lundi 16 avril 2018

Ce que les États-Unis veulent vraiment de la Russie

Article original de Andrew Korybko, publié le 3 Avril 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

Trump Putin New Detente 

La récente offensive asymétrique multidimensionnelle des États-Unis contre tous les intérêts russes n’est pas le symptôme aléatoire d’une russophobie psychotique mais fait partie d’une stratégie globale visant à faire pression sur Moscou pour que la Russie abandonne sa coopération étroite avec la Chine et l’Iran en échange d’une « nouvelle détente ». Un scénario qui ne devrait pas être exclu si Trump reste cohérent lors de la prochaine rencontre avec le président Poutine.


Beaucoup de gens luttent pour trouver une quelconque cohérence ou raison derrière les mouvements anti-russes des USA au cours des deux dernières années, en particulier ceux pour qui Trump est supposé être contraint par « l’État profond » avec la croyance erronée que cela soulagerait son administration de la pression des fake news dans le cadre du RussiaGate, mais la réponse à tout cela est beaucoup plus simple qu’il n’y paraît. Le fait est que tout ce qui se passe est intentionnel et fait partie d’une stratégie globale pour amener la Russie à abandonner sa coopération étroite avec la Chine et l’Iran en réponse à l’offensive asymétrique multidimensionnelle des États-Unis contre ses intérêts, bien qu’il soit maintenant acquis que ce plan a échoué et nécessite une réforme urgente. Qu’il s’agisse de la chasse aux sorcières de la « propagande anti-russe » de l’Occident ou du scandale de l’attaque sous « faux drapeau » des armes chimiques de l’affaire Skripal, chaque geste anti-russe entrepris ces dernières années vise à faire avancer cet objectif.

Démonter le triangle multipolaire

Iran

Il y a eu des spéculations crédibles juste après la victoire de Trump en 2016 que son gouvernement allait tenter de diviser le triangle multipolaire russo-sino-iranien en Eurasie. C’est exactement ce que le président et son équipe tentent de faire mais d’une manière différente de ce à quoi beaucoup s’attendaient. Trump a calculé à juste titre que l’avancée sans précédent d’Obama vers l’Iran grâce à l’accord nucléaire de 2015 était mise à profit par Téhéran et que la République islamique n’avait jamais eu l’intention d’accepter le quiproquo tacite offert à l’époque pour remplacer l’Arabie saoudite en tant que partenaire régional préféré de l’Amérique. En conséquence, il a décidé de s’éloigner de la politique de son prédécesseur et de n’utiliser que des « moyens musclés » pour forcer l’Iran à se soumettre à la puissance militaire américaine. Le travail est en cours et sera certainement rendu difficile par Téhéran, passé maître dans les réponses asymétriques.

Chine

Quant à la Chine, Trump a également appris de l’erreur de son prédécesseur, qui a offert à la République populaire un partenariat mondial à travers le concept « G-2 » ou « Chimerica ». Celui-ci a été repoussé par Pékin, à la fois trop fière de partager le leadership mondial avec l’Amérique et réticente à accepter d’être trompée pour assumer des responsabilités qu’elle n’a pas acceptées ou anticipées à l’époque. Ce n’est pas une coïncidence si l’échec du G-2 a été suivi par l’annonce par la Chine de sa conception globale de la nouvelle Route de la Soie (OBOR) afin de réformer économiquement la base structurelle du « Consensus de Washington » et, par conséquent, de faciliter l’émergence de l’ordre mondial multipolaire. La réponse de Trump, le Kraken, a été de poursuivre la politique de guerre hybride d’Obama en ciblant les États de transit les plus vulnérables de l’hémisphère sud nécessaires aux méga-projets d’infrastructures transnationales chinoises, en même temps qu’il entamait une guerre commerciale contre la République populaire.

Russie

La résistance idéologique totale de l’Iran à conclure un « accord avec le diable » et l’engagement indéfectible de la Chine à défier la domination unipolaire des États-Unis signifient qu’il n’y a aucune chance réaliste que l’un d’eux revienne sur son précédent refus d’abandonner l’autre en échange d’un allègement de la pression américaine sur leur pays. Cela indique ainsi à Trump la direction de la Russie parce qu’il considère que c’est le « maillon faible » dans cet arrangement multipolaire. Après tout, la Russie a toujours affirmé avec une totale sincérité qu’elle ne veut rien de plus qu’une relation égale avec ce qu’elle continue à appeler ses « partenaires occidentaux », ce qui devrait les amener logiquement à respecter la soi-disant « sphère d’influence » du pays à l’ère soviétique. Les administrations américaines précédentes ont rejeté le rameau d’olivier tendu par la Russie chaque fois qu’il était offert, mais Trump semble être réellement intéressé à conclure un accord avec Moscou avant que « l’État profond » n’intervienne pour l’arrêter.

