vendredi 30 mars 2018

Le sort des Empires et la recherche de leur survie 5/5

Article original de Sir John Glubb, publié en 1977 sur le site The Organic Prepper
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr


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Sir John Bagot Glubb par Boris Chaliapine
31. Décadence d’un système

Il est intéressant de noter que la décadence est la désintégration d’un système, et non de ses membres individuels. Les habitudes des membres de la communauté ont été corrompues par la jouissance de trop d’argent et de trop de pouvoir pendant trop longtemps. Le résultat a été, dans le cadre de leur vie nationale, de les rendre égoïstes et oisifs. Une communauté de gens égoïstes et oisifs décline, des querelles internes se développent autour de la division de ses richesses en déclin, et le pessimisme s’ensuit, que certains essaient de noyer dans la sensualité ou la frivolité. Dans leur propre environnement, ils sont incapables de rediriger leurs pensées et leurs énergies vers de nouveaux projets.



Mais quand les membres individuels d’une telle société émigrent dans un environnement entièrement nouveau, ils ne restent ni décadents, ni pessimistes ou immoraux parmi les habitants de leur nouvelle patrie. Une fois qu’ils ont rompu avec leurs anciennes influences de pensée, et après une courte période de réajustement, ils deviennent des citoyens normaux de leurs pays d’adoption. Certains d’entre eux, dans les deuxième et troisième générations, peuvent acquérir la prééminence et la direction dans leurs nouvelles communautés.

Cela semble prouver que le déclin de n’importe quelle nation ne sape pas les énergies ou le caractère fondamental de ses membres. La décadence d’un certain nombre de ces nations n’appauvrit pas non plus la race humaine.

La décadence est à la fois une détérioration mentale et morale, produite par le lent déclin de la communauté auquel ses membres ne peuvent échapper, tant qu’ils restent dans leur ancien environnement. Mais, transportés ailleurs, ils abandonnent bientôt leurs modes de pensée décadents et se montrent égaux aux autres citoyens de leur pays d’adoption.

32. La décadence n’est pas physique

La décadence n’est pas non plus physique. Les citoyens des pays en déclin sont parfois décrits comme étant physiquement émasculés, incapable de supporter des difficultés ou de faire de grands efforts. Cela ne semble pas une image vraie. Les citoyens des grandes nations en décadence sont normalement physiquement plus grands et plus forts que ceux de leurs envahisseurs barbares.
De plus, comme cela a été prouvé en Grande-Bretagne lors de la Première Guerre mondiale, les jeunes hommes élevés dans le luxe et la richesse ont eu peu de difficulté à s’habituer à la vie dans les tranchées en première ligne. L’histoire de l’exploration prouve la même chose. Les hommes habitués à vivre confortablement dans des maisons en Europe ou en Amérique étaient capables de montrer autant d’endurance que les indigènes dans la conduite de chameaux à travers le désert ou à se frayer un chemin à travers les forêts tropicales.

La décadence est une maladie morale et spirituelle, résultant d’une trop longue période de richesse et de pouvoir, produisant le cynisme, le déclin de la religion, le pessimisme et la frivolité. Les citoyens d’une telle nation ne feront plus d’effort pour se sauver eux-mêmes, parce qu’ils ne sont pas convaincus que quelque chose dans leur vie mérite d’être sauvé.

33. Diversité humaine

Les généralisations sont toujours dangereuses. Les êtres humains sont tous différents. La variété de la vie humaine est infinie. Si c’est le cas avec les individus, c’est encore plus le cas avec les nations et les cultures. Il n’y a pas deux sociétés, deux peuples, deux cultures qui sont exactement les mêmes. Dans ces circonstances, il sera facile aux critiques de trouver de nombreuses objections à ce qui a été dit et de signaler des exceptions aux généralisations.

Il est utile de comparer la vie des nations à celle des individus. Il n’y a pas deux personnes identiques dans le monde. De plus, leurs vies sont souvent affectées par des accidents ou des maladies, ce qui rend les divergences encore plus évidentes. Pourtant, en fait, nous pouvons généraliser sur la vie humaine à partir de nombreux aspects différents. Les caractéristiques de l’enfance, de l’adolescence, de la jeunesse, de l’âge mûr et de la vieillesse sont bien connues.

Certains adolescents, il est vrai, sont prématurément sages et sérieux. Certaines personnes d’âge moyen semblent encore jeunes d’esprit. Mais de telles exceptions n’invalident pas le caractère général de la vie humaine du berceau à la tombe.

