mardi 11 avril 2017

Guerre hybride 8. L’effondrement total du Sud-Soudan pourrait détruire l’Afrique centrale et orientale

Article original de Andrew Korybko, publié le 10 Mars 2017 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


Hybrid Wars 8. South Sudan’s Total Collapse Could Destroy Central And Eastern Africa 

La ceinture des États faillis

L’avant dernière région d’Afrique soumise à l’étude de la guerre hybride est la ceinture des États défaillants du Sud-Soudan et de la République centrafricaine (RCA), qui forment ensemble un trou noir de chaos dans la partie Centre Nord du continent. Ces États n’ont pas toujours été désordonnés et dysfonctionnels, mais ils le sont maintenant à cause de l’ingérence américaine secrète dans leurs affaires. Sans ces antécédents géostratégiques, ils auraient pu servir de lieux de transit idéaux pour de futurs projets d’infrastructures transnationaux multipolaires reliant deux des principaux pays d’Afrique, l’Éthiopie et le Nigeria, tout en passant par des régions riches en ressources. Cette vision est maintenant totalement brisée et peu susceptible d’être relancée à court terme, vu la mesure dans laquelle ces deux États sont profondément divisés et l’intensité avec laquelle ils sont embarqués dans une haine identitaire fratricide. Néanmoins, il était nécessaire de parler du rôle positif que cette ceinture d’États défaillants aurait pu jouer s’ils n’avaient pas été délibérément transformés en un tel chaudron de conflits insolubles.

 

Quant à la recherche en cours, elle se concentrera principalement sur le Sud-Soudan, beaucoup plus susceptible que la RCA d’être l’hôte d’un autre conflit régional important. Les troubles incessants à l’intérieur du pays pourraient également atteindre facilement la frontière orientale inexistante de son voisin et déclencher une nouvelle chaîne de conflits. Les deux pays les plus directement touchés par un épisode de violence significative en RCA seraient le Tchad et le Cameroun, tandis que les leaders régionaux, le Soudan, l’Éthiopie et l’Ouganda courent un plus grand risque d’être menacés par la déstabilisation du Sud-Soudan. Cette deuxième catégorie de pays sera donc traitée dans le présent article, tandis que ceux touchés par la RCA seront discutés dans les prochains chapitres consacrés à chacun de ces deux États. Quoi qu’il en soit, il est clair que le Sud-Soudan et la RCA sont les États les plus défaillants et les plus vulnérables de toute l’Afrique et que leurs problèmes internes peuvent se répandre facilement dans toute la région s’ils ne sont pas contenus de manière proactive.

Sud-Soudan – Introduction

La violence a de nouveau été relancée dans cette terre toujours ingouvernable de l’Afrique de l’Est, connue sous le nom international de « Sud-Soudan ». Les derniers rapports indiquent que des forces loyales au président Salva Kiir et au vice-président Riek Machar ont soudain commencé à s’entretuer dans la capitale durant les festivités du cinquième anniversaire de l’indépendance du pays, bien qu’elles aient précédemment signé un cessez-le-feu et accepté un gouvernement de transition.

La précédente période de troubles à laquelle l’accord précédent était censé mettre fin a tué plus de 50 000 personnes pendant un conflit brutal qui a duré  deux ans et la mort de quelques centaines de personnes au cours du week-end a suscité des inquiétudes quant au risque que les deux rivaux politiques du pays retournent à leurs vieilles habitudes fratricides.

De façon prévisible, les médias internationaux sont inondés d’articles sur les horreurs des violences des années précédentes avec des statistiques pour expliquer que le Sud-Soudan est malheureusement devenu un État défaillant. Au milieu des rapports sur cette émotion poignante, il manque une discussion sérieuse sur la géopolitique de la guerre civile sud-soudanaise, pourtant absolument essentielle pour les observateurs afin d’acquérir une meilleure compréhension des conceptions diaboliques des États-Unis pour l’espace stratégique trans-régional entre l’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale.


Kiir contre Machar

Faits de base

La cause superficielle de la violence post-indépendance du Sud-Soudan a été attribuée à la rivalité personnelle entre le président Kiir et le vice-président Machar, mais il y a beaucoup plus à en dire. Avant d’approfondir les causes profondes du conflit, il est nécessaire de s’attaquer à l’explication la plus  consommable pour le grand public, donnée par les grands médias de ce qui se passe dans le pays. Kiir et Machar sont des vétérans célèbres de l’insurrection sud-soudanaise contre Khartoum, le premier étant un ancien député de John Garang (le dernier dirigeant de l’itération moderne du mouvement) alors que l’autre était son adversaire au sein de l’organisation pendant la plus grande partie des années 1990.

Chacun de ces politiciens représente aussi l’une des deux principales ethnies du pays ; Kiir est un Dinka et Machar est un Nuer. Aucun de ces groupes n’est proche de la majorité absolue de la population sud-soudanaise, sauf que leur cumul à 35,8% et 15,6%, respectivement, en font les deux plus grands blocs identitaires. Les Dinkas et les Nuers partagent une histoire de relations vicieusement tendues, qui remonte de manière plus pertinente à la période de l’occupation britannique. L’étude de la Bibliothèque du Congrès sur le Soudan allègue que « certaines sections des Dinkas étaient plus accommodantes à la domination britannique que les Nuer» et que « ces Dinkas traitèrent les Nuers résistants comme hostiles. L’hostilité s’est donc développée entre les deux groupes à la suite de leurs relations différentes avec les Britanniques ».

Mauvais sang

Les deux groupes se sont affrontés de façon sporadique après l’indépendance du Soudan en 1956, bien qu’ils fussent nominalement du même côté dans la guerre séparatiste sud-soudanaise qui a duré plusieurs décennies. Le soulèvement de Machar contre Garang, bien que n’étant pas nécessairement motivé par des considérations ethniques, peut être vu, en filigrane, comme indicatif de la méfiance entre ces deux communautés, étant donné que le chef de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) était d’origine dinka et que son commandant rebelle (un parmi d’autres) était d’origine nuer. Suite à la réconciliation formelle des deux parties au début des années 2000 et à la réintégration de Machar dans la SPLA, le combattant prodigue a été nommé vice-président du gouvernement du Sud-Soudan après que l’accord de paix global de 2005 eut mis fin à la deuxième guerre civile soudanaise et préparé un éventuel référendum d’indépendance du Sud en 2011.

Six mois plus tard, Garang, qui était le premier vice-président du Soudan et président du gouvernement du Sud-Soudan, a été tué au cours de l’été 2005 lorsque son hélicoptère s’est écrasé mystérieusement alors qu’il revenait d’Ouganda. C’est Kiir qui a fini par être nommé comme remplaçant. Alors que la rivalité de Machar avec Garang avait pris fin, sa concurrence avec Kiir venait de commencer, bien que le même modèle ethnique de la méfiance Nuer-Dinka soit encore nettement en jeu. Les deux politiciens insurgés ont conservé leurs positions tout au long de la transition lors de l’indépendance du pays après celle de 2011, mais Kiir a finit par se méfier pensant que Machar complotait pour le renverser et le congédier de sa position en Juillet 2013.

Le remplacement de Machar n’était pas un incident isolé, cependant, puisque Kiir faisait également parti d’une purge de nombreuses figures militaires. La centralisation du pouvoir du président sud-soudanais semblait constituer une prise de pouvoir anticonstitutionnelle et cela a presque immédiatement polarisé la société du pays. Les membres de la communauté ethnique de Machar ont commencé à réorienter leurs milices armées contre le gouvernement, craignant que les Dinkas ne planifient une marginalisation à grande échelle et peut-être violente de leur groupe. Les tensions ont atteint leur paroxysme en décembre de cette année là quand les affrontements ont éclaté entre les forces loyales de Machar et l’armée de Kiir, engendrant ainsi l’horrible guerre civile qui continue encore à ce jour.

