Article original de Ugo Bardi, publié le 20 Mai 2017 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Pendant longtemps, les chapeaux étaient plus des symboles de
statut social, surdimensionnés et coûteux, que des outils pour protéger
la tête des gens. Au cours du demi-siècle passé, ils ont presque
disparu. Un destin semblable peut se produire pour les voitures
particulières, qui sont aussi des symboles de statut social,
surdimensionnés et coûteux, plutôt que des outils pour le transport des
personnes. Avec la disparition des voitures, nous pourrions voir les
chapeaux revenir.
Si vous regardez les images de personnes prises avant le milieu du XXe
siècle, vous remarquerez que presque tout le monde porte des chapeaux. À
cette époque, les gens portaient souvent des chapeaux haut de forme ou
des chapeaux ronds, puis dans les années 1920, tout le monde portait
l’omniprésent chapeau Fedora, comme vous le voyez dans les films de
gangsters dans les années 1920 et 1930.
Mais, aujourd’hui, presque personne ne porte plus de chapeaux et les
gangsters porteurs de Fedora semblent avoir totalement disparu. La
tendance est confirmée par une recherche sur Google Ngrams. Voici, par
exemple, le résultat pour « Fedora hat ». Vous pourriez appeler ce que nous voyons ici le «peak Fedora» par analogie avec le concept de «peak pétrolier».
Les recherches sur d’autres types de chapeau confirment que nous
voyons un phénomène relativement récent se dérouler, au cours de la
seconde moitié du XXe siècle. Par exemple, John Fitzgerald
Kennedy a été le dernier président américain à porter un chapeau à la
cérémonie d’investiture, en 1961, tout comme Abraham Lincoln l’avait
fait, bien avant. Par la suite, les chapeaux ont disparu de la tête des
présidents américains, tout comme de celle des gens plus ordinaires.
Alors, qu’est-ce qui est arrivé, qui a provoqué la disparition rapide
d’un vêtement qui avait été aussi commun dans l’histoire de l’humanité?
Certes, la mode change tout le temps, mais ce n’est pas toujours une
question de caprice. Il y a souvent des raisons pratiques : pensez aux
corsets inconfortables qui ont disparu dans les années 1920, lorsque les
femmes sont devenues plus actives dans la vie quotidienne et ont eu
besoin de façons plus pratiques de s’habiller.
Pour les chapeaux, l’histoire peut avoir été différente. Un chapeau
haut de forme peut être un peu difficile à porter, mais il ne posait
sûrement pas les mêmes problèmes pratiques qu’un corset. Ainsi, le
déclin de toutes les sortes de chapeaux provient probablement d’un
facteur différent : l’importance des chapeaux comme symboles du statut
social.
Dans l’histoire de l’humanité, les chapeaux ont été utilisés pour
séparer les classes supérieures des classes inférieures. Dans le monde
occidental, il aurait été impensable, pour les travailleurs ou les
paysans, de porter des chapeaux haut de forme, tout comme la classe
supérieure ne rêvait pas de porter des bérets. Porter ou ne pas porter
un certain type de chapeau était un choix déterminé par le statut
social. Donc c’est dans les facteurs sociaux que nous pouvons
probablement trouver l’explication de la disparition des chapeaux.
Le XXe siècle a connu une forte tendance à l’égalité sociale dans le monde occidental, du moins pendant un certain temps. Voici les données pour le coefficient de Gini pour les revenus des personnes (un paramètre proportionnel à l’inégalité économique).
Comme vous le voyez, il s’est produit quelque chose que nous pourrions appeler un «peak d’égalité»,
dans les années 1960 et 1970. Ce sommet correspond bien à la
disparition des chapeaux. C’est logique : dans une société où la
richesse est raisonnablement répartie, l’exposition excessive de son
statut peut être considérée comme de mauvais goût. Beaucoup de sociétés
et d’idéologies qui théorisent l’égalité ont mis l’accent sur le concept
que tout le monde, riche ou pauvre, devrait porter le même genre de
chapeau : pensez aux vêtements que les Chinois portaient au moment de la
révolution culturelle. Ensuite, si tout le monde porte, disons, le
chapeau Fedora, quel est le but de le faire aussi? Vous pouvez aussi
bien le laisser à la maison. C’est probablement le principal facteur qui
a rendu les chapeaux largement obsolètes dans le monde occidental.
Mais les choses peuvent être plus subtiles. Bien qu’au début du XXe
siècle, l’inégalité sociale soit devenue moins évidente, elle existait
encore. Et les gens sont des animaux hiérarchiques naturels. Ils doivent
établir des hiérarchies. Il y a un problème : les chapeaux étaient de
bons symboles de statut, tant que la mobilité sociale était faible et
que les gens naissaient avec un certain statut social. En ce temps-là,
un travailleur aurait peut-être pu se payer le chapeau d’une caste
supérieure, s’il l’avait vraiment voulu, mais le porter en public aurait
été impensable pour lui. Mais, au XXe siècle, les gens sont
devenus socialement et géographiquement mobiles, alors qu’en même temps
la richesse monétaire devenait rapidement le principal facteur de statut
social. Donc, si vous aviez vu quelqu’un porter un chapeau haut de
forme, était-il vraiment riche ou était-il un tricheur? C’était devenu
difficile à dire. Ce qui était nécessaire, c’était un marqueur social
plus robuste. Quelque chose d’assez cher, qui fournirait une indication
directe et fiable de la richesse d’une personne. Et on l’a retrouvé dans
les années 1950 : la voiture privée.
