Article original de Andrew Korybko, publié le 1er mars 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
La convergence des intérêts américains et syriens contre la campagne antiterroriste de la Turquie est une coïncidence et n’implique pas une « conspiration » mais elle est également instructive dans la mesure où elle prouve qu’il est possible que le couple le plus improbable s’entende tacitement sur un sujet d’intérêt partagé, bien que cela soit prétendûment impossible selon le récit dominant des médias alternatifs.
Bataille d’Afrine le 20 février 2018
Cela semble probablement absurde la première fois qu’une personne moyenne l’entend, mais les présidents Trump et Assad sont du même côté à Afrine, malgré l’héritage de sept années de guerre hybride que les États-Unis ont mené contre la Syrie. Comme le dit le proverbe « il n’y a pas d’amis ou d’ennemis en politique internationale, seulement des intérêts » et cela n’est nulle part plus évident que dans l’interprétation similaire de Washington et de Damas sur la façon dont la résolution 2401 de l’ONU se rapporte à « l’Opération anti-terroriste Rameau d’olivier » de la Turquie contre les Kurdes « fédéralistes ».
La position de la Syrie est bien connue. Toutes les troupes étrangères sur son territoire sans le consentement du gouvernement légitime sont des envahisseurs illégaux qui doivent quitter le pays immédiatement, mais celle des USA pourrait surprendre certaines personnes parce qu’il y a eu cette fausse idée circulant dans les médias alternatifs que les États-Unis et la Turquie sont toujours du même « côté » malgré l’échec du coup d’État pro-américain contre le président Erdogan à l’été 2016.
Le porte-parole du ministère turc des Affaires étrangères, Hami Aksoy, a définitivement condamné cette semaine son interlocuteur américain pour avoir « suggéré » avec condescendance que « la Turquie est plus que bienvenue à relire le texte exact de cette déclaration du conseil de sécurité de l’ONU » s’ils pensent qu’ils ne violent pas le dernier cessez-le-feu en poursuivant leur opération antiterroriste à Afrine. La réponse d’Aksoy a été que la « position » des États-Unis est sans fondement et indique qu’elle [Heather Nauert] n’a pas compris comment cette décision devrait être appliquée, ou qu’elle veut la déformer.
La raison pour laquelle les États-Unis s’opposent à « l’Opération Rameau d’olivier » est qu’ils craignent que cette campagne empêche les Kurdes de jouer un tour à Damas et qu’un jour le gouvernement soutienne une offensive à venir contre la province turque contestée de Hatay que la Syrie revendique comme son territoire légitime, avec l’intention de déclencher une guerre conventionnelle turco-syrienne qui pourrait alors permettre aux Kurdes pro-américains d’étendre leur statut de « Rojava » de facto jusqu’à la côte de la Méditerranée orientale.
La Syrie, d’un autre côté, considère la Turquie comme un « plus grand mal » que les Kurdes « fédéralistes » américano-sionistes à ce stade, c’est pourquoi elle a même envoyé des milices pro-Damas pour affronter les forces de son voisin du nord à Afrine. Elle a évité d’y envoyer l’Armée arabe syrienne (AAS) par prudence, car toute attaque contre elle, pourrait contraindre le gouvernement à réagir en fonction du scénario désastreux attendu que les Kurdes conspirent à créer.
Malgré tout, Damas aurait pu faire une grave erreur en protégeant les mêmes Kurdes américano-sionistes que la Turquie considère comme des terroristes parce que le gouvernement est maintenant responsable d’assurer la sécurité dans cette région. Cela signifie que les YPG pourraient concevoir des attaques terroristes contre les Turcs depuis cette « zone sécurisée » et provoquer ainsi Ankara à frapper les milices pro-AAS et risquer dangereusement de catalyser un conflit d’État à État.
Néanmoins, les autorités syriennes sont prises entre le marteau et l’enclume et les États-Unis le savent.
Qu’importe les condamnations véhémentes de Damas au sujet des Kurdes « fédéralistes » américano-sionistes dont même le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, assez favorable aux kurdes, a été forcé de reconnaître comme leur « quasi-État (…) les rives orientales de l’Euphrate » les acteurs tenant le terrain qui réalisent ce complot géopolitique sont toujours des citoyens syriens, et le gouvernement craint que l’utilisation de mesures énergiques pour les pacifier ou permettre passivement à la Turquie de les tuer ne déclenche par inadvertance une guerre civile arabo-kurde dans le pays.
Non seulement cela, mais ce serait un aveu implicite que le YPG – un satellite du PKK, dont le dirigeant a été accueilli en Syrie de 1979 à 1998 – est en fait, à tout le moins, devenu une organisation anti-étatique, sans parler de son potentiel terroriste dénoncé par la Turquie. Cela pourrait alors involontairement faciliter l’interprétation « militarisée » de la décision de l’ancien président Hafez al-Assad d’accueillir le parrain YPG Abdullah Ocalan comme un moyen de « discréditer » son fils et successeur.
