation exponentielle de la dette a jouée, dans l’extension de
l’ère industrielle sur une décennie ou deux en plus, la chute devenant
encore plus abrupte. Les ingénieurs aiment travailler avec des quantités
physiques, et détestent admettre que quelque chose qui est
essentiellement un jeu, joué avec des chiffres sur des morceaux de
papier, ce qu’est la dette, puisse néanmoins constituer une force
motrice physique obligeant les gens à agir. Sa manifestation physique la
plus dramatique consiste à épuiser les ressources naturelles non
renouvelables plus rapidement et plus complètement. Encore une fois,
l’effet global est de réduire la capacité à prédire avec précision le
moment de l’effondrement. En ce qui concerne la prédiction du résultat
final, je crois que les prédictions de la théorie d’Olduvai subsistent.
Bien que nous puissions encore observer un rythme hebdomadaire
d’activité industrielle tout autour de nous – des routes saturées par la
circulation, des lumières partout, des navires portant des conteneurs
et des supertankers arrivant dans les ports selon le planning prévu – il
y a des endroits dans le monde qui sont déjà en phase d’effondrement
industriel terminal. Pour voir que cela se passe, tout ce que nous
devons faire est de regarder ce qui se produit un peu plus
attentivement.
La science de la collapsologie est entravée par le fait que la
plupart des effondrements à grande échelle – ceux impliquant des pays et
des régions entières, des empires et des civilisations – ne peuvent
être étudiés en laboratoire. Tout ce que nous pouvons faire, c’est les
observer, faire des comparaisons et établir des analogies. Mais puisque
le nombre de paramètres de variation entre pays, régions, empires et
civilisations est, effectivement, infini, les collapsologues restent
toujours ouverts à la critique, admettant qu’ils comparent des pommes à
des oranges. Mais cette critique est-elle valable, en ce qui concerne
l’effondrement industriel mondial? Après tout, il n’y a plus qu’une
seule civilisation industrielle mondiale. Même la Corée du Nord, avec
son idéologie de Juche,
ne fait pas exception, car même là, les gens se promènent comme des
zombies, leurs globes oculaires collés à leurs smartphones fabriqués en
Corée du Sud, leurs doigts frappant et caressant compulsivement leurs
écrans tactiles. Et là, comme partout ailleurs, les smartphones
fonctionnent aussi longtemps qu’il existe des prises électriques
fonctionnelles pour brancher leurs chargeurs et faire fonctionner des
réseaux cellulaires et wifi auxquels ils peuvent se connecter. Et ces
deux nécessitent… un réseau électrique.
Parfois, nous sommes confrontés à un scénario d’effondrement qui est
aussi proche d’une expérience de laboratoire que nous pourrions le
souhaiter. Supposons qu’un grand pays européen, fortement industrialisé,
se soit engagé dans une voie de désindustrialisation rapide et
catastrophique. Supposons en outre que sa capacité de production
électrique soit compromise par une combinaison de facteurs qui
entraîneraient une grande partie de celle-ci dans l’abîme en quelques
années seulement. Enfin, supposons qu’il soit possible de tracer de
nombreux parallèles entre les conditions politiques et sociales de ce
pays et celles des États-Unis. Ne serait-ce pas une bonne étude de cas
d’effondrement industriel?
Ce pays, c’est l’Ukraine. Avant l’effondrement de l’URSS, c’était une
puissance industrielle et une pierre angulaire de l’industrie
soviétique de la construction mécanique et de la défense. Après
l’effondrement de l’URSS et jusqu’en 2014, sa base industrielle a été
soumise à des pillages en masse par ses oligarques prédateurs, mais elle
a encore maintenu ses liens économiques avec la Russie. Ces liens ont
soutenu les exportations ukrainiennes dans des domaines tels que les
fusées, les hélicoptères et les moteurs de bateaux, une gamme de
produits liés à la défense et de nombreux autres biens durables et de
consommation, tels que les tuyaux pour les gazoducs et la délicieuse
graisse de porc séchée (sálo). Tout cela a changé avec le putsch de
février 2014, qui a renversé le gouvernement constitutionnel et l’a
remplacé par un gouvernement de marionnettes géré par les agents de la
CIA et l’ambassade des États-Unis à Kiev. Le nouveau gouvernement a
systématiquement détruit les liens économiques avec la Russie. À son
tour, la Russie a été très heureuse de renier sa dépendance gênante et
de commencer à produire des remplacements domestiques pour les
importations ukrainiennes. Dans de nombreux cas, les spécialistes
ukrainiens derrière les exportations de haute technologie ont également
déménagé en Russie. L’Ukraine s’est retrouvée coincée avec la valeur de
plusieurs wagons de chemin de fer de sálo invendable.
