mardi 10 avril 2018

Provocations et imagination créatrice

Article original de Dmitry Orlov, publié le 3 avril 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

Ceux qui sont chargés de mettre en scène des provocations semblent souvent manquer d’imagination créatrice. En conséquence, les incidents terroristes ont tendance à avoir la qualité d’un jour sans fin. Par exemple, il y a une grosse explosion (ou beaucoup de coups de feu) ou une boule de feu, une scène incendiée ou un bain de sang… Ensuite on trouve… un passeport ou un permis de conduire appartenant à l’auteur présumé, en parfait état ! Et l’auteur s’avère être extrêmement bien connu des autorités !

 

De toute évidence, les provocateurs répugnent à admettre que leurs provocations coûteuses sont devenues éculées et banales et qu’ils devraient se creuser la tête pour avoir de nouvelles idées. Ainsi, la dernière attaque contre l’ancien espion Sergueï Skripal et sa fille Ioulia a apparemment été inspirée par l’émission de télévision américaine Strike Back (parce que les provocateurs n’ont aucune idée et ne lisent pas de livres, mais ils regardent la télé). Dans les deux cas, on a une arme de destruction massive appelée « Novitchok » (« newbie » en russe). Apparemment, elle n’est pas très efficace ; si le Novitchok était un répulsif pour les puces, les instructions se liraient comme suit : « Attrapez une puce, retournez-la sur son dos, chatouillez-la jusqu’à ce qu’elle se mette à rire, fourrez lui la poudre dans la bouche et vérifiez bien qu’elle ne recrache pas. » Une arme chimique de destruction massive appropriée devrait être capable d’anéantir toute une ville ; celle-ci n’a rendu malades que quelques personnes (dont l’une − Ioulia − est apparemment en voie de guérison). Qu’est-ce que vont ensuite inventer ces terribles Russes (et Poutine personnellement) ? Une ADM qui fait éternuer les forces ennemies de manière incontrôlable ?

Les provocations inspirées des émissions de télé sont, évidemment, les cibles principales du ridicule mais le ridicule est allé vraiment aussi loin que possible. Il n’est pas possible d’extraire quelque chose de créatif à partir de quelque chose qui est si essentiellement usé, banal, passe-partout et surexploité. Mais il est théoriquement possible d’utiliser une provocation comme source d’inspiration pour un roman mystérieux vraiment passionnant ou un film d’aventure. Pour cela, nous devons rechercher une sorte de provocation supérieure − le produit d’une pensée inspirée et décalée − du genre qui fait que le provocateur sera viré, ou du moins qu’il ne sera pas promu, parce que, dans de tels cercles, tout signe d’originalité est comme le baiser de la mort. De telles provocations créatives sont, comme vous pouvez l’imaginer, rares et espacées, mais elles se produisent.

En voici une. Elle combine tous les éléments nécessaires : intrigue internationale, crimes de haute volée et un brin de comédie ou de farce. Et voici comment je propose de réutiliser cette provocation dans un travail d’art. Je vais d’abord présenter les faits. Ensuite, je vais indiquer quelques trous énormes et béants dans l’intrigue que nous devons forcément remplir en utilisant notre imagination (par manque d’informations factuelles détaillées) mais en m’appuyant sur les connaissances du monde réel autant que possible pour construire un scénario plausible (ou deux). En fin de compte, le scénario le plus plausible gagne.

Le 22 février 2018, le journal argentin El Clarin a rapporté qu’une importante cargaison de drogue en provenance de Buenos Aires à destination de Moscou − 389 kg de cocaïne pure, d’une valeur de plus de 60 millions de dollars et portant les marques du cartel de drogue Sinaloa du Nord du Mexique − a été bloquée grâce aux efforts du FSB en Russie et des autorités argentines. Plusieurs personnes, dont un membre de la police argentine et une personne impliquée dans un travail de charité, ont été arrêtées. Victor Coronelli, l’ambassadeur de Russie en Argentine raconte qu’en 2016, l’ambassade a reçu des informations selon lesquelles des biens appartenant à des tiers avaient été trouvés dans un entrepôt d’une école pour enfants exploitée par l’ambassade et située à quelques pâtés de maisons. Des soupçons sont apparus et un examen approfondi a permis de découvrir 12 valises colorées remplies de 389 « clés » (blocs de 1 kilo) de cocaïne portant la petite étoile, symbole du cartel Sinaloa du nord du Mexique.

Peu de temps après la découverte de la cocaïne, le FSB russe, en collaboration avec la police argentine, a élaboré un plan ingénieux pour une opération d’infiltration afin de découvrir qui se cachait derrière cette cargaison. À cette fin, ils ont soigneusement remplacé la cocaïne par de la farine et ont remis les 12 valises colorées dans la zone de stockage. Et là ils se sont assis pendant plus d’un an. Ce qui a été fait avec la cocaïne échangée n’est pas connu. [Elle aura été rendue gentiment par la police argentine… à la CIA, NdA].