J’ose dire que la vie des nations suit un modèle similaire. Superficiellement, toutes semblent être complètement différentes. Il y a quelques années, on a suggéré à une certaine société de télévision qu’une série de conférences sur l’histoire arabe constituerait une séquence intéressante. La proposition a été immédiatement rejetée par le directeur des programmes avec la remarque suivante : « Quel intérêt terrestre l’histoire des Arabes médiévaux pourrait-elle avoir pour le grand public aujourd’hui ? ».

Pourtant, en fait, l’histoire de l’époque impériale arabe – de la conquête au mercantilisme, en passant par l’abondance, l’intellectualisme, la science et la décadence – est un précurseur exact de l’histoire impériale britannique et a perduré presque autant.

Si les historiens britanniques, il y a un siècle, avaient consacré une étude sérieuse à l’Empire arabe, ils auraient pu prévoir presque tout ce qui s’est passé en Grande-Bretagne jusqu’en 1976.

34. Une variété de chutes

Il a été démontré que, normalement, l’ascension et la chute des grandes nations sont dues à des raisons internes seulement. Dix générations d’êtres humains suffisent à transformer un pionnier hardi et entreprenant en un citoyen captif de l’État providence. Mais alors que les histoires de vie des grandes nations montrent une uniformité inattendue, la nature de leurs chutes dépend largement des circonstances extérieures et montre ainsi un degré élevé de diversité.

La République romaine, comme nous l’avons vu, a été suivie par l’Empire, qui est devenu un super-État, dans lequel tous les indigènes du bassin méditerranéen, indépendamment de la race, ont obtenus des droits égaux. Le nom de Rome, à l’origine une ville-État, est passé à un empire international égalitaire.

Cet empire a éclaté en deux, la moitié occidentale étant envahie par les barbares du nord, la moitié orientale formant l’empire romain oriental ou byzantin.

Au IXe siècle, le vaste empire arabe s’est scindé en plusieurs fragments, dont une ancienne colonie, l’Espagne musulmane, a dirigé son propre cours sur 250 ans en tant qu’Empire indépendant. Les patries de Syrie et d’Irak, cependant, ont été conquises par des vagues successives de Turcs dont elles sont restées les sujets pendant 1 000 ans.

D’autre part, l’Empire mamelouk d’Égypte et de Syrie fut conquis lors d’une simple campagne militaire par les Ottomans, la population indigène se contentant de changer de maîtres.

L’Empire espagnol (1500-1750) a duré les 250 ans conventionnels, se terminant seulement avec la perte de ses colonies. La patrie de l’Espagne est tombée, en effet, de son piédestal de superpuissance, mais elle a survécu en tant que nation indépendante jusqu’à aujourd’hui.

La Russie des Romanov (1682-1916) a suivi le processus normal, mais c’est l’Union soviétique qui lui a succédé.

Il est inutile de travailler sur ce point, que nous pouvons essayer de résumer brièvement. Tout régime qui atteint une grande richesse et une grande puissance semble avec une régularité remarquable se désintégrer en une dizaine de générations. Le sort ultime de ses composantes ne dépend cependant pas de sa nature interne, mais des autres organisations qui apparaissent au moment de son effondrement et parviennent à dévorer son patrimoine. Ainsi, la vie des grandes puissances est étonnamment uniforme, mais les résultats de leurs chutes sont complètement différents.

35. Insuffisance de nos études historiques

En fait, les nations modernes occidentales n’ont tiré qu’une valeur limitée de leurs études historiques, parce qu’elles ne les ont jamais suffisamment approfondies. Pour que l’Histoire ait du sens, comme nous l’avons déjà dit, ce doit être l’Histoire de la race humaine.

Loin d’atteindre un tel idéal, nos études historiques se limitent en grande partie à l’histoire de notre propre pays retraçant le cours de sa vie actuelle. Ainsi, le facteur temps est trop court pour que les très longs rythmes de la montée et de la chute des nations puissent être remarqués. Comme l’a indiqué le directeur de la télévision, il ne nous vient jamais à l’esprit que des périodes plus longues pourraient être intéressantes.