Bien que cette politique soit assez nettement inefficace, sous la pression politique des soi-disant « nationalistes ukrainiens »,
qui ont été encouragés par leurs soutiens américains, les liens avec
les entreprises russes ont été systématiquement brisés et les industries
d’exportations industrielles ukrainiennes ont fermé. Les mêmes « nationalistes »
se sont efforcés d’aliéner tout l’Est du pays, en essayant de le
contraindre à parler ukrainien : une idée absurde, étant donné que le
russe était, et est toujours, utilisé dans tout le pays pour tout ce qui
est intellectuellement plus difficile que de chanter des chansons
patriotiques, de hurler des slogans nationalistes et tempêter et
fanfaronner à la télévision nationale. Malheureusement, l’Est du pays,
qui a effectivement cessé de faire partie de l’Ukraine, est l’endroit
d’origine d’où venait la plus grande part du charbon utilisé pour la
production d’électricité.
Fait intéressant, même au milieu des hostilités qui ont coûté la vie à
environ dix mille personnes, les provinces orientales continuaient de
fournir du charbon au reste du pays. Cela a changé plus tôt cette année,
lorsque certains « nationalistes » ont bloqué illégalement les
liaisons ferroviaires vers l’Est, paralysant les trains de charbon. Au
lieu d’arrêter les auteurs, le gouvernement ukrainien a rapidement agi
pour « légaliser » le blocus!
Cela peut sembler bizarre, mais seulement jusqu’à ce que vous
considériez l’image plus large. L’Ukraine n’a d’autre choix que
d’utiliser le charbon de l’Est, soit à partir de ses anciens
territoires, soit de la Russie. En effet, le charbon ne peut pas être
importé par voie maritime ou fluviale, en raison du manque
d’installations portuaires en eaux profondes. Il ne peut pas être
importé en train depuis l’Union européenne, en raison d’une différence
de jauge des chemins de fer. Ainsi, l’Ukraine importe maintenant du
charbon – son propre charbon – de la Russie, à un coût plus élevé : la
Russie importe le charbon de l’Est de l’Ukraine et l’exporte vers le
reste de l’Ukraine – moyennant des frais. Comme l’argent est compté, la
quantité de charbon est beaucoup plus faible, ce qui entraîne des
pénuries.
Maintenant, cela peut frapper votre imagination, mais ceux qui sont
au pouvoir à Kiev voient cette situation comme ayant un effet positif
net. Tout d’abord, ils ont pu apaiser les « nationalistes » en
légitimant le blocus de l’Est. Deuxièmement, ils paient plus pour le
charbon, ce qui signifie qu’il y a un plus grand flux d’argent qu’ils
peuvent détourner. L’activité principale des élites dirigeantes en
Ukraine depuis l’effondrement de l’URSS a été le pillage du pays, et au
fur et à mesure que le pays voyait sa situation empirer progressivement,
les obstacles généraux à la destruction ont diminué, ces manigances
pour bloquer leurs propres trains de charbon et le recours aux
importations de charbon leur ont fourni un nouveau « centre de profit ».
