Article original de Dmitry Orlov, publié le 19 avril 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot
Au cours des 500 dernières années, les nations européennes −
le Portugal, les Pays-Bas, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la France et,
brièvement, l’Allemagne − ont été capables de piller la planète en
projetant leur puissance navale à l’étranger. Comme une grande partie de
la population mondiale vit le long des côtes et que la plus grande
partie de cette population commerce par voie maritime, les navires armés
arrivés soudainement de nulle part ont pu mettre les populations
locales à leur merci. Les armadas pouvaient piller, imposer un tribut,
punir les désobéissants, puis utiliser ce pillage et ces rançons pour
construire plus de navires, élargissant la portée de leurs empires
navals. Cela a permis à une petite région avec peu de ressources
naturelles et peu d’avantages concurrentiels au-delà d’une extrême
pauvreté et d’une multitude de maladies transmissibles, de dominer le
globe pendant un demi-millénaire.
Les héritiers ultimes de ce projet naval impérial sont les États-Unis,
qui, avec la puissance aérienne additionnelle, leur flotte de
porte-avions et leur vaste réseau de bases militaires à travers la
planète, sont supposés pouvoir imposer la Pax Americana
sur l’ensemble de la planète. Ou, plutôt, ont été en mesure de le
faire − pendant la brève période entre l’effondrement de l’URSS et
l’émergence de la Russie et de la Chine en tant que nouvelles puissances
mondiales et leur développement de nouvelles technologies anti-navires
et anti-aériens. Mais maintenant ce projet impérial touche à sa fin.
Avant l’effondrement soviétique, l’armée américaine n’osait pas
menacer directement les pays auxquels l’URSS avait étendu sa protection.
Néanmoins, en utilisant sa puissance navale pour dominer les voies
maritimes qui transportaient du pétrole brut, et en exigeant que le
pétrole soit échangé en dollars américains, les USA ont pu vivre
au-dessus de leurs moyens en émettant des instruments de dette libellés
en dollars et en forçant les pays du monde entier à y investir. Les
Américains ont pu importer tout ce qu’ils voulaient en utilisant de
l’argent emprunté tout en exportant de l’inflation, et en expropriant
l’épargne des gens à travers le monde. Dans le processus, les États-Unis
ont accumulé des niveaux absolument stupéfiants de dette nationale −
au-delà de tout ce qui a été vu auparavant en termes absolus ou
relatifs. Lorsque cette bombe de dette explosera finalement, elle va
propager la dévastation économique bien au-delà des frontières
américaines. Et elle explosera, une fois que la pompe à richesse qu’est
le pétro-dollar, imposée au monde par la supériorité navale et aérienne
américaine, cessera de fonctionner.
Une nouvelle technologie de missiles permet maintenant, à un coût
très raisonnable, de vaincre un empire naval. Auparavant, pour mener une
bataille navale, il fallait avoir des navires qui surpassaient ceux de
l’ennemi en vitesse et en puissance de feu. L’Armada espagnole
a été coulée par l’armada britannique. Plus récemment, cela a signifié
que seuls les pays dont la puissance industrielle correspondait à celle
des États-Unis pouvaient rêver de s’y opposer militairement. Mais cela a
maintenant changé : les nouveaux missiles russes peuvent être lancés à
des milliers de kilomètres, ne peuvent être arrêtés, et il en suffit
d’un seul pour couler un destroyer et seulement deux pour couler un
porte-avions. L’armada américaine peut maintenant être coulée sans avoir
une contre-armada en opposition. La taille relative des économies
américaine et russe ou des budgets de la défense devient sans
importance : les Russes peuvent construire des missiles hypersoniques
beaucoup plus rapidement et à moindre coût que les Américains seraient
en mesure de construire plus de porte-avions.