Quand nous lisons l’histoire de notre propre nation, nous trouvons que les actions de nos ancêtres sont décrites comme glorieuses, tandis que celles des autres peuples sont décrites comme méchantes, tyranniques ou lâches. Ainsi, notre histoire n’est (intentionnellement) pas basée sur des faits. Nous sommes émotionnellement réticents à accepter que nos ancêtres aient pu être méchants ou lâches.
Alternativement, il y a des écoles d’histoire « politiques » enclines à discréditer les actions de nos anciens dirigeants, afin de soutenir les mouvements politiques modernes. Dans tous ces cas, l’Histoire n’est pas une tentative de connaître la vérité, mais un système de propagande consacré à l’avancement des projets modernes ou à la satisfaction de la vanité nationale.

Les hommes peuvent difficilement être blâmés de ne pas apprendre de l’histoire qui leur est enseignée. Il n’y a rien à en apprendre, parce quelle n’est pas vraie.

36. Les petites nations

Le mot « Empire » a été utilisé dans cet essai pour désigner les nations qui atteignent le statut de grandes puissances, ou de superpuissances dans le jargon d’aujourd’hui – des nations qui ont dominé la scène internationale pendant deux ou trois siècles. Cependant, à tout moment, il a existé aussi des États plus petits qui sont restés plus ou moins autonomes. Est-ce que ceux-ci vivent les mêmes cycles de vie que les grandes nations et passent-il par les mêmes phases ?

Il semble impossible de généraliser sur cette question. En général, la décadence est le résultat d’une trop longue période de richesse et de pouvoir. Si le petit pays n’a pas partagé la richesse et le pouvoir, il ne participera pas à la décadence.

37. Le modèle émergent

Malgré la variété et les complications infinies de la vie humaine, un schéma général semble émerger de ces considérations. Il révèle de nombreux empires successifs couvrant quelque 3 000 ans, ayant suivi des stades similaires de développement et de déclin, et ayant, dans une mesure surprenante, « vécu » des vies de durée très similaire.

L’espérance de vie d’une grande nation, semble-t-il, commence par une expansion violente d’énergie, généralement imprévue, et aboutit à un abaissement des normes morales, au cynisme, au pessimisme et à la frivolité.

Si l’auteur actuel était millionnaire, il essaierait d’établir un département, dans une université quelconque, consacré uniquement à l’étude du rythme de la montée et de la chute de puissantes nations à travers le monde.

L’histoire remonte à environ 3 000 ans, car avant cette période, l’écriture n’était pas suffisamment répandue pour permettre la survie de documents détaillés. Mais durant ces 3000 ans, le nombre d’empires disponibles pour cette étude est très grand.

Au début de cet essai, les noms de onze d’entre eux ont été énumérés, mais ceux-ci n’ont inclus que le Moyen-Orient et les nations modernes de l’Ouest. L’Inde, la Chine et l’Amérique du Sud n’ont pas été incluses, car l’auteur ne sait rien à leur sujet. Une école fondée pour étudier la montée et la chute des Empires trouverait probablement au moins vingt-quatre grandes puissances disponibles pour la dissection et l’analyse.

La tâche ne serait pas facile, si l’espace était si vaste qu’il devait couvrir pratiquement toutes les grandes nations du monde sur 3 000 ans. La connaissance de la langue seule, pour permettre des recherches approfondies, constituerait un obstacle redoutable.

38. Cela aiderait-il ?

Il est agréable d’imaginer, à partir de telles études, l’apparition d’un modèle standard de vie des nations, y compris une analyse des divers changements qui mènent finalement au déclin, à la décadence et à l’effondrement. Il est tentant de supposer que des mesures pourraient être adoptées pour prévenir les effets désastreux de la richesse et du pouvoir excessifs, et donc de la décadence subséquente. Peut-être que certains moyens pourraient être mis au point pour empêcher l’activiste de l’âge de la Conquête et du Commerce de se détériorer pendant l’âge de l’Intellect, produisant des discours sans fin mais sans plus agir.

Il est tentant de le penser. Peut-être que si le modèle de l’ascension et de la chute des nations était régulièrement enseigné dans les écoles, le grand public en arriverait à la vérité et soutiendrait les politiques pour maintenir l’esprit de devoir et de sacrifice, pour prévenir l’accumulation de richesses excessives par une nation, conduisant à la perte du sens moral de cette nation.

Le sens du devoir et l’initiative nécessaires pour mener ce projet ne pourraient-ils pas être maintenus parallèlement au développement intellectuel et aux découvertes dans les sciences de la nature ?
La réponse est douteuse, bien que nous puissions essayer. Les faiblesses de la nature humaine, cependant, sont si évidentes, que nous ne pouvons pas être trop confiants dans le succès de cette entreprise. Les hommes débordants de courage, d’énergie et de confiance en eux ne peuvent être facilement empêchés de soumettre leurs voisins, et les hommes qui voient s’ouvrir des perspectives de richesse seront difficilement arrêtables.