Damas ne peut donc pas se permettre, au moins à ce stade et selon la façon dont ses dirigeants perçoivent actuellement la situation, de répondre directement ou indirectement aux Kurdes « fédéralistes » américano-sionistes parce que cela pourrait « provoquer » une guerre civile arabo-kurde, minant la légitimité du gouvernement et détournant l’attention de la volonté collective de la nation cosmopolite d’expulser les troupes turques de leur territoire.
Les calculs stratégiques de Washington sont beaucoup plus simples, comme expliqué ci-dessus, mais le curieux réalignement des États-Unis et de la Syrie d’une part, et de la Turquie et de la Russie d’autre part, est instructif car il prouve qu’il est possible que deux pays s’entendent tacitement sur un sujet d’intérêt commun, même si cela semble les placer du même côté que leurs « ennemis » ou dans le « camp opposé » à leurs « alliés ».
La Turquie veut écraser les Kurdes « fédéralistes » américano-sionistes, et la Russie a passivement donné son feu vert à « l’Opération Rameau d’olivier » en retirant ses unités militaires d’Afrin en préparation de cette campagne. Il est beaucoup plus important pour Moscou de maintenir d’excellentes relations avec ses partenaires du Turkish/Balkan Stream à Ankara que de risquer de mettre en péril les perspectives de multipolarité dans le « Nouveau Moyen-Orient » pour des Kurdes non étatiques ou leurs partenaires syriens. Moscou estime que ces derniers sont « gérables » quoi qu’il arrive.
Par ce dernier point, la Russie a essayé d’« encourager » la Syrie tout au long de l’année dernière à appliquer les « suggestions » de « décentralisation » qu’elle a écrites dans le « projet de Constitution » du pays car Moscou comprend qu’elles sont un « compromis » nécessaire qui pourrait simultanément amener la « solution politique » tant attendue à la guerre tout en permettant aussi à la grande puissance eurasienne d’« équilibrer » ses relations entre ses pairs au Proche-Orient en obligeant Damas à « officialiser » les « sphères d’influence » dans le pays comme attendu par la Russie.
À cette fin et face à la résistance syrienne (polie mais ferme) à ce plan de la géopolitique typique de la Grande Russie du XIXe siècle, Moscou a pris la décision calculée de retirer la plupart de ses forces militaires de la République arabe afin d’envoyer à Damas le message qu’elle ne soutiendra pas ses efforts continus pour accomplir la promesse du Président Assad de libérer « chaque centimètre » du pays.
En réponse, la Syrie se rapproche de l’Iran pour conserver ce qu’elle considère comme son « indépendance stratégique » ce qui explique pourquoi Damas et Moscou sont désormais « opposées » en ce qui concerne Afrine. Cela aligne de manière intéressante les intérêts de l’Iran sur ceux des États-Unis dans ce cas spécifique et ceux de la Russie sur ceux de la Turquie. Encore une fois, cela n’implique pas une « conspiration » mais fournit plutôt aux observateurs deux éléments constructifs.
Le premier est que cela prouve que le concept d’intérêt personnel néo-réaliste joue effectivement un rôle de guide dans les actions de tous les acteurs de la guerre en Syrie, parfois avec des résultats curieux, et le second est que les récits maximalistes dogmatiques propagés par de nombreux médias alternatifs sur l’impossibilité supposée des présidents Trump et Assad d’être du même côté « contre » leurs homologues turcs et russes est catégoriquement faux à la lumière de la position commune des États-Unis et de la Syrie vis-à-vis de cette résolution 2401.
Cela ne veut pas dire, comme ces mêmes médias alternatifs ont tendance implicite à le simplifier, que les lignes dans le sable ont encore changé ou que quelqu’un a « vendu » et « trahi » ses « alliés » (ce qui n’est même pas possible quand il s’agit des Kurdes) mais simplement que les complexités de la guerre du XXIe siècle sont caractérisées par des couches d’intérêts nuancés qui aboutissent à une « zone grise » à partir de laquelle il est parfois difficile de faire des jugements de valeur à propos du comportement de l’un ou de l’autre joueur à un moment donné, sans parler de maintenir constamment son évaluation initiale tout au long d’un conflit donné.
En conséquence, ce « fait gênant » expose la superficialité de la plupart des récits des médias alternatifs contemporains sur la Syrie et les expose à juste titre comme de véritables médias de propagande pour les masses désespérées, façonnées de manière opportuniste selon la situation quotidienne pour soutenir le sens que « leur camp » est « toujours juste » et « toujours gagnant » évitant ainsi l’analyse réelle, pour favoriser la satisfaction des désirs diaboliques de leur auditoire en offrant un service narcotique de « bien-être » d’une « réalité alternative ».
Que quelqu’un pense que c’est « bon », « mauvais » ou qu’il soit « indifférent » à la réalité objective de la situation, on ne peut pas contourner le fait indéniable que les présidents Trump et Assad sont du même côté à Afrine et que toute cette agitation fébrile pour prouver le contraire n’est rien d’autre que de la propagande de guerre propagée par les responsables des médias alternatifs dans l’esprit de leur public naïf.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire