Article original de Dmitry Orlov, publié le 14 mars 2017 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Notre univers merveilleux et mystérieux abonde en changements
d’état soudains. On peut les observer à toutes les échelles : d’énormes
étoiles s’effondrent brusquement dans des trous noirs ; des
gouttelettes d’eau se transforment soudain en flocons de neige. Parfois,
ces transitions presque instantanées sont induites à bon escient : le
fer doux est transformé en martensite
dure pour l’acier des outils ; le graphite souple est comprimé en
diamants industriels super durs.
Chaque fois que ces changements se
produisent, ils affichent une propriété commune : leur timing exact est
arbitraire et donc impossible à prédire. Ainsi, les sismologues peuvent
prédire la direction et la distance d’un déplacement tectonique, mais
pas quand cela se produira. Même les systèmes très simples, étudiés dans
des environnements de laboratoire soigneusement contrôlés, comme de
minuscules piles de sable, se comportent de façon imprévisible.
L’événement déclencheur peut être suffisamment significatif pour être
mesurable, ou il peut être infiniment petit et donc indétectable. Mais
une observation est valable pour tous ces phénomènes : ils sont très
courts, par rapport à la durée des états d’équilibre qui les précèdent.
Ces changements d’état ne se limitent pas aux systèmes mécaniques, mais
affectent également le comportement des groupes d’animaux. Le bruit d’un
seul coup de feu peut amener un essaim d’oiseaux à s’envoler ou un
troupeau d’animaux de pâturage à démarrer une ruée. Les humains ne sont
pas à l’abri d’un tel comportement non plus, et les foules en panique se
poussent souvent vers les sorties, écrasant des gens sous leurs pieds.
Mais c’est la société humaine, dans toute sa complexité, qui peut subir
les changements d’état les plus dramatiques et impressionnants. Les
gouvernements s’effondrent, les empires tombent, les pyramides
financières s’évaporent et les gens restent là en se grattant la tête,
parce qu’ils ne peuvent pas identifier l’événement déclencheur. Mais de
même que cela n’a pas d’importance de savoir quel flocon de neige
déclenche une avalanche, il n’est même pas pertinent de l’identifier :
le déclencheur n’est pas la cause première.
Au fur et à mesure que l’ordre social se désintègre, les arrangements
précédemment équitables se transforment progressivement en flagrantes
escroqueries. Les tensions sociales se forment. À un moment donné, un
événement relativement insignifiant – ces jours-ci, il pourrait s’agir
d’un tweet, d’une indiscrétion, de la mort d’une figure publique –
déclencherait une réaction en chaîne à laquelle personne ne pourrait
rester neutre, sans passer pour le dernier imbécile à croire en un
mensonge, mais envers laquelle de nombreuses personnes opteraient
spontanément pour une fin horrible du statu quo, la voyant comme
préférable à une horreur sans fin.
Tout ce qui précède peut être qualifié d’ « analyse au doigt mouillé »,
à peine quelques mots justes. Mais j’ai l’intention d’aller au-delà et
de proposer un modèle conceptuel et une technique pour analyser les
différents aspects du statu quo sociétal, afin de mesurer à quel point
la proximité de toute société d’un énorme effet peut résulter d’une
cause minuscule et arbitraire. À cette fin, j’ai choisi d’employer des
termes moralement et philosophiquement chargés, tels que l’hypocrisie,
le scepticisme et le cynisme – mais j’ai l’intention de les dépouiller
de toute signification morale et de les traiter comme des descripteurs
purement fonctionnels des mécanismes psychologiques. Le modèle de la
société que je vais utiliser peut sembler peu sophistiqué, mais je pense
qu’il suffira à notre but ─ qui est de pouvoir repérer la situation où
une société jusqu’alors stable, dérive vers un état « prêt à imploser », à tout moment et sans avertissement.
