Article original de Ugo Bardi , publié le 22 février 2020 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Le retour des propagateurs de la peste
Cet article traite de la réaction de l’Italie à la diffusion des épidémies COVID-19 arrivées ces derniers jours dans les régions du nord du pays. Entre autres effets, elle a généré une vague de haine sur les médias sociaux comparable à ce qui s’était passé en Italie au moment de la peste bubonique, à Milan au XVIIe siècle. Cette épidémie a été largement attribuée à de mauvais propagateurs de la peste (« untori »), à tel point qu’une « colonne infâme » – illustrée ci-dessus – a été érigée pour commémorer l’exécution de deux d’entre eux.
Alessandro Manzoni (1785-1873) était l’un des plus grands écrivains italiens de l’histoire, connu également en dehors de l’Italie pour son roman Les fiancés (I Promessi Sposi). Manzoni a vécu bien avant l’existence des médias sociaux et, à son époque, même les journaux étaient quelque chose de nouveau. Mais il était un fin observateur de la société et j’irais même jusqu’à dire qu’il pourrait être considéré comme l’un des premiers créateurs de la science que nous appelons aujourd’hui « mémétique », la science de la diffusion des idées (« mèmes »).
Dans Les fiancés et l’essai historique ultérieur Une histoire de la colonne infame, Manzoni a raconté l’histoire de la peste bubonique qui a frappé Milan en 1629-1631. Touchant une société déjà affaiblie par une famine antérieure et par le désastre de la guerre de 30 ans, la peste a fait près de 50 % de victimes parmi la population. Ceux qui l’ont subie sont tombés dans une illusion qui les a amenés à penser que la peste était causée par les actions de personnes malfaisantes appelées « untori », un mot bien connu en italien mais difficile à traduire. Littéralement, il signifie « infecteurs » et fait référence aux personnes qui répandent des substances toxiques sur d’autres et font des choses afin de propager l’infection – le terme pourrait également être traduit par « propagateurs de la peste ». Les « infecteurs » étaient censés infecter les gens parce qu’ils étaient possédés par le diable, peut-être pour des raisons politiques ou économiques, ou simplement parce qu’ils étaient mauvais.
Le roman et l’essai de Manzoni racontent de façon étonnante comment le mème « untori » s’est répandu parmi les citoyens de Milan au point que plusieurs personnes innocentes ont été lynchées dans la rue. D’autres ont été accusés, torturés et forcés de confesser leurs prétendus crimes. Ils ont ensuite subi des procès qui n’étaient rien d’autre que des chasses aux sorcières (dans ce cas-ci, des chasses aux « infecteurs »). Plusieurs ont été exécutés et, dans un cas, une colonne de pierre (« La colonne infâme ») a été érigée pour commémorer l’exécution de deux d’entre eux.
Dans cette histoire, nous pouvons immédiatement reconnaître notre monde : l’existence des chasseurs d’infecteurs » malfaisants est un exemple classique de fausses nouvelles. La réaction agressive du public est une chose que nous voyons tous les jours sur nos médias sociaux où, heureusement, les gens ne sont pas lynchés pour de vrai (jusqu’à présent). Une touche particulièrement intéressante de Manzoni est le personnage fictif de Don Ferrante, un intellectuel médiocre qui trouve un moment de popularité lorsqu’il commence à déclarer que la peste n’existe pas ou que, de toute façon, elle n’est pas contagieuse – elle est plutôt le résultat d’une étrange conjonction astrale. Nous reconnaissons dans ce personnage certains de nos climato-sceptiques modernes qui soutiennent plus ou moins la même chose sur le changement climatique. Finalement, Don Ferrante attrape lui aussi la peste, mais jusqu’au dernier moment, il continue de nier son existence. Il meurt en maudissant les étoiles !
Certaines choses sont intemporelles et ne dépendent pas de l’existence d’Internet ou même de la presse écrite. Mais, aujourd’hui, il est certain que le Web peut répandre la haine et les fausses nouvelles à une vitesse incroyablement rapide. En Italie, les épidémies de COVID-19 sont arrivées il y a quelques jours à peine et les médias sociaux explosent déjà dans une vague de haine contre les untori actuels, censés être les Verts, le gouvernement, les communistes, les immigrés, les Africains et en général les « bien-pensants » (en italien, buonisti) qui n’ont rien fait pour éviter la propagation des pandémies alors qu’il était encore possible de l’arrêter.
Dans l’ensemble, le coronavirus est une menace qui ne peut être comparée, même de loin, à la peste bubonique, mais la réaction de nombreuses personnes est à peu près la même : elles veulent du sang. Ils l’affirment clairement dans leurs commentaires (juste un exemple lu hier : « Je suis une mère, si mes enfants attrapent le coronavirus, vous, les communistes, vous mourrez d’abord ! ») Curieusement, ce sont souvent les mêmes personnes qui accusent les climatologues d’être des « alarmistes ».
Au début, la droite italienne semblait disposée à monter le dossier et à l’utiliser comme un outil pour faire tomber l’actuel gouvernement de centre-gauche. Mais il semble que les dirigeants font maintenant marche arrière et essaient de contrôler leurs partisans surexcités. Ainsi, le calme peut encore prévaloir et nous ne verrons pas de personnes lynchées dans la rue accusées d’être des « untori » (mais nous avons vu des attaques physiques sur des personnes ayant l’air de Chinois — heureusement sans faire de victimes, jusqu’à présent). La situation évolue rapidement et nous verrons ce qui se passera dans les prochains jours.
Une chose qui est déjà claire, en tout cas, c’est que le système politique actuel, aussi polarisé soit-il, rend impossible de faire face aux urgences sans exagérer la menace ou, au contraire, la nier. Dans tous les cas, l’une des deux parties est tentée de monter la question en épingle pour gagner en puissance dans le jeu politique. C’est une catastrophe qui ne mène nulle part. Nous le voyons bien pour le changement climatique et pas seulement en Italie : avec ce système décisionnel, nous ne pouvons rien contrôler. Nous ne pouvons qu’espérer le meilleur (un concept exprimé en italien par la confiance en « lo stellone », la grande étoile de l’Italie).
Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.
Note de l’auteur : Manzoni n’était pas un écrivain prolifique. En dehors des poèmes, il nous a laissé un roman, deux tragédies et un long essai. Tous valent absolument la peine d’être lus. En particulier, si vous avez le temps, lisez l’Adelchi de Manzoni. L’histoire de ce prince lombard est écrite dans un style qui pour nous est un peu inhabituel, mais c’est une histoire puissante, vraiment épique et humaine à la fois. Elle préfigure notre fascination moderne pour le Moyen Âge.
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