L’astuce

Le gouvernement du président Salva Kiir à Juba a résolument combattu toute présence militaire étrangère sur le territoire de son pays, malgré l’opération humanitaire ougandaise d’évacuation de ses citoyens, mais tout à coup, il a accepté de façon surprenante 13 300 soldats de la paix régionaux au début du mois d’août. La raison de cet incident inattendu était que Kiir avait apparemment prévu depuis toujours d’inviter des forces étrangères au Sud-Soudan du moment qu’il pensait pouvoir les utiliser pour maintenir son avantage stratégique sur Machar. Ce qui s’était passé avec l’acceptation par Juba de la force internationale. Le vice-président Machar et ses milices alliées se sont retirés de la capitale et ont prié l’ONU de maintenir la paix entre les deux parties. Machar, à son insu, a néanmoins cédé par inadvertance son influence politique et stratégique sur Kiir, puisque, après avoir quitté Juba de sa propre volonté, il n’a plus été en mesure de revenir au pouvoir après son renvoi de son poste par le président, qui a nommé un chef de remplacement.
Salva Kiir Mayardit
C’est à la suite de ce « coup constitutionnel » que Kiir a permis aux 13 300 troupes régionales d’entrer au Sud-Soudan, reconnaissant que malgré les intrigues politiques qu’il avait causées et qui risquaient de mener à de nouveaux combats, les forces de maintien de la paix n’avaient pour devoir que de séparer les parties belligérantes, et non de jouer les médiateurs dans des différends internes. En tout état de cause et compte tenu des circonstances actuelles dans le pays, le seul parti qui pourrait relancer la violence au Sud-Soudan est celui de Machar, aussi justifié soit-il à cet égard. Tout ce qui compte pour les militaires étrangers est d’attribuer le blâme à n’importe quel parti agressif militaire violant le cessez-le-feu et de les tenir pour responsables, ce qui place toutes les cartes en faveur de Kiir pour soutenir son « coup constitutionnel », et garder Machar loin du bureau. Il semble peu probable que les forces de l’ancien vice-président engagent militairement l’armée de Kiir près de la capitale ou n’importe où, à la vue des soldats de la paix, mais plutôt dans les campagnes où il y a beaucoup moins d’observateurs étrangers, ce qui pourrait renvoyer le pays dans les affres d’une guerre civile chaude.

Sud-Soudan contre « Nouveau Soudan »

La première et la deuxième guerre civile soudanaise

En réfléchissant à la récente indépendance du Sud-Soudan, il est raisonnable de se demander pourquoi le territoire du plus récent pays du monde a même été attaché au Soudan en première instance. Bien que les deux Soudans aient été occupés par les Britanniques, Londres les a administrés séparément la plupart du temps, gardant le nord musulman et arabe séparé du sud chrétien et subsaharien (noir), comme cela a toujours été le cas depuis des siècles (les razzias d’esclaves par le Nord étant l’exception la plus mémorable). Ces deux espaces civilisationnels dissemblables ont été remis ensemble juste avant l’indépendance unifiée du Soudan en 1956, forçant ainsi artificiellement à vivre ensemble deux catégories distinctes de personnes qui, auparavant, n’avaient à peu près rien à voir l’une avec l’autre en dehors de leur position administrative nominalement partagée sous le parapluie impérial britannique.

Rétrospectivement, la seule façon dont les autorités de Khartoum auraient pu atténuer la montée « organique » du mécontentement du Sud aurait été de mettre en place un vaste système fédéral dans tout le pays pour le diviser en États régionaux quasi indépendants qui dans ce cas aurait pu même conduire à des divisions politiques intra-régionales entre les différentes identités constitutives du Nord et du Sud. Le gouvernement a choisi de ne pas poursuivre sur cette voie incertaine et existentiellement dangereuse et a plutôt opté pour la centralisation, ce qui a exacerbé les tensions avec le Sud. Les États-Unis et Israël, désireux de saper un pays majoritairement musulman et arabe pendant la Guerre froide, ont apporté leur soutien aux insurgés du Sud en fournissant des armes et d’autres formes d’assistance secrète, ainsi que la forme plus visible d’un soutien informationnel via leurs médias et des chaînes de lobbyistes.

La première guerre civile soudanaise s’est terminée en 1972 mais a été relancée en 1983 après que Khartoum a décrété que le pays entier et ses citoyens multi-croyants seraient forcés de se conformer à la charia. Le SPLA a été formé juste avant cette date plus tôt dans l’année, donc il n’est pas tout à fait exact que la charia soit entièrement responsable du retour de la guerre civile. Le pétrole avait déjà été trouvé dans le Sud à cette époque, de sorte que les États-Unis et Israël avaient maintenant un motif économique supplémentaire pour promouvoir le séparatisme du Sud en plus de leurs impératifs géopolitiques préexistants. L’institutionnalisation de la charia est passée par hasard comme un événement commode qui a ajouté une « légitimité » renouvelée à l’insurrection des chrétiens noirs du Sud au moment le plus parfait où cela aurait pu se produire. Aux yeux du monde occidental, les Soudanais du Sud combattaient contre l’« oppression islamique arabe », ce qui leur a valu une immense sympathie de la part des Églises évangéliques aux États-Unis et devenant ainsi une « cause commune » dans le public américain en général.

