Article original de Andrew Korybko, publié le 18 Mars 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Les deux premières parties (Partie 1 et Partie 2) de la série ont introduit de nouveaux concepts de la théorie de la guerre hybride qui ont testés avec succès sur les cas syrien et ukrainien. Cela a prouvé qu’une certaine méthodologie existe réellement pour expliquer et analyser les guerres hybrides. De façon captivante, cette rubrique peut être appliquée de manière proactive pour tenter de prédire les endroits où cette forme de guerre post-moderne pourrait être ensuite dirigée.
Examen théorique
Identifier les cibles
Pour faire référence à la partie 1, il faut d’abord rappeler la loi de la guerre hybride :«Le grand objectif derrière chaque guerre hybride est de perturber les projets multipolaires interconnectant des pays souverains en manipulant les conflits d’identité provoqués de l’extérieur (ethnique, religieux, régionaux, politique, etc.) au sein d’un État de transit ciblé.»1
Considérant cela, l’étape suivante consiste à identifier les grands projets transnationaux multipolaires interconnectés, en cours ou prévus, partout dans le monde. Une fois que cela a été fait, chaque État de transit est évalué par le plus grand nombre de ses vulnérabilités liées aux chevauchements socio-politiques selon les six facteurs suivants :
- Ethnicité
- Religion
- Histoire
- Limites administratives
- Disparités socio-économiques
- Géographie physique
La Guerre hybride est essentiellement une militarisation de la théorie du chaos, qui est elle-même dépendante de manière disproportionnée, des conditions initiales existantes avant l’apparition de la déstabilisation. Comme cela a été discuté, les vulnérabilités socio-politiques de chaque État ciblé sont des indicateurs importants pour évaluer le succès potentiel de l’opération de changement de régime à venir, mais les six principaux facteurs sont difficiles à modifier – et encore moins dans un court laps de temps – s’ils ne jouent pas déjà à plein dans le sens voulu par l’agresseur. Pour cette raison, le pré-conditionnement social et structurel joue un rôle accru car les idées et les tendances économiques sont beaucoup plus faciles à orienter que le changement de composition ethnique et les frontières physiques, par exemple. Ces deux caractéristiques constitutives – affectées respectivement par le pré-conditionnement social et structurel – peuvent fortement influer sur le patriotisme civilisationnel et / ou civique des citoyens ciblés, qui est la meilleure défense que l’État possède pour repousser la guerre hybride.
On en est au point où il faut une fois de plus rappeler les cas de la Syrie et de l’Ukraine, car dans chacun d’eux, la situation s’est dégradée selon des trajectoires complètement divergentes, en grande partie grâce à leurs différents niveaux de patriotisme civilisationnel / civique existant avant les guerres hybrides menées contre ces pays. Cette condition initiale est sans aucun doute la plus critique pour déterminer si la déstabilisation va traîner pendant des années ou si ce sera un succès rapide et facile.
Le peuple syrien a l’un des patriotismes civilisationnels les plus ancrés du monde, et cela a, de son côté, amplifié la résilience de ce pays pour résister à l’agression de la guerre hybride multidimensionnelle menée contre lui. En conséquence, les États-Unis et leurs alliés ont dû fournir un soutien continu à leurs mandataires par procuration afin de maintenir artificiellement les processus chaotiques dont ils imaginaient qu’ils seraient auto-entretenus. Dans le cas où une tel soutien extérieur est perturbé, cela se traduit directement par un affaiblissement visible des éléments de la guerre hybride à l’intérieur du pays et par conséquent à leur rapide éradication.
Au contraire, la situation était diamétralement opposée en Ukraine, où aucun patriotisme civilisationnel n’était présent – malgré le riche héritage de la Rus de Kiev – et guère plus de patriotisme civique. Tout ce que les États-Unis avaient à faire, était d’organiser efficacement les minorités agissantes appropriées et leur donner le signal pour lancer la déstabilisation à l’unisson. Les processus chaotiques se sont ensuite déroulés comme dans la théorie et ont commencé à prendre une vie qui leur était propre, ce qui nécessite un minimum de directives à partir de ce moment-là par rapport au bourbier stratégique où les États-Unis se sont fourrés en Syrie. La seule intervention importante dans laquelle les États-Unis se sont engagés, était l’attaque sous faux drapeau par des snipers à la fin février 2014 [sur la place Maïdan], et cela n’a été fait que parce qu’il a été pressenti qu’il y avait une occasion irrésistible pour maximiser le chaos et rapidement renverser le gouvernement.
Pour résumer cette sous-section, les deux différents exemples si flagrants de guerre hybride en Syrie et en Ukraine prouvent que l’état initial du patriotisme civilisationnel et / ou civique est le facteur décisif pour influencer le cours d’un conflit asymétrique, et, par conséquent, que cela devrait démontrer aux spécialistes de la sécurité démocratique, l’importance existentielle de soutenir de manière proactive de telles mesures [pour conforter le ciment civilisationnel, NdT] dans leurs propres États ciblés.