Une situation similaire est obtenue par rapport au gaz naturel. Les
fonctionnaires de Kiev ont jugé à la fois politiquement et
financièrement bénéfique de retarder le paiement à la Russie et de
refuser de négocier de bonne foi des contrats de gaz avec la Russie. En
conséquence, l’Ukraine est obligée d’importer du gaz naturel de l’UE,
mais cela reste du gaz russe, à un prix plus élevé et à un volume plus
faible. Et parce que les prix sont plus élevés, il y a plus à
ponctionner. Les Russes ne sont pas satisfaits de ce scénario, mais tout
ce qu’ils peuvent faire est de se dépêcher de construire des gazoducs
qui contournent l’Ukraine. C’est ce qu’ils font, et dans quelques
années, la Russie fermera le robinet de gaz ukrainien, une fois pour
toutes.
Dans l’intervalle, les pénuries de charbon ont forcé de nombreuses
centrales thermiques à fermer, obligeant les centrales nucléaires à
compenser le manque. Les 15 réacteurs nucléaires actuellement en
exploitation fournissent maintenant plus de la moitié de l’électricité
de l’Ukraine. Ce n’est pas une stratégie soucieuse de la sécurité. La
charge sur le réseau fluctue selon un cycle diurne, et chaque méthode de
génération d’énergie permet des alternatives meilleures ou pires pour
ses changements de rythme. Les moyens de contrôle de flux les plus
rapides et les plus sûrs, en réponse aux charges électriques
fluctuantes, sont les installations hydroélectriques. Auparavant, la
Dnepr Hydroelectric Cascade donnait beaucoup de marge de manœuvre, mais
depuis que les niveaux d’eau sur le Dniepr sont bas avec le printemps,
ce n’est plus une option majeure. Ensuite, il y avait les centrales
électriques à gaz naturel, mais comme le gaz est maintenant rare et
cher, ce n’est plus une option non plus. Les centrales au charbon sont
l’option suivante, mais les pénuries de charbon en ont forcé de
nombreuses à fermer, ce qui limite leur capacité d’action.
Enfin, il existe l’option la moins sûre : les réacteurs nucléaires
pour monter et baisser la charge selon un cycle diurne. Étant donné que
le combustible nucléaire se désintègre à travers une séquence entière
d’isotopes, chacun avec une demi-vie et un profil d’émission différents,
les centrales nucléaires sont mieux exploitées si elles restent dans un
état stable. Lorsqu’elles subissent des cycles chaque jour, la chimie
et la physique résultantes deviennent de plus en plus instables et
dangereuses.
Bien sûr, le secteur de l’énergie nucléaire ukrainienne a établi de
nouveaux records de nombre d’arrêts d’urgence : plus de dix jusqu’à
présent. En temps voulu, ces arrêts d’urgence ne seraient pas suivis par
des redémarrages. Sur les 15 réacteurs nucléaires restants, seuls trois
doivent rester en service après 2020. Le reste devra être
définitivement arrêté, en raison de son âge avancé. Si des tentatives
sont faites pour les maintenir en activité après cette date, ils
porteront un grave risque de fusion de type Tchernobyl. Dois-je
mentionner qu’il n’y aura plus d’argent pour le démantèlement ou pour la
garde du combustible usé?
Et ainsi, nous avons une nation en faillite et effondrée, en guerre
avec elle-même. Elle est gérée par des voleurs, qui interfèrent avec le
fonctionnement de son réseau électrique en jouant avec des fournisseurs
clés, afin de satisfaire les fanatiques « nationalistes », tout
en se gavant simultanément sur la bête. Vous auriez raison de penser
que cette situation est plutôt mauvaise. Mais peu importe la façon dont
les choses sont mauvaises, il est toujours possible de les rendre encore
pires.
Tout d’abord, les Ukrainiens ont jugé intelligent de rompre les
relations avec le bureau de conception russe responsable de l’ingénierie
de leurs réacteurs nucléaires. En règle générale, après chaque arrêt
d’urgence, le bureau de conception s’implique, effectue une analyse des
causes profondes, conseille sur les procédures d’assainissement,
surveille leur mise en œuvre et recertifie le réacteur concerné comme
étant sûr, avant le redémarrage. Depuis 2014, cela ne s’est pas produit.