Le fédéralisme identitaire comme « solution » au séparatisme

Mal perçu par la plupart, le dirigeant du SPLA, John Garang, n’était pas très partisan du séparatisme, il était plutôt un « réformiste fédéral ». Sa vision d’un « Nouveau Soudan » consistait à mettre en œuvre le même système fédéral élargi qui a été décrit plus tôt pour que les populations périphériques puissent avoir une plus grande influence politique dans les affaires d’un pays pluraliste. Garang voyait le Sud comme l’avant-garde d’un mouvement national plus vaste qui réunirait tous les autres groupes soudanais contre l’autorité centrale, tout en déliant simultanément les fils du patriotisme soudanais qui les avait précédemment tous réunis. L’accomplissement de ses plans aurait conduit au fédéralisme identitaire au Soudan, ou au découpage de plusieurs mini-États partiellement indépendants basés sur leur identité et à la dissolution de fait d’un espace soudanais unifié régi par Khartoum.

Garang a été tué avant d’avoir eu la chance d’utiliser son poste nouvellement créé de premier vice-président du Soudan pour promouvoir concrètement ce projet à travers le cadre national. Avec lui, est également morte l’idée d’un « Nouveau Soudan ». Son successeur, Salva Kiir, a renoncé à tout discours sur le fédéralisme identitaire et a préconisé plutôt l’indépendance du Sud-Soudan. Cette indépendance a été effective en 2011 après que 98,83% de la population l’a soutenue lors d’un référendum. Si Garang était toujours en vie et avait eu l’occasion de plaider pour sa politique pan-soudanaise plus inclusive, il y aurait eu une chance que le Sud-Soudan ne soit jamais indépendant et que le Soudan administratif soit complètement différent de ce qu’il est maintenant. Si on évalue les événements de la dernière décennie depuis la signature de l’accord de paix de 2005, il est évident que Garang a probablement été tué pour saboter son plan de « Nouveau Soudan », incitant les analystes à enquêter sur les forces qui avaient intérêt à sa mort et si elles ont obtenu les dividendes stratégiques attendus.

Contagion pernicieuse contre amputation militante

La politique du « Nouveau Soudan » de John Garang a cherché à utiliser le fédéralisme identitaire comme un moyen de saper progressivement l’autorité de Khartoum dans tout le pays et de transformer fondamentalement l’espace politico-administratif dans ses frontières anciennement unifiées, tandis que Salva Kiir a poursuivi de manière aveugle le séparatisme du Sud-Soudan de son ensemble éponyme en amputant la contagion politique du corps de l’hôte. Par conséquent, celui qui a tué Garang voulait probablement promouvoir la « solution » séparatiste de Kiir et ne voulait pas se soucier du stratagème du fédéralisme identitaire. Il est donc raisonnable de penser qu’il pourrait y avoir eu une rivalité au niveau de l’« État profond » entre des membres concurrents de l’armée américaine, de la diplomatie et des services bureaucratiques permanents des agences de renseignement, pour savoir quelle politique serait la plus efficace pour démanteler le Soudan et gagner de l’influence sur tout ce territoire selon les règles du diviser pour régner, au bénéfice des États-Unis.
John Garang
Garang et ses défenseurs voulaient garder la cible intacte assez longtemps pour que le virus politique prenne possession et infecte le reste du pays, bien que cette politique a pu être considérée comme un jeu risqué à long terme qui pouvait potentiellement être contrecarré ou renversé suite à des évolutions futures inattendues. Kiir et ses partisans, d’autre part, pensaient qu’il valait mieux « quitter le jeu » avec un « gain » immédiat plutôt que risquer tout ce qu’ils pensaient avoir gagné, se contentant de ce vol géopolitique de près de la moitié du territoire du pays où se trouvent à peu près toutes les réserves lucratives de pétrole (les troisièmes plus grandes du continent). Les partisans de cette approche ont pu penser que si la décision ultérieure était prise de poursuivre la déstabilisation ou la dissolution pure et simple du Soudan proprement dit, le Sud pourrait offrir un refuge à des groupes séparatistes et / ou fédéralistes soutenus par la CIA, avec l’intention de miner le résidu des autorités centrales de ce qui restait de cet État croupion. En outre, la séparation du Sud-Soudan créait immédiatement une crise de transit pétrolier facilement manipulable entre Juba et Khartoum, permettant aux États-Unis d’avoir des occasions presque illimitées d’interférer dans leurs relations bilatérales et de prendre par rebond les approvisionnements de la Chine en otage.