La folie de l’« État profond »

Ironiquement, cette décision pourrait entrer dans l’histoire comme la dernière chance possible pour que les États-Unis ramènent la Russie dans le « consensus de Washington » par des moyens pacifiques. En effet, Moscou a indiqué qu’elle était prête à entrer dans une « nouvelle détente » avec Washington, ce qui aurait évidemment impliqué des « concessions mutuelles et des compromis ». Cette « occasion perdue » pourrait ne jamais être retrouvée, la résolution de la Russie s’étant durcie après sa trahison par Trump et son assujettissement aux châtiments humiliants de son administration pour ne pas s’être soumise à l’Amérique sans conditions préalables. C’était la volonté de l’« État profond », qui a fait une énorme erreur de jugement, convaincu par la « pensée de groupe » que le président Poutine suivrait les traces d’Eltsine et se rendrait si la puissante classe « oligarchique » le pressait de le faire en échange de la levée des sanctions. Ce navire a chaviré et ce qui se passe maintenant est une combinaison de mépris et de stratégie.

Les États-Unis ne pardonneront jamais au président Poutine d’avoir refusé de se plier à l’« État profond » libéral-mondialiste de la période Obama, le même qui a saboté le plan marketing de Trump, ce qui explique pourquoi il se livre à cette chasse aux sorcières contre les médias russes sous des prétextes fallacieux. Pour l’« État profond » c’est devenu une affaire « personnelle », et même si Trump semble comprendre « l’efficacité des coups tordus » comme une forme de guerre psychologique contre les dirigeants russes, il ne s’est jamais publiquement écarté de sa promesse de campagne de s’entendre avec la Russie si c’était possible (c’est-à-dire si l’« État profond » ne lui savonne pas la planche). C’est dans ce contexte que Trump a invité le président Poutine à la Maison Blanche pour une prochaine réunion qui visera probablement à « aplanir leurs divergences » et à avancer un objectif vraisemblablement mutuel d’une soi-disant « nouvelle détente » – mais pas sur les termes inconditionnels et unilatéraux qui obsèdent l’« État profond ».

Décrire la « nouvelle détente »

Trump s’est rendu compte que la Russie approfondissait ses partenariats avec la Chine et l’Iran en réponse à l’agression asymétrique multidimensionnelle de l’« État profond » et que cette politique était contre-productive devant l’intérêt prédominant de la Nouvelle Guerre froide américaine à « contenir » la Chine. De plus, le président semble avoir convaincu les éléments « patriotiques et pragmatiques de l’État profond » que c’est le cas et qu’il est impossible pour l’Amérique de faire des progrès tangibles pour bloquer la Route de la Soie si elle doit « contenir » la Chine, l’Iran et la Russie sur des théâtres très divers et avec des méthodes complètement différentes. Il vaut mieux, a estimé l’homme d’affaires milliardaire, revenir en arrière sur certaines des actions inutilement agressives de son administration en Europe et peut-être ailleurs, comme des « concessions/compromis mutuels » de son pays avec la Russie pour une « nouvelle détente » au lieu de continuer cette politique de pression qui a échoué.

Ce que les États-Unis veulent de la Russie en échange est simple. Ils attendent de Moscou que la Russie réduise ses partenariats stratégiques avec Téhéran et Pékin et qu’elle n’interfère pas avec les campagnes de « confinement » de Washington contre les deux. La Russie autorise déjà passivement les États-Unis et leurs alliés à « contenir » l’Iran en Syrie par une prudence intéressée en empêchant la Troisième Guerre mondiale, mais elle doit encore revenir sur sa relation avec la Chine. On ne sait pas exactement comment les États-Unis envisagent que la Russie pourrait le faire d’une manière « plausible » qui reflète l’approche iranienne et évite de provoquer une réaction hostile de la part de la Chine. Mais l’administration Trump espère que Moscou l’acceptera pour que le président Poutine puisse oublier les drames internationaux et se concentrer entièrement sur l’accomplissement du programme de réforme interne globale qu’il prévoit de mener pendant son quatrième et dernier mandat.