Deuxièmement, les Ukrainiens ont décidé de cesser d’acheter du
combustible nucléaire en provenance de Russie et ont commencé à
l’acheter à Westinghouse – une entreprise américaine – dans un effort
politique pour se débarrasser de tout ce qui est russe. Les assemblages
russes de combustible nucléaire sont fabriqués à un niveau très élevé,
que Westinghouse n’a pas réussi à répliquer et, par conséquent, leurs
barres de carburant ont tendance à se déformer et à se coincer,
provoquant des arrêts d’urgence, nécessitant des réparations coûteuses
et flirtant avec la catastrophe.
Depuis, Westinghouse a fait faillite. Il n’y a aucune raison de
s’attendre à ce qu’ils continuent à pouvoir alimenter les réacteurs
ukrainiens. La seule autre option de l’Ukraine est de s’adresser aux
Russes, mais il est peu probable que ceux-ci reprennent les ventes de
carburants nucléaires à un client aussi peu fiable – et qui pourrait
très bien finir par envoyer un panache radioactif à travers la
frontière.
Troisièmement, les autorités de Kiev ont même vu que les réacteurs
nucléaires offraient une autre occasion de voler et ils ont insisté pour
que des matériaux non testés de qualité inférieure soient utilisés pour
les maintenir. La conversation téléphonique suivante entre Vyacheslav
Tishchenko, directeur de la centrale nucléaire de Zaporozhskaya et ses
subordonnés a été enregistrée et ensuite fuitée, après l’arrêt d’urgence
du réacteur n°3 (ma traduction) :
Tichtchenko: – Vassily, qu’est-ce qui se passe? Pourquoi ne répondez-vous pas?
V.M. Turbaevsky, responsable de la gestion des urgences : – Je
suis désolé, je n’ai pas répondu, nous avons une urgence, le réacteur
n°3 est en panne. Je suis déjà là, Ignatchenko est là, Krasnogorov est
en route.
Tichtchenko: – Pourquoi ne m’avez-vous pas
informé immédiatement? Comprenez-vous quel est le danger? Nous pourrions
tous aller en prison, vous inclus! Je suis en route, je serai là dans
une demi-heure. Fyodor, qu’est-ce qui se passe?
F.M. Krasnogorov, ingénieur en chef : – Le
confinement dans le bloc supérieur ne tient pas la charge. On dirait que
c’est lié à nos propres réparations avec ces matériaux du marché noir.
Tichtchenko : – Arrête de pleurnicher! Ne comprenez-vous pas? Personne n’a demandé mon avis à ce sujet!
Krasnogorov : – J’ai même dit alors que cela
finira mal. Nous devons exécuter des tests. Le problème n’est pas
seulement avec le confinement, mais aussi avec le carburant.
Oui, un problème avec le carburant, en effet. Les barres russes de
combustible nucléaire sont hexagonales, tandis que les Américains
utilisent des barres carrées. Les Ukrainiens ont résolu le problème en
donnant à Westinghouse un échantillon de barres de combustible russes,
et les Américains ont réussi à faire de la rétro-ingénierie et à
fabriquer leurs propres barres hexagonales. Est-il surprenant que les
articles improvisés et conçus à la va-vite ne soient pas aussi bons que
les produits authentiques?
L’Ukraine n’était pas le seul pays à avoir des problèmes avec la
qualité du combustible nucléaire américain : la République tchèque, la
Slovénie et la Finlande ont toutes eu des problèmes, ont annulé leurs
contrats avec Westinghouse et sont retournés à l’utilisation du
combustible fabriqué en Russie. L’Ukraine aurait fait de même, sauf que
son gouvernement a été renversé… Et que Westinghouse a fait faillite…
Êtes-vous triste maintenant? Je le suis!
