Article original de Andrew Korybko, publié le 25 Mars 2016 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Le Grand Heartland acquiert son importance stratégique et économique première en qualité de pivot de l’intégration multipolaire du supercontinent. Comme cela a été mentionné à la fin de la partie 3, il y a un chevauchement direct entre l’Union eurasienne de la Russie, la Nouvelle Route de la soie de la Chine, et les pays comme le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, qui sont actuellement connectés par ces deux projets.
Les carrefours du monde multipolaire
Redéfinir le Heartland
Pour ceux qui sont sensibles à la théorie géopolitique, les trois états cités sont en corrélation notable avec le large territoire que le stratège britannique du début du XXe siècle Halford Mackinder appelait le Heartland, qu’il définissait comme le pivot géopolitique de l’Eurasie. Des stratèges plus contemporains ont rétréci la région aux anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, mais l’auteur de cet article estime que c’est actuellement insuffisant pour accommoder la dynamique changeante de l’ordre mondial en évolution, et donc propose une modification du concept en y incluant l’Iran, l’Afghanistan et aussi le Pakistan. Cette version redéfinit la thèse originale de Mackinder et déplace le centre de gravité géopolitique dans une direction plus au sud – par contraste aux larges contours de Mackinder incluant toute la Sibérie et la plupart de l’Extrême-Orient russe – afin de refléter les zones les plus pertinentes de la concurrence géopolitique entre les mondes unipolaires et multipolaires dans le contexte de la nouvelle guerre froide.Connexion Eurasie
Asie centraleCorrespondant au grand Heartland, il y a quatre zones globales de connectivité, et chacune d’entre elles a son propre rôle géo-économique dans le grand ensemble. Les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale sont largement connectées directement à la Russie et à la Chine, et elles fournissent également un pont géopolitique entre ces deux géants. Ensemble, ces pays forment le noyau inestimable du partenariat stratégique russo-chinois, et leur stabilité est une préoccupation première pour les deux partenaires que sont ces grandes puissances. Pour élargir le concept multipolaire d’intégration encore plus loin, la Chine a annoncé un chemin de fer ambitieux trans-Asie centrale à la fin novembre pour la relier à l’Iran, catapultant ainsi l’importance de la région à des sommets sans précédent.
Toute perturbation dans cet espace porte en elle le potentiel de se propager rapidement dans toute la région, en particulier si de tels événements provenaient de la vallée de Fergana à l’identité fragile, nécessitant ainsi une approche multilatérale de la sécurité de la région. L’OTSC dirigée par la Russie, intègre le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, tandis que l’OCS qui est traditionnellement une copropriété conjointe entre la Russie et la Chine, comprend ces trois pays plus l’Ouzbékistan.
Le maillon faible qui reste entre ces deux espaces est le pays constitutionnellement neutre du Turkménistan, et alors qu’il est géographiquement isolé du chaos transfrontalier qui pourrait contaminer l’ensemble du Fergana, il est très vulnérable à une offensive terroriste conventionnelle depuis l’Afghanistan, qui pourrait autrement être atténuée par sa participation multilatérale à l’un des deux cadres de sécurité régionale.
Cela n’aurait pas tant d’importance s’il n’y avait pas le rôle absolument crucial du Turkménistan dans des projets d’énergie multipolaires conjoints transnationaux, principalement en étant le partenaire énergétique le plus stratégique de la Chine et son plus grand fournisseur de gaz.
Iran
La République islamique est particulièrement bien placée pour agir en tant que canal géopolitique pour le commerce russo-indien via le Corridor Nord-Sud qui les relie. Concernant la Chine, le chemin de fer trans-Asie centrale qui a été mentionné ci-dessus a la potentialité de changer le jeu politique chinois au Moyen-Orient. Dans une telle future configuration, cela permettrait à la Chine d’accéder directement au marché du Moyen-Orient et donc d’étendre la portée de sa nouvelle Route de la Soie tout en évitant simultanément les goulots d’étranglement maritimes qui pourraient être bloqués pendant des hostilités avec les États-Unis. Tout compris, l’Iran est un partenaire géo-économique intégré pour la Russie et la Chine, bien que les deux États n’y disposent pas d’intérêts explicites se chevauchant du même niveau qu’en Asie centrale. Néanmoins, tout type de guerre hybride de déstabilisation qui affecterait négativement la stabilité de l’Iran – que ce soit dans le pays même ou tangentiellement via l’étranger – aurait un impact similaire sur les grands intérêts géo-économiques de la Russie et de la Chine.
