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Le fragile équilibre des forces dans la Corne de l’Afrique pourrait bientôt être brisé par la situation intérieure à Djibouti au sujet de la future propriété de son port principal. Une éventuelle réaction américano-émirati pourrait servir de déclencheur pour activer militairement le complexe système trans-régional d’alliance qui s’est formé dans cette partie du monde au cours des deux dernières années.
Faire une montagne d’un petit rien
Le minuscule État de Djibouti fait à nouveau la une des journaux après que son gouvernement a mis fin à un contrat avec un opérateur portuaire émirati, le mois dernier, qui contrôlait le plus important terminal de conteneurs du pays. Cette décision fait suite à un différend de plusieurs années qui a abouti à ce que Abu Dhabi dénonce comme une « saisie illégale » de son actif, mais que les autorités nationales ont qualifiée d’action nécessaire pour sortir de l’impasse. Cette insulte commerciale apparemment insignifiante serait restée sans rapport avec la politique internationale si les États-Unis n’avaient pas décidé de peser plus tôt cette semaine pour soutenir leur allié émirati.
Reuters a rapporté que le général américain Thomas Waldhauser, un général de l’armée américaine, a répondu au Congrès que Djibouti était censé « donner [le port] à la Chine en cadeau » en avertissant que « si les Chinois prenaient le contrôle du port, les conséquences pourraient être importantes ». Le représentant républicain Bradley Byrne est allé encore plus loin en spéculant que « s’il s’agissait d’une saisie illégale de ce port, que diriez-vous si le gouvernement mettait illégalement fin à notre bail avant la fin de son mandat ? ». Ces déclarations ont donc transformé un différend ordinairement mineur et destiné à la Cour internationale d’arbitrage en un scandale géopolitique à part entière.
Les dimensions trans-régionales de Djibouti
Djibouti est d’importance mondiale en raison de son emplacement dans le détroit de Bab el Mandeb qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden et sert de lieu de transit maritime entre l’Europe et l’Asie. Outre les États-Unis, la Chine, la France, l’Italie, le Japon et bientôt l’Arabie saoudite ont des bases dans le pays, l’Inde pouvant utiliser celle de l’Amérique au moyen de l’accord LEMOA de l’été 2016 qui donne à chaque pays accès aux installations militaires de l’autre, sur une base « logistique » au cas par cas. En outre, Djibouti est l’emplacement terminal du chemin de fer Djibouti-Addis Abeba (DAAR) qui fonctionne essentiellement comme le « CPEC de la Chine » ou route de la Soie de la Corne de l’Afrique, expliquant ainsi l’une des raisons stratégiques pour lesquelles la Chine a ouvert sa première base militaire à l’étranger.
L’Éthiopie, cependant, est au centre d’un système d’alliance trans-régional qui a vu le jour dans la région au cours des deux dernières années en raison de ses efforts ambitieux pour construire le barrage Renaissance de la Grande Éthiopie (BRGE) sur le Nil Bleu qui fournit le débit majeur du Nil plus célèbre. L’équilibre des forces a vu l’Éthiopie se joindre au Soudan tandis que l’Égypte – qui prétend que le BRGE affectera négativement ses approvisionnements en eau et la rendra donc stratégiquement dépendante de l’Éthiopie – a cherché a se rapprocher de l’ennemi juré d’Addis-Abeba, l’Érythrée. En outre, la guerre froide du Golfe s’est étendue à la région, le Qatar se rangeant plus étroitement aux côtés de l’Éthiopie et des EAU, qui ont conclu un partenariat avec l’Érythrée, par lequel il dispose d’installations militaires liées à la guerre au Yémen.
L’Arabie saoudite est impartiale parce qu’elle entretient des relations militaires avec l’Érythrée mais agricoles avec l’Éthiopie, même si son partenaire égyptien (qui fonctionne pratiquement comme un État subordonné ou client à ce stade) souhaite une position plus ferme contre Addis-Abeba. La situation de Djibouti est beaucoup plus complexe que n’importe laquelle de ces parties parce qu’elle entretient des relations étroites avec chacun des pays qui ont ou auront des bases militaires sur son territoire et qu’elle avait auparavant entretenu des relations positives avec les EAU avant le conflit portuaire. Le Qatar avait l’habitude de stationner des gardiens de la paix le long de la frontière entre Djibouti et l’Érythrée depuis leur bref conflit frontalier de 2008 mais les a retirés l’été dernier après que les deux États se sont rangés du côté de l’Arabie saoudite.
Approche du point de rupture
Même si Djibouti a longtemps soupçonné des intentions beaucoup plus larges de l’Éthiopie, surtout après avoir été enclavée à la suite de l’indépendance de l’Érythrée en 1993, ses craintes se sont dissipées depuis que la Chine s’est impliquée dans le projet DAAR et l’a apparemment convaincue qu’Addis-Abeba n’a aucun intérêt à se comporter agressivement avec cette ville-État de facto tant que son accès est assuré à la République populaire pour le passage de la Route de la soie. En fait, le « CPEC africain » a fait plus pour établir la confiance entre ces deux pays asymétriques que quoi que ce soit, bien que ce ne soit pas une solution pour la stabilité régionale au sens géopolitique, comme on le voit au système d’alliance trans-régional décrit précédemment
En fait, l’instabilité structurelle qui caractérise maintenant la Corne de l’Afrique pourrait atteindre un point de rupture avec la déstabilisation potentielle de Djibouti qui pourrait être provoquée si les États-Unis et leurs alliés émiratis faisaient pression ensemble sur ce petit pays pour le faire changer d’avis après la reprise de contrôle de son port. Washington suggère déjà qu’il pourrait considérer cela comme une « menace à sa sécurité nationale » pour ses intérêts, tandis qu’Abou Dhabi prétend que ce qui s’est passé n’est pas différent du vol à main armée de l’un de ses atouts les plus précieux. Les bases ont été établies pour que ces deux pays coopèrent et fassent payer Djibouti pour ce qu’elle a fait.