Tout aussi important est le développement de nouvelles capacités de
défense anti-aérienne en Russie : les systèmes S-300 et S-400, qui
peuvent largement protéger l’espace aérien d’un pays. Partout où ces
systèmes sont déployés, comme en Syrie, les forces américaines sont
maintenant contraintes de rester hors de portée. Avec leur supériorité
navale et aérienne qui s’évapore rapidement, tout ce que les États-Unis
peuvent tenter militairement est d’utiliser de grandes forces
terrestres − une option politiquement désagréable qui s’est avérée
inefficace en Irak et en Afghanistan. Il y a aussi l’option nucléaire,
et bien que leur arsenal nucléaire ne soit pas susceptible d’être
neutralisé de sitôt, les armes nucléaires ne sont utiles qu’en tant que
moyens de dissuasion. Leur valeur particulière est d’empêcher les
guerres d’escalader au-delà d’un certain point, mais ce point
d’inflexion ne concerne pas la neutralisation de leur domination navale
et aérienne mondiale. Les armes nucléaires sont bien pires qu’inutiles
pour augmenter un comportement agressif contre un adversaire doté aussi
de l’arme nucléaire ; invariablement, ce serait un mouvement suicidaire.
Ce à quoi les États-Unis sont maintenant confrontés est essentiellement
un problème financier de dette irrécouvrable et une pompe à richesse
défaillante, et il devrait être étonnamment évident que déclencher des
explosions nucléaires partout dans le monde ne résoudra pas les
problèmes d’un empire qui se délite.
Les événements qui signalent de vastes changements d’époque dans le
monde semblent souvent mineurs lorsqu’ils sont considérés isolément. La
traversée du Rubicon
par Jules César n’était que la traversée d’une rivière ; les troupes
soviétiques et américaines se rencontrant et fraternisant sur l’Elbe
étaient, relativement parlant, un événement mineur, loin de l’échelle du
siège de Leningrad, de la bataille de Stalingrad ou de la chute de
Berlin. Pourtant, ils ont signalé un changement tectonique dans le
paysage historique. Et peut-être que nous venons d’assister à quelque
chose de similaire avec la récente et minuscule bataille de la Ghouta
orientale en Syrie, où les États-Unis ont utilisé un simulacre d’armes
chimiques comme prétexte pour lancer une attaque tout aussi symbolique
sur certains aérodromes et bâtiments en Syrie. L’establishment de la
politique étrangère des États-Unis a voulu montrer qu’il a toujours de
l’importance et a un rôle à jouer, mais ce qui s’est réellement passé,
c’est que la puissance navale et aérienne américaine a été mise presque
totalement hors jeu.
Bien sûr, tout cela est une terrible nouvelle pour l’armée américaine
et la politique étrangère de l’establishment, ainsi que pour les
nombreux membres du Congrès américain dans les districts où le complexe
militaro-industriel opère et là ou les bases militaires sont situées. De
toute évidence, c’est aussi une mauvaise nouvelle pour le business de
la défense, pour le personnel des bases militaires et pour beaucoup
d’autres. C’est aussi une mauvaise nouvelle sur le plan économique,
puisque les dépenses de défense sont à peu près le seul moyen efficace
de relance économique dont le gouvernement américain est politiquement
capable. Si vous vous en souvenez, les « emplois à la pelle »
d’Obama n’ont rien fait pour prévenir la chute spectaculaire du taux
d’activité, qui est un euphémisme pour ne pas parler du taux de chômage
réel. Il y a aussi le merveilleux plan pour dépenser beaucoup d’argent
avec le projet SpaceX d’Elon Musk (tout en continuant d’acheter des
moteurs de fusée d’importance vitale aux Russes qui discutent
actuellement de bloquer leur exportation vers les États-Unis en
représailles aux sanctions américaines). En bref, enlevez le stimulus de
la défense, et l’économie américaine fera un fort bruit d’éclatement
suivi d’un bruit de sifflement diminuant graduellement.
Inutile de dire que tous ceux qui sont impliqués feront de leur mieux
pour nier ou cacher le plus longtemps possible que la politique
étrangère américaine et le complexe militaro-industriel sont maintenant
neutralisés. Ma prédiction est que l’empire naval et aérien de
l’Amérique n’échouera pas parce qu’il sera vaincu militairement, ni ne
sera démantelé une fois que l’information de son inutilité se diffusera ;
au lieu de cela, il sera forcé de réduire ses opérations pour cause de
manque de fonds. Il y aura peut-être encore quelques grosses frictions
avant qu’il n’abandonne, mais surtout ce que nous entendrons, c’est
beaucoup de gémissements. C’est ainsi que l’URSS a trépassé ; c’est
aussi comme ça que s’effacera l’Empire américain.
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov
est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que
l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de
l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
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