Retour de flamme

Paradoxalement, il s’est avéré que la décision de séparer le Sud-Soudan du reste du pays a réellement travaillé à l’avantage de Khartoum, du moins à court terme. Il n’y a aucun espoir pour que le nord arabe musulman puisse jamais reprendre l’hégémonie sur le sud chrétien noir, surtout pas dans un contexte où les États-Unis sont maintenant une partie instrumentale au « processus de paix ». Si les autorités centrales devaient faire une « mauvaise manœuvre » contre le Sud, les États-Unis pourraient utiliser cela comme excuse pour mettre en place une zone d’exclusion aérienne sur la zone et justifier ainsi la destruction de l’ensemble de l’armée de l’air soudanaise dans le processus. Après tout, ce n’est pas pour rien que Wesley Clark a admis dans ses mémoires que l’administration Bush avait pour but de renverser le gouvernement soudanais dans les années 2000, et une quelconque escalade aurait pu fournir le scénario le plus réaliste pour le faire.

En outre, on pourrait soutenir que la réintégration du Sud-Soudan sous l’autorité de Khartoum est tout aussi stratégiquement suicidaire pour le Soudan que  réintroduire la Pologne sous l’autorité de Moscou pour la Russie. La haine virulente des Soudanais du Sud et des Polonais à l’égard de leurs anciens compatriotes garantit qu’ils se battraient jusqu’à la mort si cela arrivait et, de ce fait, piègeraient leurs anciens administrateurs dans un bourbier aux proportions débilitantes. De même que la Russie réalise évidemment la futilité de le faire et n’a absolument aucun dessein contre la Pologne (malgré la propagande de l’OTAN qui prétend le contraire), le Soudan n’a pas non plus intérêt à tomber dans ce piège et a donc manifesté son soutien total au choix du Sud-Soudan qui a voté pour l’indépendance. Une autre raison complémentaire pour expliquer pourquoi Khartoum n’a pas exprimé d’objection à la sécession éventuelle de Juba est qu’il était conscient de l’intrigue du fédéralisme identitaire du « Nouveau Soudan » et a jugé préférable d’amputer son appendice infecté avant que le virus politique ne détruise tout le pays.

Sans rival ennemi ni ralliement, l’ancienne rivalité sud-soudanaise entre les Dinkas et les Nuers se retrouva à l’avant-garde de la politique régionale et fut à l’origine de la guerre civile. Le résultat politico-administratif progressif de ce conflit a été la déconcentration de l’État en une structure fédérale de fait, avec Kiir décrivant de manière controversée à la fin 2015 que les 10 États qui composaient autrefois le Sud-Soudan seraient divisés en un total de 28 unités. La mise en œuvre virtuelle du fédéralisme identitaire n’a pas été intentionnellement publiée comme un complot conspirationniste par Kiir pour paralyser son propre pays, mais plutôt comme un plan népotiste pour créer l’illusion que son ethnie dinka a une influence politique disproportionnée. Un nombre considérable des nouveaux États qui ont été créés sont majoritairement ou fortement dinkas, propageant ainsi l’idée qu’ils ont plus de poids dans le pays et son parlement qu’en réalité. En outre, le fractionnement de l’État Jonglei habité par les Nuers en plusieurs plus petits pourrait être perçu comme une tentative punitive d’affaiblir davantage cette circonscription à travers une politique de division et de régulation qui les marginalise encore plus en créant ces nouveaux États pour les maintenir administrativement désunis les uns par rapport aux autres.

Le Nexus Énergie-Sécurité

Les seuls intérêts que le Soudan a encore dans son ancienne province autonome méridionale sont la sécurité et l’énergie. Il est difficile de protéger la frontière longue et poreuse des infiltrations militantes mais, en comparaison, cela reste plus facile pour l’État que de lutter pour sécuriser tout le Sud-Soudan. Quant à l’énergie, le Soudan n’a besoin du Sud que pour continuer à exporter son pétrole de manière fiable à travers les pipelines existants qui relient encore les deux pays. C’est un accord gagnant-gagnant pour les deux parties parce que Khartoum et Juba sont aussi désespérées l’une que l’autre pour les recettes et les devises étrangères que fournissent les exportations d’énergie. Mais en cas de litige inévitable tel que celui qui a précédemment éclaté, il était prévisible que le Sud Soudan économiquement en panne et dépendant de ses donateurs ne serait pas en mesure de tenir aussi longtemps que le Soudan, structurellement plus solide.