Continuons la lecture…
Par souci de simplicité, supposons que, à sa création, toute société
donnée est une organisation gagnant-gagnant pour tous ses membres, qui
peuvent prospérer en travaillant pour le bien commun. Au fil du temps,
la société grandit, mûrit, devient mature puis pourrit, avec l’ensemble
des organisations gagnant-gagnant qui la sous-tendent, qui dégénèrent en
un ensemble de systèmes gagnant-perdant, où quelques gagnants se
battent autour des restes, qu’ils extorquent ou confisquent à la
multitude des perdants. Aux limites, cela exige que la multitude de
perdants continue de coopérer avec les quelques gagnants ; s’ils
refusent de coopérer en masse, l’ordre social s’effondre. Le mécanisme
psychologique qui permet de déguiser une multitude de systèmes
gagnant-perdant sous l’apparence de systèmes gagnant-gagnant est l’« hypocrisie ».
Cela permet aux quelques vainqueurs de cacher leurs égoïstes
motivations de base, en évidant de plus en plus leurs revendications de
servir le bien commun. Et même si les vainqueurs parviennent à laver le
cerveau de la grande multitude des perdants jusqu’à un point
d’obéissance servile et à le faire sans scrupules, au fur et à mesure
que le jeu des chaises musicales progresse, de plus en plus d’anciens
gagnants rejoignent les rangs des perdants, et les gagnants deviennent
incapables de cacher leur hypocrisie aux autres.
La tâche de ceux qui ont pour mission de défendre le statu quo
devient celle de masquer, d’obscurcir ou, autrement dit, de dénaturer la
vérité. Les techniques employées à cette fin sont nombreuses ─ de la
simple omission (ne pas rapporter des nouvelles importunes) à des
distractions (remplacer les nouvelles importunes par des bavardages sur
les célébrités) ou à des inventions absolues (« Les Russes ont volé l’élection »).
Ils cherchent à transformer le langage lui-même, en remplaçant le
langage clair avec des circonvolutions tortueuses, des euphémismes
édentés et un double langage politiquement correct. Ils tentent de
donner la priorité aux sentiments sur les pensées et de proscrire les
pensées qui pourraient blesser les sentiments de quelqu’un.
Ils fustigent ceux qui osent encore prononcer l’inexprimable, leur
faisant honte avec une collection d’étiquettes déplorables telles que
racistes, sexistes, homophobes, misogynes, fascistes et, de plus en
plus, toutes ensemble en une succession rapide. Parlez contre
l’idéologie politique de l’islam, et vous êtes accusé de racisme (bien
que l’islam ne soit pas une race, mais une religion). Parlez en faveur
des familles qui se composent d’une maman, d’un papa et de leurs enfants
biologiques, et vous êtes accusé d’homophobie. Mais de tels efforts ne
sont plus efficaces et, malgré eux, des termes tels que « pilule rouge » [référence au film Matrix, NdT] et « bombe de la vérité » sont souvent entendus. Le livre d’Orwell 1984
se vend très bien, dans des lieux improbables comme des magasins de
ventes en gros. La vérité fuit de plus en plus, de tous côtés.
C’est à ce moment que l’hypocrisie cesse de fonctionner à l’égard de
n’importe quel système gagnant-perdant comme auparavant, et
hypocritement représenté comme gagnant-gagnant. L’acceptation
généralisée de ce qui était auparavant considéré comme une réalité
consensuelle se retourne très vite en scepticisme, puis se dirige
directement vers le « cynisme ». La différence est que si un
sceptique questionne la véracité des déclarations et des exigences pour
pouvoir juger la preuve, le cynique conteste les motifs de la personne
faisant la déclaration et la rejette donc en bloc ─ aucune preuve n’est
plus nécessaire !