Il est impossible de spéculer sur la question de savoir si la Russie est déjà intéressée par un tel scénario pour l’instant, compte tenu de tout ce qui s’est passé entre elle et l’Occident l’année dernière, mais en jouant un moment le rôle d’« avocat du diable », il y a un autre attrait en plus des aspects intérieurs qui pourrait décider Moscou à « jouer ce jeu ». La polarisation croissante du système économique mondial vers une mondialisation chinoise et une Amérique protectionniste ramène les relations internationales à la bipolarité de l’ère de la guerre froide avant sa transition vers la multipolarité. La Russie pourrait jouer un rôle central en dirigeant un nouveau Mouvement des non-alignés (néo-MNA) pour aider les autres pays à « équilibrer » leurs relations avec les deux superpuissances. Les États-Unis pourraient être contraints, à contrecœur, dans les circonstances actuelles et les limites objectives de leur pouvoir, d’accepter la réduction relative de leur influence sur certains pays par la Russie, tant que Moscou joue un rôle similaire vis-à-vis de la Chine.

La grande inconnue

C’est un pari risqué car un néo-MNA dirigé par la Russie pourrait tout aussi bien faire pencher la balance stratégique de l’influence mondiale vers la Chine plutôt que vers l’Amérique. Mais Washington parie que Moscou pourrait conclure que son intérêt personnel serait servi au mieux en maintenant l’« harmonie » entre les deux superpuissances en Eurasie, permettant ainsi aux États-Unis de se concentrer davantage sur la déstabilisation de la Route de la Soie par des guerres hybrides en Afrique et dans les parties du supercontinent non couvertes par ce « bloc d’équilibre ». Les investissements « équilibrants » à faible coût mais à fort impact de la Russie pourraient générer d’énormes dividendes pour son influence, tandis que toute désescalade potentielle en Europe due à la « nouvelle détente » libérerait les ressources du pays pour se concentrer davantage sur l’ambitieux projet du président Poutine. Il s’agit du programme de réforme interne et la réalisation de ses promesses campagne qu’il a faites à ses compatriotes afin de garantir durablement son héritage.

Réflexions finales

Pour insister sur ce qui vient d’être écrit, il n’y a aucun moyen de savoir avec certitude si ce dernier pari américain, essayant de promouvoir une « nouvelle détente » avec la Russie, réussira ou non. Il faut cependant reconnaître que les agressions asymétriques multidimensionnelles menées contre les intérêts russes finiront par provoquer des ravages financiers et le président Poutine pourrait avoir de plus en plus de mal à exécuter son vaste programme de réformes sur le front intérieur, à moins qu’il ne conclue une sorte d’accord. Cela n’implique pas que la Russie coure le risque de se « vendre » aux États-Unis mais simplement que le président Poutine doit d’abord rendre des comptes à son peuple et ensuite uniquement aux partenaires internationaux de son pays.

Si le Kremlin conclut que les intérêts de la Russie seraient mieux garantis en s’engageant dans une série de « concessions/compromis mutuels » avec les États-Unis dans le cadre d’une « nouvelle détente » il n’hésitera pas à le faire. De même, si le dirigeant russe avisé reconnaît qu’il est « baladé » par Trump et que son « homologue » lui offre un accord déséquilibré qui le condamne à faire de son pays un « partenaire junior » en Eurasie, il ne s’y prendra pas à deux fois avant de partir sans « accord ». En fin de compte, tout dépend de ce que Trump met sur la table et s’il peut convaincre le président Poutine que sa nouvelle trêve avec les néoconservateurs se traduit par l’assurance que l’« État profond » se conformera aux termes d’un accord éventuel.

Si la Russie est influencée par la combinaison de l’engagement sincère de l’administration Trump à une « nouvelle détente » en échange d’un allégement des pressions multiples et parfois humiliantes contre elle, les implications géopolitiques seraient profondes puisque Moscou serait dans une position idéale pour « équilibrer » les affaires eurasiennes. Il faudrait non seulement l’appui tacite de la Chine à cette initiative, mais aussi celui de l’Amérique, car chaque superpuissance apprécierait que Moscou devienne une force d’« équilibre » vis-à-vis de l’autre et les libère pour leur permettre de se concentrer sur leur rivale sur d’autres théâtres, surtout en Afrique. En tant que telle, la Russie pourrait espérer être courtisée par les deux et finalement atteindre son grand objectif stratégique, être le facteur d’« équilibre » en Eurasie, à condition toutefois que cet accord putatif soit d’abord respecté par les États-Unis.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

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