Laissez-moi résumer. Les Ukrainiens sont maintenant obligés d’acheter
leur propre charbon en Russie, avec un petit supplément. Ils sont
maintenant forcés d’acheter du gaz naturel russe via l’UE, avec aussi un
supplément. Ils gèrent leurs centrales nucléaires aux limites, générant
un nombre record d’arrêts d’urgence et de pannes de courant. Ils ne
suivent pas les meilleures pratiques pour déterminer pourquoi les arrêts
se produisent et pour les réparer. La majeure partie de leur capacité
de production d’énergie nucléaire devrait expirer dans trois ans de
toute façon. Seul un petit pourcentage de la population de l’Ukraine est
encore capable de payer ses factures d’électricité.
J’espère que vous êtes d’accord pour dire que cette situation
nécessite quelques jurons. Avec l’aide américaine, les Ukrainiens
semblent se foutre eux-mêmes dans la merde, des quantités anormales de « merde ».
Mais il y a une autre façon d’examiner la situation. Supposons que les
Ukrainiens aient décidé (ou ont été convaincus, par une propagande qui a
coûté aux contribuables américains 5 milliards de dollars environ)
qu’ils ne devaient plus du tout être comme les Russes, mais plutôt comme
les Américains. Et il semble qu’ils y ont réussi! En quoi l’Ukraine
ressemble-t-elle aux États-Unis? Regardons cela de près.
Les États-Unis sont théoriquement dirigés par Donald Trump, un
oligarque intellectuellement limité, enclin à l’enrichissement
personnel. Pour voir comment cela se passe, vérifiez combien de
transactions internationales, Ivanka Trump a déjà effectuées, grâce à
ses techniques de séduction auprès des dignitaires étrangers traînant
autour de la Maison Blanche. L’Ukraine est théoriquement dirigée par
Petro Porochenko, un oligarque intellectuellement limité, enclin à
s’auto-enrichir. Donald Trump est entré en battant une femme tordue et
corrompue, Hillary Clinton. Petro Porochenko est entré en battant le
même genre de femme, Ioulia Timochenko.
Le Congrès des États-Unis est rempli de criminels qui ont acheté
leurs positions avec de grosses sommes d’argent et utilisent leur poste
afin de jouir de l’immunité contre les poursuites pour des infractions
telles que des délits d’initiés. Ils ont à leur disposition un nombre
stupéfiant de façons de s’enrichir et de spolier les citoyens. Ils
perpétuent un grand nombre de rackets dans le monde financier, celui de
la médecine, de l’éducation et de l’application de la loi, entre autres.
Le parlement ukrainien (« Verknovna Rada ») est également
approvisionné par des criminels, qui ont acheté leurs positions afin
d’obtenir l’immunité contre les poursuites et qui les utilisent
également pour s’enrichir en volant ce qui reste de leur pays.
Peu importe ce qui ne va pas, les États-Unis accusent la Russie. Si
les résultats des élections ne sont pas ce que les experts ont voulu,
cela est lié à « l’ingérence russe ». Lorsque des pannes
simultanées frappent San Francisco, Chicago et New York, la réaction
instantanée est que l’origine de de la panne est dûe a des « pirates russes ».
Si un certain nombre d’informations véridiques échappent à la
vigilance des gardiens des médias de masse, il s’agit immédiatement
d’une « propagande russe ». Parlez à l’ambassadeur de Russie lors d’un cocktail, et votre carrière politique est automatiquement menacée.
C’est la même chose en Ukraine. Le gouvernement de Kiev a bloqué les
chaînes de télévision russes, qui étaient auparavant beaucoup plus
populaires que les ukrainiennes. Il a interdit aux musiciens russes de
jouer en Ukraine. Quiconque dit quelque chose de vaguement pro-russe
risque aujourd’hui d’être accusé de « séparatisme ». Alors que
la russophobie américaine pourrait être considérée comme un héritage de
la Guerre froide et expliquée par la nécessité de l’ancienne
superpuissance de trouver un sparring-partner quelque part – n’importe
où ! – la russophobie enragée dans un pays parlant majoritairement la
langue russe est clairement une importation.