Boite à outils politique
La raison pour laquelle cela a de l’importance pour le monde extérieur est que cela pourrait faire de la Corne de l’Afrique une version « XXIe siècle » des Balkans d’avant la Première Guerre mondiale. Cela dans le sens où un réseau d’alliances de grande envergure pourrait être militairement activé en raison d’un événement inattendu et apparemment insignifiant. Les deux options les plus réalistes et potentiellement liées que l’alliance des États-Unis et des EAU ont à leur disposition contre Djibouti suggèrent qu’un conflit plus large pourrait facilement éclater par une erreur de calcul, sans parler d’intentions machiavéliques rendant cette comparaison géographique pertinente.
Escarmouche à la frontière érythréenne
Le sous-fifre érythréen des EAU a déjà un différend frontalier avec Djibouti, et il ne serait pas difficile pour le riche État mécène de tenter son client, appauvri, de faire un pas contre le nouvel adversaire régional d’Abou Dhabi.
Révolution colorée
Djibouti a été brièvement secoué par les troubles pro-islamistes de type Révolution colorée à la fin 2015, qui ont été rapidement réprimés par les autorités. On ne peut cependant pas dire que la répétition d’un tel scénario pourrait être « encouragée » dans un proche avenir comme la première phase d’une campagne de pression américaine.
Guerre hybride
La fusion de l’agression érythréenne conventionnelle, l’utilisation asymétrique par Asmara du groupe terroriste Al Shabaab pour lequel le Conseil de sécurité des Nations Unies a sanctionné ce pays et l’agitation d’une Révolution colorée soutenue par les Américains dans ce centre urbain constitueraient une guerre hybride classique dans la Corne de l’Afrique.
Réponses réalistes
La prévision de scénario est un art difficile et l’on devrait aborder cet exercice avec un brin de scepticisme, tout en comprenant son utilité pour envisager les réponses les plus probables à chacune des deux options principales que les États-Unis et les EAU ont à utiliser contre Djibouti.
La deuxième guerre mondiale africaine
L’agression érythréenne contre Djibouti pourrait inciter l’Éthiopie et le Soudan à réagir, attirant ainsi l’allié égyptien d’Asmara et ses partenaires du CCG, ce qui pourrait créer une situation qui obligerait les États-Unis et la Chine à intervenir à différentes étapes selon leurs capacités, la fin restant incertaine.
Un effondrement éthiopien
L’Éthiopie est en proie à sa deuxième mise en état d’urgence en autant d’années, et le blocage de la Révolution colorée autour du DAAR pourrait suffire à inciter les Oromo à relancer leur campagne de guerre hybride et pousser le pays au bord de l’effondrement.
Retour de flamme pro-Pékin
La déstabilisation américano-émirati de Djibouti pourrait intentionnellement ou inconsciemment produire des conséquences qui mettent en danger les intérêts de la Chine dans la Corne de l’Afrique, mais il y a aussi la possibilité qu’à l’inverse, cela produise un renforcement du rôle de Pékin dans cette région.
La République populaire et le maintien de la paix
Tant que la Chine peut éviter le scénario de « pourrissement » que les États-Unis lui tendent, elle pourrait gérer toute tension frontalière érythréo-djiboutienne (et éventuellement d’autres) à travers une mission de maintien de la paix telle que celle proposée l’été dernier, et donc stabiliser la région.
Diplomatie et négociation
La Chine est la mieux placée pour servir de médiateur entre toutes les parties en conflit dans la région, surtout si elle engage des soldats de la paix, et cela pourrait aboutir à ce que sa diplomatie produise les fruits de la Route de la Soie, des accords gagnant-gagnant, soutenant la paix obtenue par ses soldats.
La paix n’est pas possible sans la République populaire
Les conséquences globales des efforts militaires et diplomatiques de la Chine pour obtenir, sécuriser et faire progresser la paix dans la Corne de l’Afrique pourraient permettre à Pékin de devenir une force stabilisatrice dans l’une des régions les plus instables du monde et faciliter son intégration dans l’Ordre mondial multipolaire.
Pensées finales
Les derniers développements dans ce petit pays qu’est Djibouti dans la Corne de l’Afrique peuvent sembler inintéressants pour la plupart des observateurs extérieurs, mais en examinant de plus près les dynamiques stratégiques plus larges et le délicat équilibre des forces entre les deux alliances trans-régionales, il devient évident que ces événements non résolus et s’emboitant pourrait servir de catalyseur à un conflit plus vaste. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, la « scène est prête » et tous les acteurs locaux sont prêts – et presque désireux, pourrait-on dire – de « jouer leur rôle » dans le « drame » à venir, seule la Chine a une chance réaliste de stabiliser la situation avant qu’elle ne devienne incontrôlable.
Cela dit, la Chine doit aussi rester consciente du désir des États-Unis de la piéger dans un bourbier en « pourrissant la situation » comme moyen de « contenir » son influence en Afrique, et les décideurs relativement « conservateurs » de Pékin ne sont pas prédisposés à intervenir ouvertement dans les affaires d’autres pays, bien que le cas récent du Myanmar se distingue comme une exception notable et puisse laisser présager d’un changement de politique. En tout cas, il est clair que la déstabilisation de Djibouti aura inévitablement des conséquences négatives sur ses intérêts régionaux et la Route de la soie, faisant ainsi des développements les plus récents un autre exemple de la façon dont la lutte pro-américaine touche rapidement tous les coins du monde.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie « Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime » (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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