La voiture privée avait ce qu’il fallait pour être un excellent
symbole du statut social dans la nouvelle structure sociale et
économique. Le passage à la vie de banlieue a fait des voitures privées,
non plus un luxe, mais une nécessité. Ensuite, les voitures étaient
assez chères pour que les gens doivent engager une fraction
substantielle de leur budget pour en acheter une. Et l’industrie a
rapidement fourni une gamme de modèles avec un large écart de prix, pour
que les acheteurs en sélectionnent une en fonction de leur situation
financière. Ajoutez à cela l’idée marketing intelligente du « modèle de l’année », et bientôt l’achat d’une voiture est devenu la manière de suivre les Jones.
Cet achat serait assez contraint par le budget des banlieusards, pour
fournir un signal immédiat et fiable de ce qu’était le revenu du
propriétaire d’un certain modèle de voiture.
Tout comme les chapeaux haut de forme étaient surdimensionnés et
excessifs par rapport à leur but pratique, les voitures sont devenues
bientôt surdimensionnées et trop coûteuses pour leur but pratique.
L’extravagance des ailerons est un phénomène de la fin des années 1950
et du début des années 1960, mais ce n’était pas aussi mauvais que la
mode actuelle des monstruosités qui s’appellent « véhicules utilitaires sportifs » (SUV). (Source d’image: Bizarro.com)
Les SUV peuvent être considérés comme une maladie des voitures
souffrant d’obésité, mais la plupart de celles qui sont sur la route
sont trop coûteuses et sous-utilisées : elles sont inactives la plupart
du temps et elles ne sont utilisées que pour une petite fraction de leur
capacité de charge. Toutes, jusque-là, avaient comme principale raison
d’exister le fait qu’elles servaient de symboles pour le statut social.
Mais la situation évolue rapidement : les tendances à l’égalité sociale
ont changé la donne, avec un phénomène appelé « The Great U-Turn »
qui nous a progressivement ramenés aux niveaux d’inégalité du XIX
siècle, lorsque les gens portaient des chapeaux haut de forme. Les
raisons de cette évolution sont complexes et ne sont pas complètement
comprises (mais il y a des indices
qui sont liés à l’épuisement des combustibles fossiles). En tout cas,
ces changements d’époque ne peuvent être sans conséquences pour le
transport.
La société se divise maintenant en deux classes sociales : les très
riches et les très pauvres, tandis que la classe moyenne va être
rapidement liquidée. Dans les banlieues, les pauvres (l’ancienne classe
moyenne) ont désespérément besoin de transport, mais ils ne se soucient
plus de suivre les Jones. C’est plus une question de survie, et
tout engin qui se déplace sur roues va faire l’affaire pour eux. Les
riches, de leur côté, n’ont pas vraiment besoin de voitures pour montrer
leur richesse. Ils sont en concurrence avec des personnes dans la même
classe sociale et le montrent avec des symboles beaucoup plus coûteux :
les manoirs, les domaines, l’art, les jets privés ou autres. Pour les
riches et les pauvres, les voitures cessent d’être un symbole de statut,
pour redevenir un moyen de transport en tant que service (TTQS). Ce
concept comprend à la fois les systèmes traditionnels de transport public,
des bus aux trains, ainsi que les nouvelles formes de transport
individuel, rendues possibles grâce au développement de nouvelles
technologies.
En conséquence de ces tendances, les voitures privées vont devenir
aussi obsolètes que les chapeaux haut de forme. Cela ne signifie pas que
cela va inverser les tendances de l’inégalité. Les riches continueront à
rouler dans des véhicules luxueux, simplement ils ne les posséderont
plus, tout comme lorsqu’ils voyagent en première classe dans les avions
et les trains. Les pauvres utiliseront les TTQS dans la mesure où ils
peuvent se le permettre, sinon ils devront marcher. Ce sera une bonne
occasion d’abandonner les banlieues de notre époque et de reconstruire
des villes à taille humaine. Le nombre de voitures sur les routes diminuera drastiquement
et celles qui resteront seront principalement de la bonne taille pour
répondre au besoin réel. Cela signifie que nous allons utiliser moins de
combustibles fossiles, que nous allons réduire les émissions de gaz à
effet de serre et exercer une pression plus faible sur l’écosystème
terrestre.
Ne prenez pas tout cela comme un éloge de l’inégalité sociale. Si
c’était moi, je préférerais beaucoup vivre dans un monde où les gens
sont appréciés pour ce qu’ils donnent, plutôt que pour ce qu’ils
possèdent. Mais ce n’est pas la façon dont notre monde fonctionne
aujourd’hui. Il existe des tendances en cours que nous ne pouvons
ignorer. La disparition des dinosaures à roues, qui nous ont tant
pollués pendant une longue période, pourrait être assez rapide (un
véritable effondrement de Sénèque) et ce sera une bonne chose.
Au fait : nous allons de nouveau porter des chapeaux
.
Ugo Bardi
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