Culturellement, les États-Unis sont en guerre contre eux-mêmes,
s’organisant par ségrégation rapide en deux camps opposés sur une
frontière libérale / conservatrice. Les amitiés de longue date se
dissolvent sur des arguments politiques. Sur le plan régional, tout le
milieu du pays ne se soucie pas beaucoup de l’un ou de l’autre côté. Le
Sud continue d’abriter un ressentiment profond envers les Yankees. Une
grande partie de la côte Est croit que les Californiens habitent une
autre planète.
Au fur et à mesure que la situation s’aggrave, ces lignes de failles
risquent de conduire à une hostilité ouverte et à une guerre civile
renouvelée. En Ukraine, où la principale ligne de défaillance traverse
une fracture linguistique entre la région de Lvov (la Galicie, dont le « nationalisme »
ukrainien provient le plus souvent, ses deux autres sources étant le
Canada et le Connecticut) et une grande partie du reste du pays, cela
s’est déjà produit : une guerre civile fait rage entre Kiev et les deux
régions orientales de Donetsk et Lugansk, et les troubles civils dans
d’autres régions, comme Kharkov et Odessa, ont pris de nombreuses
formes, y compris les persécutions publiques et même des massacres,
comme à Odessa.
Aux États-Unis, les guerres culturelles sont motivées par la
psychologie de la victimisation et les griefs qui vont avec. Les
travailleurs industriels qui ont subi une délocalisation le reprochent à
ceux qui ont externalisé leurs emplois à l’étranger, sans se rendre
compte qu’il s’agit en fait de la gestion d’un excès d’énergie (charbon
chinois), à proximité immédiate d’une force de travail aussi en excédent
(agriculteurs chinois déplacés). Les Noirs blâment leurs pauvres
résultats par rapports aux Blancs, ne voyant pas tous les Blancs
pauvres, qui sont dans une situation encore pire que la leur. Les
femmes prétendent être opprimées par les hommes, sans remarquer que les
hommes ont été si opprimés par les femmes, que pour beaucoup d’entre eux
le mariage (suivi par le divorce et la pension alimentaire pour les
enfants) semble être un choix singulièrement stupide. Même les Blancs
prospères commencent maintenant à ressentir la pression des Asiatiques
dont les enfants, disciplinés et performants, sont considérés comme ceux
qui prennent les chances de travail de leurs propres enfants,
abandonnant leurs anciens jobs qui sont pris par des étrangers non
qualifiés. Les hommes blancs qui, pour le meilleur ou pour le pire, ont
historiquement été la principale force motrice du développement du pays,
sont maintenant rendus coupables pour tout ce qui a mal tourné.
Au lieu d’une identité américaine positive, elle est maintenant
largement négative. Oui, je rencontre régulièrement par hasard des
vétérans militaires américains qui ont vu la guerre en Afghanistan, en
Irak ou les deux, et qui sont émotionnellement et parfois physiquement
mutilés, mais qui croient encore à la grandeur américaine. La plupart
d’entre eux, s’ils sont travaillés au corps (doucement), admettent
qu’ils baignent dans la nostalgie.
En ce qui concerne le reste… Il y a un lieu précis, directement entre
l’Université de Harvard et le MIT, appelé Central Square, où il n’y a
plus de toilettes publiques. Parce que les gens se shootent là-bas. Vous
ne pouvez pas obtenir la clé des toilettes dans une bibliothèque
publique sans laisser votre identifiant, et votre visite est
chronométrée. Que ce soit à Harvard et au MIT, ils consomment toujours
du Kool-Aid toxique. Tous les autres sont à l’héroïne. Choisissez votre poison!
La raison pour laquelle l’Ukraine a été si facilement infectée par ce
virus culturel est que l’identité culturelle ukrainienne est très
spécifiquement fondée sur les griefs et les victimes. Elle n’a jamais
été un véritable pays, mais un complément, dans le meilleur des cas, à
la Russie, ou, à défaut, à la Pologne, à la Roumanie, à
l’Autriche-Hongrie ou à l’Allemagne nazie, des épisodes de l’État
ukrainien qui ont été des épisodes d’occupation étrangère (non russe).