Bien que les deux parties aient été saignées financièrement tout au long de ce jeu d’intox qui a eu lieu en 2012-2013, il n’y a jamais eu de doute que Khartoum en sortirait par le haut, et le Soudan l’a toujours su, bien à l’avance. Cependant, on peut également dire que les États-Unis auraient pu penser que la perturbation illimitée des paiements de transit au Soudan pourraient provoquer une crise économique avec le temps, qui aurait pu servir de couverture pour lancer une révolution de couleur contre Khartoum. Même si la guerre civile sud-soudanaise a cessé de bloquer les exportations de pétrole ces deux dernières années, le gouvernement soudanais n’est pas tombé. C’est son rejet de l’Iran et son adhésion totale aux Saoudiens qui pourraient expliquer pourquoi le gouvernement a été épargné par l’intensification des tels scénarios asymétriques.

À la croisée des chemins

Le Sud-Soudan se trouve à la croisée de deux routes aux directions totalement opposées, qui affectent grandement la stratégie multipolaire et unipolaire dans la zone de transition de l’Afrique centrale et de l’Est

Stabilisation

Même si cela ne semble pas probable en ce moment, il y a toujours une chance que le Sud-Soudan finisse par surmonter ses défis internes et émerge de son terrible tourment comme un État semi-stabilisé. Ce serait évidemment mieux que cela se produise plus tôt que plus tard, mais néanmoins, cet événement serait dans l’intérêt de nombreux acteurs mondiaux. Les forces de maintien de la paix des Nations Unies, aussi ineptes qu’elles soient historiquement, ont été déployées dans le jeune État et, dans une première historique, la Chine a même contribué avec des centaines d’hommes de ses propres forces pour les aider. La Russie n’est pas non plus à l’écart, en ayant exprimé sa première objection aux sanctions économiques et à l’embargo sur les armes proposés par le CSNU contre le pays, et même en acceptant ouvertement la possibilité de vendre des armes au gouvernement si la situation s’améliorait.

Ces deux pays souhaiteraient que le Sud Soudan devienne un carrefour d’infrastructure pivot et de logistique trans-régionale entre l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Est, pouvant même fonctionner comme un État de transit dans le futur projet de Nouvelle Route de la Soie reliant l’économie éthiopienne, celle à la plus forte croissance du continent africain, avec celle du Nigeria. Cela à condition, évidemment, que la situation en République centrafricaine s’améliore également et que Boko Haram soit battu dans le bassin du lac Tchad. Un cynique en géopolitique remarquerait que les États-Unis ont détruit le Sud-Soudan et la République centrafricaine et ont permis à Boko Haram de se développer, précisément comme un moyen de compenser de façon proactive ce corridor de transport révolutionnaire qui pourrait relier deux des plus importantes économies africaines, le tout financé par la Chine. Ce serait une route commerciale historique sans précédent reliant les deux côtes. Même sans la stabilisation de la République centrafricaine ou la défaite de Boko Haram, un Sud-Soudan pacifique pourrait être un membre productif de la Communauté de l’Afrique de l’Est, en se connectant à ses voisins via les projets du Corridor LAPSSET et du Standard Gauge Railway qui sont à la fois payés et construit par la Chine.

Inversement, alors que le monde multipolaire veut intégrer pacifiquement le Sud-Soudan dans la communauté internationale, la stratégie unipolaire des États-Unis vise à utiliser le pays comme une mise en scène pour interrompre les processus susmentionnés et semer le désordre. Si les États-Unis réussissaient, un Sud-Soudan « stable » serait le siège de l’instabilité trans-régionale, accueillant toutes sortes de groupes anti-gouvernementaux luttant contre Khartoum, y compris ceux qui étaient actifs au Darfour, à Abyei, au Kordofan Sud et au Nil Bleu. Ce n’est pas tout, cependant, puisque le Sud-Soudan est également parfaitement positionné pour faire la même chose contre l’Éthiopie, qui devient rapidement un allié de la Chine en Afrique en raison du chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba qui fonctionne essentiellement comme Route de la Soie pour la Corne de l’Afrique. Juba pourrait être le partenaire américain « guidé dans l’ombre » en apportant son soutien à une panoplie de groupes insurgés opérant à Gambela, Oromia et dans la Région des nations, des nationalités et des peuples du Sud. Un autre des projets des États-Unis pourrait également être d’utiliser le Sud-Soudan comme son « cheval de Troie » dans la Communauté de l’Afrique de l’Est, car les USA sont le plus grand donateur du pays et le premier responsable de son indépendance.