Débrider la colère
Enfin, il est pertinent d’aborder les premiers stades de la guerre hybride et d’expliquer brièvement les limites tactiques de la théorie appliquées à deux catégories spécifiques d’États. En ce qui concerne les similitudes du stade initial partagées par la grande majorité des États, un évènement prédéterminé – généralement quelque chose de symbolique, comme une commémoration historique importante, un vote parlementaire / présidentiel, ou des violences de l’État contre ses concitoyens, artificiellement provoquées – ou fortuit selon la tournure des événements, par exemple, la décision de dernière minute de M. Ianoukovitch de reporter l’accord d’association avec l’UE est utilisé comme un signal pour fusionner des cellules séparées constituant l’infrastructure sociale du changement de régime en une masse anti-gouvernementale critique qui lance le mouvement de la révolution de couleur et annonce la première étape de la guerre hybride. Si le coup d’État soft – souvent entrecoupé de terrorisme urbain létal – ne parvient pas à son but, alors le coup d’État hard d’une guerre non conventionnelle est lancé contre le gouvernement aux abois et ses citoyens patriotiques, accomplissant ainsi le modèle de guerre hybride.
Toutes les guerres non conventionnelles ne commencent pas par une révolution de couleur et toutes les révolutions de couleur ne se terminent pas par une guerre non conventionnelle, mais l’objectif stratégique, mis en avant par les États-Unis, est d’avoir les deux formes de changement de régime fusionnant harmonieusement dans une gradation de pression anti-gouvernementale s’intensifiant progressivement à chaque fois que c’est possible. Certaines sociétés avec des sociétés civiles pleinement développées – par rapport aux standards mondialement reconnus de l’Ouest – et sans un grand nombre de vulnérabilités socio-politiques préalables, comme par exemple le Danemark, ne pourraient jamais subir cet aspect non conventionnel de la guerre hybride et finiraient probablement seulement victimes de la version révolution de couleur. Cependant, une réorganisation des données démographiques – par exemple avec la crise des réfugiés – pourrait changer cela de façon prévisible et rendre le pays beaucoup plus sensible à une guerre hybride complète.
En continuant sur cette voie, les États qui ne disposent pas d’une société civile assez robuste – ou pas de société civile du tout dans le sens traditionnel de l’Ouest – mais satisfont largement les conditions socio-politiques pour une guerre non conventionnelle comme l’était la République centrafricaine, peuvent carrément passer l’étape de la révolution de couleur et sauter directement à la partie lutte identitaire de la guerre hybride. Comme dans le premier exemple, cela peut aussi changer suite à une réorganisation démographique de la société, quoique d’une manière différente, lorsque le développement économique rapide – soutenu le plus probablement par les Chinois – peut conduire à la naissance d’une classe moyenne émergente qui viendra renforcer les rangs des insurgés pour une révolution de couleur.
Dans de rares cas, il y a aussi la possibilité d’une guerre hybride inversée, où une guerre non conventionnelle précède une révolution de couleur. Dans une certaine mesure, on peut affirmer que la longue guerre civile du Myanmar a créé des conditions fertiles pour la révolution de couleur de 1989 et la montée consécutive d’Aung San Suu Kyi vers le pouvoir. Alors qu’il lui a fallu plus de deux décennies pour enfin prendre le pouvoir, elle y est finalement parvenue, et il est clair que l’environnement de guerre non conventionnelle a pré-conditionné les masses à l’accepter avec le temps. De même, quelque chose de similaire est en cours en Afrique de l’Ouest avec Boko Haram. Chacun des quatre États de la région du lac Tchad est sous la forte pression du groupe terroriste et la violence qui en résulte crée une situation où même une révolution de couleur désorganisée augmente les chances de son succès final, précisément à cause des préoccupations des gouvernements ciblés par Boko Haram.
C’est particulièrement le cas avec le Tchad, dont la capitale N’Djamena est très proche du champ de bataille et a déjà été victime de quelques attentats suicides. Une révolution de couleur naissante serait un multiplicateur de force ultime pour accroître les chances que le gouvernement soit renversé, soit par Boko Haram, soit par des insurgés urbains, ou par un effort tacite et coordonné entre les deux. D’un point de vue théorique standardisé, les combattants des guerres non conventionnelles font équipe avec les révolutionnaires de couleur récemment actifs afin de déplacer de manière décisive l’équilibre des forces contre l’État et réussir l’objectif commun de changement de régime. La seule alternative à ce scénario serait pour l’armée d’écraser la cohue des manifestants de façon drastique au moment où ils se regroupent avant de passer à l’étape suivante, et anéantir rapidement tous les terroristes qui tentent d’exploiter les débordements qui suivent; ce scénario est tout aussi vrai pour le Tchad que pour un autre État qui se trouverait face à un risque de guerre hybride inverse.