Pour le dire simplement, il n’y a rien du tout de positif,
dans l’identité nationale ukrainienne : il s’agit de grief et de
ressentiment, pour se sentir le mieux possible, et le résultat de cette
source de malentendus est l’émotion autodestructrice et le sang, ce que
nous voyons maintenant en plein écran dans les villes ukrainiennes et
sur les champs de destruction du Donbass.
Nous célébrons nos victoires ensemble et nous déplorons nos défaites
tout seul. Les Américains continuent à parler de la construction d’un
mur le long de leur frontière méridionale, pour pouvoir rester entre eux
et mariner dans leur propre jus, mais il se trouve qu’ils n’ont pas
d’argent pour le construire. Les Ukrainiens ont joué avec la
construction d’un mur le long de la frontière avec la Russie, mais ont
constaté qu’ils n’avaient pas l’argent pour… Alors ils ont creusé un
petit fossé à la place, puis ils ont abandonné et ils ont changé d’idée
en bloquant les lignes de chemin de fer qui leur fournissaient le
charbon dont ils ont besoin pour garder la lumière allumée.
Incapable de faire quelque chose pour améliorer la bonne fortune qui
échappe à ses citoyens, le gouvernement américain essaie de justifier
son existence en rêvant de menaces et en prétendant les contrer. Ces
menaces incluent « l’agression russe », les dictateurs syriens,
les terroristes iraniens, les Nord-Coréens avec l’arme nucléaire et
quiconque ailleurs. Incapable de faire quoi que ce soit pour améliorer
sa situation, le gouvernement ukrainien se concentre principalement sur « l’agression russe »
et prétend contrer ses efforts en orientant constamment des missiles
dans la direction générale des régions orientales de l’Ukraine.
Les États-Unis et l’Ukraine sont largement désindustrialisés. Aux
États-Unis, la baisse de la main-d’œuvre industrielle a été étroitement
liée à l’augmentation du nombre de barmans et de serveurs. En dépit d’un
niveau élevé de dépenses militaires, ce pays ne semble pas en mesure
d’aligner une force armée capable d’une action qui puisse ressembler à
une victoire. L’inaptitude des forces américaines en Afghanistan, à
Mossoul en Irak et en Syrie, est similaire à l’humiliation de l’armée
ukrainienne dans le Donbass.
Enfin, regardons à nouveau l’électricité. Les États-Unis possèdent un
vieux réseau électrique de plus en plus susceptible de tomber en panne.
Le vieillissement de la flotte de réacteurs nucléaires – la plupart
d’entre eux sont déjà au-delà de leur durée de vie – dépendait du
combustible nucléaire russe pour environ un quart de leur énergie, mais
cet accord semble être passé par pertes et profits récemment, au fur et à
mesure que les relations se sont dégradées avec la Russie. Les
États-Unis généraient environ la moitié de leur électricité à l’aide de
charbon, mais l’industrie du charbon aux États-Unis est en train de
mourir, dynamitant et creusant de moins en moins de charbon et de plus
en plus de saletés.
Heureusement, les États-Unis ont pu passer au gaz naturel pour
produire une grande partie de la production d’électricité qui était
auparavant au charbon. Le gaz naturel est actuellement abondant à cause
de la facturation hydraulique, mais la plupart des entreprises de ce
secteur n’ont jamais pu faire un penny de profit et toutes s’endettent
et flirtent avec la faillite. Cette bonification temporaire de gaz
naturel bon marché et abondant est susceptible d’être de courte durée.
N’est-il pas étrange, qu’il y ait tant de parallèles et de symétries
entre les États-Unis et l’Ukraine? On peut être pardonné de penser que
les États-Unis et l’Ukraine présentent des symptômes du même trouble
national – qui est contagieux et qui s’est répandu d’Ouest en Est. À ce
stade, il est latent aux États-Unis et aigu en Ukraine. Au fur et à
mesure que l’Ukraine va sombrer, nous aurons l’occasion d’observer ce
qui se passe là-bas et de planifier ce qui arrivera aux États-Unis quand
la situation sera aussi sombre.
La falaise d’Olduvai approche…
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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