État défaillant

Aussi optimiste que l’on puisse vouloir l’être, il est difficile de rester plein d’espoir en discutant de l’avenir du Sud Soudan et la plupart des indicateurs suggèrent que le pays restera un État défaillant pour un avenir indéfini. Cela n’offre aucun avantage au monde multipolaire et force plutôt les États régionaux à prendre des mesures préventives visant à protéger leur sécurité a cause de l’effondrement douloureux de leur voisin. L’Éthiopie n’aura pas d’autre choix que de recentrer ses forces militaires sur la frontière occidentale, en dépit de toutes les vulnérabilités stratégiques relatives qui s’ouvrent le long des frontières érythréennes et somaliennes. La Chine pourrait sans doute fournir à ses alliés des armes, des conseils, de la logistique et des services de renseignement, sans bien sûr aller jusqu’à patrouiller officiellement à la frontière entre l’Éthiopie et le Sud-Soudan ou impliquer ses troupes dans des futurs combats. L’Ouganda devrait probablement répondre à la détérioration rapide des conditions dans le Sud-Soudan en maintenant sa frontière fermée afin d’empêcher toute contamination possible dans la région du Nord habité par les Acholis, une partie du pays déjà prédisposée à la sympathie pour la LRA (Armée de la résistance du Seigneur), menée par Kony, censée encore avoir un certain ressentiment anti-gouvernemental.

Perturbations énergétiques

Les États-Unis ont tout à gagner stratégiquement en exploitant le « chaos créatif » généré au Sud-Soudan pour perturber tous leurs adversaires réels et potentiels. La première chose qui se produira probablement dans le cas où le Sud-Soudan continuerait d’être un État défaillant ou, tragiquement, s’enfoncerait encore plus, serait que le pétrole cesse de couler au Soudan et sur le marché mondial. Il est déjà tombé très bas, presque un filet au cours des deux dernières années, et cela a touché la Chine en la forçant à remplacer ces exportations par un autre partenaire. Pékin aimerait que le pétrole continue à couler à nouveau, mais tant que ce n’est pas le cas, les États-Unis sont en mesure d’empêcher l’accès stratégique de son concurrent mondial à ce qui sont les troisièmes plus grandes réserves de toute l’Afrique.

Les armes de migration de masse

Une autre dimension de l’avantage stratégique américain au cours de l’effondrement du Sud-Soudan est le déchaînement inévitable d’armes de migration de masse, terme de Kelly M. Greenhill, chercheur de Harvard, pour désigner des flux migratoires transfrontaliers perturbateurs provoqués ou exploités par des États à des fins politiques. Dans ce cas, ce serait les États-Unis qui bénéficieraient des flux de réfugiés sud-soudanais accablants toute la région, ce qui pourrait également servir de couverture pour l’infiltration d’insurgés. Le Soudan devra veiller à ce que ces réfugiés / insurgés ne déclenchent pas de nouveaux troubles au Darfour, à Abyei, au Kordofan Sud et dans la zone du Nil Bleu, alors que l’Éthiopie devra veiller à ce que cela ne se produise pas à Gambela, Oromia ou dans la région des Nations, des Nationalités et des Peuples du Sud, qui sont déjà fragiles et risquent d’être perturbés par une importante perturbation démographique. L’Ouganda, comme on l’a déjà mentionné, est vulnérable dans les zones inhabitées du nord de l’Acholi pour la même raison, tout comme le coin sous-gouverné et infesté par les rebelles du nord-est de la République démocratique du Congo.

Avant d’alerter sur le scénario dramatique qui pourrait se présenter si les armes de migration de masse étaient utilisées contre la République centrafricaine, il faut mentionner que l’Ouganda et l’Éthiopie sont tous deux dans une « compétition amicale » pour l’influence au Sud-Soudan, mais cette petite rivalité pourrait être aggravée si les deux parties se sentaient obligées d’envoyer des forces militaires dans ce pays mutuellement adjacent et si un incident devait survenir de façon inattendue entre elles. En fait, la quantité de destructions qui pourraient se répéter au Sud-Soudan en cas de deuxième guerre civile pourrait suffire à pousser l’une ou l’autre de ces deux parties à s’engager dans une intervention militaire unilatérale si une organisation multilatérale comme l’Union africaine ne le faisait pas, non pas par « intérêt humanitaire », mais par le lancement militaire d’une « défense avancée » pro-active pour protéger leurs frontières contre les afflux massifs de réfugiés et d’insurgés. Étant donné que les États-Unis poursuivent une politique bilatérale à l’égard de l’Éthiopie à la lumière des liens étroits d’Addis-Abeba avec Pékin, il est plausible que Washington se réjouisse de voir l’armée éthiopienne attirée dans la zone de conflit et s’enfoncer dans un cauchemar hobbesien. Cette affaire pourrait faire du Sud-Soudan un piège de type Brzezinski inversé pour l’Éthiopie, alliée de la Chine. On pourrait même en dire autant de l’Ouganda, qui se rapproche à vue d’œil de la Chine de nos jours et qui a déjà une histoire d’intervention pro-gouvernementale au Sud-Soudan.