Afghanistan
Ce pays déchiré par la guerre est potentiellement l’un des plus géostratégiques de toute l’Eurasie, car il permet théoriquement une projection d’influence simultanée sur tous les États du Grand Heartland, sauf pour le Kazakhstan et le Kirghizistan. Sous le contrôle des États-Unis, cela signifie que ce chaos terroriste pourrait déborder vers les frontières de ces états et aider à faire avancer la théorie des Balkans eurasiens de Brzezinski. Mais dans un environnement multipolaire libéré, il pourrait inversement servir de territoire précieux à mi-chemin pour relier différents projets conjoints. Par exemple, en l’absence des défis actuels en matière de sécurité, l’Afghanistan serait le chemin le plus simple pour relier physiquement ensemble les cousins culturels, l’Iran et le Tadjikistan – éventuellement en se connectant à la voie ferrée turkmeno-afghano-tadjike en cours de construction – tout en évitant la possibilité que l’Ouzbékistan puisse une fois de plus tenter d’entraver leur commerce bilatéral. Certes, le coût de cette opportunité est d’éviter directement le marché potentiellement lucratif ouzbek, mais un tel sacrifice stratégique pourrait être considéré à contrecœur comme nécessaire pour sécuriser la route commerciale irano-tadjike et éviter qu’elle ne soit victime de jeux de transit politiques.
L’Afghanistan est prêt à jouer un rôle central dans un autre projet, plus certain, le pipeline TAPI qui vise à acheminer le gaz turkmène vers le marché indien. Conçu il y a près de deux décennies, les premières étapes de son actualisation ont finalement commencé au début de novembre lorsque le Turkménistan a autorisé la construction de son segment de l’oléoduc. Si le projet était déjà terminé, alors il ferait d’Ashgabat un partenaire critique de New Delhi et contribuerait à permettre au Turkménistan de jouer un rôle stabilisateur dans l’ascension économique de l’Inde. Quand on comprend que ce scénario positif et potentiellement important à l’échelle mondiale est conditionné à un transport en sécurité via le TAPI à travers l’Afghanistan, il devient évident que Kaboul pourrait avoir beaucoup d’influence sur l’état à venir des affaires, s’il arrive à sécuriser l’ensemble et joue correctement de ses cartes, s’octroyant ainsi une position géo-économique enviable dans l’avenir (ce qui en fait par conséquent une cible encore plus alléchante pour les États-Unis).
Pakistan
L’État du sud asiatique peut devenir l’hôte de trois projets conjoints multipolaires qui se chevauchent, ce qui lui accorde ainsi un des plus grands potentiels géo-économiques dans le monde. Le pipeline TAPI a déjà été abordé, mais un projet similaire est envisagé pour courir de l’Iran à l’Inde, et potentiellement traverser le Pakistan – et si cela se fait, une ramification vers la Chine est aussi concevable. Il y a la possibilité qu’un chemin sous-marin coûteux puisse être choisi à la place afin d’apaiser les préoccupations stratégiques de l’Inde au sujet du Pakistan, pour éviter qu’il ne devienne une Ukraine de l’Asie du Sud qui utiliserait sa position sur le transit énergétique pour du chantage politique. Mais étant donné que TAPI va également passer par le Pakistan, il semble que New Delhi ait déjà assez foi dans la jugeote d’Islamabad et pourrait aussi opter pour que la ligne iranienne passe par là. Si tel est le cas, alors le Pakistan se distinguerait en tant que partenaire d’énergie irremplaçable pour l’Inde, et l’avantage mutuel pour les deux à travers cette coopération pragmatique pourrait être utilisé comme un tremplin pour intensifier leurs relations économiques par le biais de la SAARC.
Le troisième, et prospectivement le plus important des trois projets d’infrastructure prévus par le Pakistan, est le corridor économique Chine-Pakistan. Ce gigantesque effort de $46 milliards serait pour la Chine une bouée de sauvetage vitale vers l’océan Indien par le port de Gwadar, pour lui permettre d’atténuer la perte stratégique prévisible au Myanmar – qui sera décrite un peu plus tard dans cette étude. En fait, il est tout à fait possible que le Corridor économique sino-pakistanais puisse même devenir la base d’une large fermeture éclair eurasienne qui aide à lier ensemble l’Union eurasienne, la Chine, l’Iran et la SAARC.
Alors qu’il est encore beaucoup trop tôt pour dire si oui ou non ce scénario panoramique sera un jour pleinement effectif, tous les éléments actuels semblent converger en sa faveur, et la réussite de sa mise en œuvre donnerait au monde multipolaire l’effet de levier le plus fort dans le remodelage des flux géo-économiques du supercontinent.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie « Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime » (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici
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