Application pratique
Si on prend tout ce qui a été examiné à ce jour, et qui a été prouvé par les cas syrien et ukrainien, il est maintenant temps de mettre en pratique les leçons de la guerre hybride pour prédire où elle pourrait frapper la prochaine fois. Les projets transnationaux multipolaires conjoints les plus percutants sont développés par la Russie et la Chine, et les deux plus importants sont l’Union eurasienne et le projet Une ceinture, une route (New Silk Road). Leur espace commun d’intersection en Asie centrale signifie que toute déstabilisation à grande échelle dans cette région pourrait atteindre un objectif deux en un pour faire contrepoids aux ambitions de deux grandes puissances par un seul coup magistral de géopolitique, ce qui explique pourquoi il y a un risque si élevé de guerre hybride pour les briser dans un proche avenir. Par ailleurs, cependant, il n’y a pas de chevauchement direct d’intégration du partenariat stratégique russo-chinois, sauf dans les Balkans, mais même là, la confluence des intérêts est moins étroitement connectée et développée qu’elle ne l’est en Asie centrale. Il va sans dire, cependant, que cela fait de ce théâtre la deuxième région la plus vulnérable à des guerres hybrides à venir avec la nécessité pour l’Amérique de préempter la conclusion des deux méga-projets que sont, dans les Balkans, le Turkish Stream et la route de la soie, qui pourraient résolument faire pencher la balance stratégique de l’Europe vers le monde multipolaire.Les autres régions à risque de guerre hybride sont ciblées précisément en raison de leur coopération avec la Nouvelle Route de la soie de la Chine, et ils comprennent les États du Grand Heartland, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan ; la partie occidentale de l’ASEAN ; l’archipel des Maldives dans l’océan Indien ; une large bande de l’Afrique trans-équatoriale qui traverse le continent d’un océan à l’autre ; et le Brésil, le Pérou et le Nicaragua en Amérique latine. Ce qui suit est une carte qui illustre clairement les zones géographiques mentionnées ci-dessus les plus susceptibles d’être menacées par une guerre hybride à l’avenir :
Sur ces régions identifiées – et à l’exception de l’état autonome des Maldives – il y a les principaux pays dont la déstabilisation basée sur l’identité est la plus susceptible de se produire en raison de certaines raisons spécifiques et contextuelles. Les plus réalistes en fonction de leur probabilité relative sont les pays suivants : l’Ouzbékistan dans le Grand Heartland ; la République de Macédoine dans les Balkans ; le Myanmar dans l’ASEAN ; Djibouti-Ethiopie en Afrique ; et le Nicaragua en Amérique latine. Si on simplifie la carte précédente, voici à quoi cela ressemble avec seulement les déclencheurs géopolitiques mis en évidence :
La carte ci-dessus vient avec une mise en garde, cependant. Il est possible que le noyau de déclenchement dans le Grand Heartland, l’ASEAN, l’Afrique et l’Amérique latine puisse être usurpé par des situations moins probables, mais régionalement plus percutantes de guerres hybrides dans des pays comme le Turkménistan, la Thaïlande, le Kenya, la Tanzanie, et le Brésil. Les déstabilisations dans ces pays pourraient même être plus efficaces pour perturber les projets transnationaux multipolaires conjoints dont ils font partie dans leur zone géographique avec leurs homologues régionaux susmentionnés. Voici une carte modifiée qui reflète les mises en garde :
Après avoir révélé les objectifs de base de la guerre hybride, les articles à venir se concentreront sur chaque région désignée, en mettant l’accent sur les déclencheurs mis en évidence, qui devraient soit provoquer une conflagration plus large soit saboter de façon irréversible les projets intégrationnistes transnationaux dont ils font partie. La seule exception au format décrit sont les Maldives, puisque l’auteur a déjà écrit une analyse exhaustive en trois parties sur le risque de guerre hybride et les implications géopolitiques plus larges de sa déstabilisation. Sur ce pré-requis, les articles suivants de la recherche aborderont dans l’ordre, l’Asie centrale, les Balkans, l’ASEAN, l’Afrique, et l’Amérique latine.
Chaque section commence par décrire l’importance géo-économique de la région ou, en d’autres termes, comment elle adhère à la loi de la guerre hybride. Ensuite, un bref aperçu sera donné sur certaines des vulnérabilités socio-politiques les plus pertinentes pour chaque État qui pourrait être touché et incorporé dans le large scénario des guerres hybrides. Enfin, la dernière partie se concentrera spécifiquement sur la cible centrale dans chaque région en expliquant comment une guerre hybride pourrait rapidement briser le projet transnational multipolaire conjoint dont il fait partie et, le cas échéant, examiner les différences comparatives en probabilité et l’impact entre le noyau et les États périphériques.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement [en anglais, NdT] et à télécharger ici
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