Effondrement de l’Afrique Centrale

Pour revenir à la discussion sur le scénario international final concernant la possible désintégration du Sud-Soudan, la République centrafricaine est le pays le plus susceptible d’être détruit par les armes de migration de masse en raison simplement de son État failli préexistant et de la composition identitaire de ses régions orientales. Les réfugiés et insurgés sud-soudanais seront plus que probablement chrétiens, mais s’ils se répandent dans l’est de la République centrafricaine, ils seront sur un territoire majoritairement musulman qui s’est récemment rebellé contre le gouvernement. Les origines du conflit de la République centrafricaine sont hors de portée de cette recherche, mais il est pertinent, en mentionnant cette guerre, de dire au lecteur que la sous-population majoritaire musulmane du pays a déclaré unilatéralement son autonomie comme la « République de Logone » en décembre 2015.

C’est aussi la partie de la République centrafricaine où la coalition des insurgés Seleka est apparue à partir de la fin 2012 avant de renverser le président proche des Chinois, donc on peut supposer qu’elle est également sous un certain degré d’influence américaine. En raison de l’empreinte militante de Washington (qui fonctionne sous couvert d’essayer de capturer Joseph Kony), il semble tout à fait certain que les gens du pays pourraient facilement se remettre à participer à un « conflit de civilisations » contre les nouveaux arrivants chrétiens, similaire au conflit confessionnel auxquels ils se livrent contre leurs homologues à l’Ouest près de la capitale. Qu’il suffise de dire que l’interconnexion des crises du Sud-Soudan et de la République Centrafricaine pourrait facilement mener à un trou noir de chaos émergeant dans le Heartland géopolitique africain qui, dans ce cas, serait sans aucun doute capable d’y attirer les États voisins et éventuellement de préparer la voie pour une crise continentale.

Réflexions finales

La reprise des combats au Sud-Soudan semble être, pour beaucoup d’observateurs, le dernier épisode de violence dans un pays sujet à des conflits, mais qui sont supposés se contenir dans ses frontières et ne poser aucun risque pour la sécurité globale du continent. C’est en fait un présupposé trompeur émis par des commentateurs qui manquent de connaissances de la situation ou qui n’ont aucune idée du contexte régional. Le « Sud-Soudan » est devenu synonyme d’« État défaillant » ou d’« archétype africain », ce qui déclenche une réaction instantanée des « humanitaires libéraux » bien-pensants, qui se sentent obligés de crier partout à quel point la situation est tragique dans le pays, sans expliquer comment ou pourquoi on en est arrivé là.

La vérité est que la création du Sud-Soudan par les États-Unis et Israël a été fondée sur des considérations géopolitiques et énergétiques, et lorsque le plan « a mal tourné » et que le pays est presque immédiatement tombé dans une guerre tribale, les forces unipolaires ont réadapté leurs stratégies et se sont concentré sur le « contrôle » du « chaos créatif » à la place. Étant donné que le Sud-Soudan ne semble plus être prêt à devenir un pôle étatique d’insurrection « guidé dans l’ombre » dans l’espace trans-régional d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Est, le plan de secours est d’exporter sa déstabilisation interne au moyen des armes de migration de masse et de « réfugiés » – pour masquer des insurgés, ce qui pourrait potentiellement catalyser une profonde transformation géopolitique régionale.

Il est tout à fait prévisible que si la violence au Sud-Soudan n’est pas arrêtée ou contenue dans ses frontières, ses excès pourrait entraîner de graves troubles dans les pays voisins, les poussant peut-être eux-mêmes au bord de la guerre civile en raison de leur situation extrêmement fragile. La grande stratégie des États-Unis, si elle peut être atteinte, est d’exploiter le tribalisme africain tout comme le sectarisme au Moyen-Orient pour promouvoir des changements de régime, le sécessionnisme ou le fédéralisme identitaire sur un vaste territoire civilisé similaire et contigu, déclenchant ainsi un effet domino de déstabilisation pour prolonger le moment unipolaire de Washington par la rupture d’un bloc régional d’États et gêner les avancées multipolaires dans cette partie géo-stratégiquement importante du monde.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

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