Cela ne veut pas dire que la preuve ─ ces choses fastidieuses
appelées les faits ─ importe tout autant, en tout cas quand on considère
les phénomènes sociaux à grande échelle. La plupart des gens ne
fabriquent pas leurs propres pensées et recourent à la copie de celles
d’autres personnes, qu’ils identifient comme représentatives, en se
basant sur des signaux tels que la manière de prendre la parole, la
manière de s’habiller, le comportement et ainsi de suite. Les rares
personnes qui pensent par elles-mêmes sont susceptibles d’essayer
d’attirer l’attention sur elles, en prenant des positions extrêmes. Les
gens habitués à être pris au piège ─ par les politiciens, par les
médias, par des meneurs sociaux ─ désirent toujours être rassemblés,
mais maintenant ils suivent l’exemple de ceux qui prétendent
principalement ne pas être des hypocrites. Bien sûr, cette affirmation
est également fausse : leur arrière-pensée peut très bien être la
recherche de l’attention autour d’eux, non pas la recherche de la
vérité.
Cela ne veut pas dire que les positions extrêmes sont, en tout état
de cause, dépourvues de motivation, car on peut argumenter, à l’aide de
nombreux faits, que la société a dégénéré en une longue série de
railleries et d’escroqueries. Néanmoins, il peut y avoir une gamme
d’options plus ou moins raisonnables, à l’égard d’une question donnée.
Toute discussion raisonnée sur ces options, cependant, tend à être
rendue impossible parce que ce qui change, ce n’est pas l’opinion
publique sur un sujet donné, mais toute sa mentalité. La mentalité des
masses non pensantes, subordonnées et dociles est incontestable. La
mentalité des sceptiques les amène à poser des questions et à demander
des réponses. Mais l’état d’esprit du cynique est à nouveau
incontestable : il a déjà la réponse, qui est que tout le monde tente de
tirer la corde à soi. L’effet de ce changement sur la société est
radical. Alors qu’avant la coopération pouvait être difficile, elle
devient maintenant impossible, car la base de confiance sur laquelle
toute coopération doit être fondée n’existe plus.
Une fois que la mentalité cynique s’empare de la société, le simple
fait de proposer timidement une solution ouvre la porte à un lynchage en
règle, ou pire encore. Comment peut-on « réformer »
un système qui est devenu une entreprise criminelle géante basée sur des
mensonges ? Si la mentalité cynique affirme que la fonction de
l’instruction publique est de transformer les enfants en zombies, que le
système médical est un racket d’extorsion, que le système judiciaire se
vend au plus offrant, que la mission du complexe militaro-industriel
est de défendre son budget, que la principale activité de la communauté
du renseignement est de fabriquer de fausses nouvelles, que l’activité
principale de l’industrie immobilière est de confisquer des portions de
plus en plus importantes du revenu des gens, alors même que des millions
de maisons sont vacantes, que la fonction des activistes autour des
questions environnementales est de rediriger l’argent public vers les
corporations industrielles après un lifting en écoblanchiment… Quelles « réformes » peut-on
proposer, sans être descendu en flammes ? Un tel système ne peut pas
être réformé, dirait un cynique ; il ne peut être que nettoyé par des
flammes purificatrices.
La société progresse d’un début rempli d’espoir à une fin inévitable
et ignominieuse, en servant à ses membres des arrangements de plus en
plus injustes et impopulaires : de gagnant-gagnant à un hypocrite
gagnant-perdant et enfin à un cynique perdant-perdant. Dans la phase
finale de la désintégration sociale, même les « gagnants »,
toujours moins nombreux, n’auront plus de coups gagnants. Essayez de
vous faire votre propre idée, quant à l’endroit dans le processus où
nous sommes, et si votre société est déjà « prête à imploser ». C’est
peut-être déjà le cas. Il ne manque plus que les cris hystériques.
Pardonnez-moi d’être un peu cynique, mais je ne vois pas le moyen d’en
sortir en cherchant des signaux faibles, dans un discours public qui
commence à sonner comme une pure folie. Pour tout ce que je sais, la fin pourrait n’être qu’un simple tweet outrageant et incendiaire ou un geste agressif.
Dmitry Orlov
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