Peut-être n’est-il pas dans l’intérêt réel de l’humanité d’être ainsi empêchée, car c’est dans les périodes de richesse que l’art, l’architecture, la musique, la science et la littérature font les plus grands progrès.

De plus, comme nous l’avons vu dans les grands Empires, leur création peut donner lieu à des guerres et à des tragédies, mais leurs périodes de puissance apportent souvent la paix, la sécurité et la prospérité à de vastes zones de territoire. Nos connaissances et notre expérience (peut-être nos intellects humains fondamentaux) sont insuffisantes pour dire si oui ou non l’ascension et la chute des grandes nations est le meilleur système pour le meilleur des mondes possibles.

Ces doutes, cependant, ne doivent pas nous empêcher d’essayer d’acquérir plus de connaissances sur l’ascension et la chute des grandes puissances, ou d’essayer, à la lumière de ces connaissances, d’améliorer la qualité morale de la vie humaine.

Peut-être, en effet, arriverons-nous à la conclusion que l’ascension et la chute successives des grandes nations sont inévitables et, en fait, un système divinement ordonné. Mais même cela serait un gain immense. Car nous devrions savoir où nous en sommes par rapport à nos frères et sœurs humains. Dans notre état actuel de chaos mental sur le sujet, nous nous divisons en nations, en communautés qui se battent, se haïssent et se dénigrent les unes les autres au sujets de développements qui peuvent bien être divinement ordonnés mais qui nous semblent, si nous adoptons une vision plus large, totalement incontrôlables et inévitables. Si nous pouvions accepter ces grands mouvements comme échappant à notre contrôle, il n’y aurait aucune excuse pour que nous nous haïssions les uns les autres à cause d’eux.

Si variée, déroutante et contradictoire que puisse être l’histoire religieuse du monde, la plus noble et la plus spirituelle des dévotes de toutes les religions semble parvenir à la conclusion que l’amour est la clé de la vie humaine. Toute expansion de nos connaissances qui peut conduire à une réduction de nos haines injustifiées en vaut donc certainement la peine.

39. Résumé

Comme de nombreux points d’intérêt sont apparus au cours de cet essai, je termine avec un bref résumé, pour rafraîchir l’esprit du lecteur.
  1. Nous n’apprenons pas de l’Histoire parce que nos études sont brèves et préjudiciables.
  2. D’une manière surprenante, 250 ans apparaissent comme la durée moyenne de la grandeur nationale.
  3. Cette moyenne n’a pas varié depuis 3 000 ans. Est-ce que cela représente dix générations ?
  4. Les étapes de l’ascension et de la chute des grandes nations semblent être :
    1. L’âge des pionniers (explosion) ;
    2. L’âge des conquêtes ;
    3. L’âge du commerce ;
    4. L’âge de l’abondance ;
    5. L’âge de l’intellect ;
    6. L’âge de la décadence.
  5. La décadence est marquée par :
    1. Passage en mode défensif ;
    2. Pessimisme ;
    3. Matérialisme ;
    4. Frivolité ;
    5. Un afflux d’étrangers ;
    6. Un État providence ;
    7. Un affaiblissement de la religion.
  6. La décadence est due à :
    1. Période trop longue de richesse et de pouvoir ;
    2. Égoïsme ;
    3. Amour de l’argent ;
    4. Perte du sens du devoir.
  7. Les histoires de vie des grands États sont étonnamment similaires et sont dues à des facteurs internes.
  8. Leurs chutes sont diverses, car elles sont en grande partie le résultat de causes externes.
  9. L’Histoire devrait être enseignée comme l’histoire de la race humaine, bien que l’accent soit bien sûr mis sur l’histoire du pays de l’élève.

Sir John Glubb, mieux connu sous le nom de Glubb Pacha, est né en 1897 et a servi en France pendant la Première Guerre mondiale de 1915 à 1918. En 1926, il a quitté l’armée régulière pour servir le gouvernement irakien. De 1939 à 1956, il commande la fameuse légion arabe jordanienne. Depuis sa retraite, il a publié seize livres, principalement sur le Moyen-Orient, et a donné de nombreuses conférences.

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