Apparemment, il a fallu beaucoup d’efforts pour que quelqu’un prenne possession de ces valises. Finalement, on a trouvé deux personnes qui ont accepté de les prendre à Moscou : Vladimir Kalmikov et Ichtimir Hudjamov. Ils sont actuellement en détention préventive en Russie. Un troisième suspect, Andrei Kovaltchouk, est en état d’arrestation en Allemagne en attente d’être extradé vers la Russie, mais son extradition est subordonnée à la possibilité, pour la partie russe, d’apporter la preuve de sa complicité ou de sa culpabilité dans l’organisation du chargement.
Kovaltchouk avait l’habitude de travailler pour le ministère russe des Affaires étrangères mais il a récemment utilisé ses anciennes relations ministérielles pour expédier en Russie par courrier diplomatique des objets de contrebande à petite échelle : cigares, café, cognac, etc. De tels trafics étaient banals dans les années 1990 lorsque les diplomates russes traversaient une période difficile et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour joindre les deux bouts. Mais ces dernières années, ces trafics sont devenus inutiles maintenant qu’ils sont à nouveau très correctement rémunérés. Pourtant, les cigares, le café et le cognac sont le contenu de ce que Kovaltchouk − sans doute un flash back nostalgique à cette époque de vaches maigres − a affirmé être dans les valises qu’il avait cachées à l’école de Buenos Aires : il a conservé toutes les factures. Il prévoit de se rendre en Russie de son plein gré une fois qu’il aura rassemblé toutes les preuves dont il a besoin pour se disculper.

Les deux autres détenus − Kalmikov et Hudjamov − semblent totalement indifférents à leur sort. Ils soutiennent qu’ils ont coopéré à l’enquête en essayant de débusquer les vrais auteurs. Kalmikov a dit qu’il a toujours été un citoyen respectueux des lois, qu’il n’a vu de la cocaïne que dans les films et qu’il avait été embauché pour déplacer des boîtes. Pour sa part, M. Hudjamov a déclaré qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il était impliqué dans cette affaire, que cela fait partie d’une provocation à grande échelle et qu’il est sûr qu’il sera bientôt libéré. Comme les esprits les plus juridiquement affinés parmi vous ont pu le supposer spontanément, il peut y avoir un léger problème technique à accuser ces deux personnes de trafic de cocaïne alors que ce qu’elles « trafiquaient » n’était en fait que de la farine.

Au-delà de l’énigme juridique évidente consistant à accuser quelqu’un de trafic de farine, il y a des possibilités comiques précises ici. Comme l’aurait dit Peter Sellers en tant qu’inspecteur Clouseau, posant des questions inquisitrices : « Quel genre de farine était-ce ? … Ah, de la farine blanche. Je vois … C’est très intéressant ! »


Ou imaginez Kalmikov (ou Hudjamov) en prison, ayant une conversation de fin de soirée avec un compagnon de cellule :

− Alors, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
− Importation de 389 clés de cocaïne.
− Sensationnel ! Tu l’as fait?
− Non, ce n’était pas de la cocaïne, c’était de la farine.
− Quoi ?
− Eh bien, ils ont dit qu’ils pensaient que je pensais que c’était de la cocaïne, alors ils m’ont enfermé pour ça…

Aussi ridicule que ce soit, ce raisonnement − « nous pensons que vous pensiez que c’était de la cocaïne » − semble être le point crucial de l’argumentation des enquêteurs. Un autre accusé, Ali Abianov (qui prétendait que Kovaltchouk avait fait savoir qu’il était un fonctionnaire du gouvernement russe travaillant sous couverture) est accusé sur la base de conversations téléphoniques enregistrées. Mais selon l’avocat d’Abianov, les sujets de conversation entre Kovaltchouk et son client tournaient autour « de jeans et de saucisses, de café, de bonbons et du fait que maman ne venait pas ».

Pourtant, la cocaïne a existé à un moment donné − les 389 kilos − comme l’attestent le FSB et la police argentine, bien que nous ne sachions pas ce qui lui est arrivé après qu’elle a été remplacée par de la farine. Et il nous incombe de construire un business case : comment réaliser un profit en détournant cette cargaison de sa destination légitime − les narines avides et frémissantes des cocaïnomanes de Los Angeles, Las Vegas et Miami − vers Moscou enneigée ? Vous voyez, ces 389 clés n’ont pas débuté en étant des « clés » emballées dans du plastique et estampillées avec la marque du cartel Sinaloa du nord du Mexique. Ce n’était qu’une dernière étape de marketing avant le saut final à travers la frontière américaine. En substance, la petite étoile dit : « Si vous me trouvez, s’il vous plaît retournez immédiatement ce chargement aux représentants officiels du cartel Sinaloa, ou sinon préparez-vous à mourir. » Alors, pourquoi quelqu’un tenterait-il d’interférer avec cet envoi ?

Gardez cela à l’esprit, la Russie n’a pas un grand marché de consommation de cocaïne. Le truc est cher, sauf pour certains gosses de riches à Moscou qui pourraient essayer d’en sniffer un peu, juste pour être à la mode, quand ils vont en boîte. Ce n’est pas très populaire. Revendre 389 kg à la hâte serait un piège. Une fois coupé avec du laxatif pour bébé (procédure standard) cela aurait donné un demi-million de doses d’un gramme, qui, à environ 100 USD chacune (le prix est stable depuis des années) aurait donné un chiffre d’affaire de 50 millions USD. Essayer de vendre ce stock rapidement aurait inondé le marché, cassant les prix et attirant beaucoup d’attention de la part des forces de l’ordre, tandis qu’une revente lente et discrète aurait signifié que les deux fils de Guzman, qui dirigent maintenant Sinaloa, auraient attendu trop longtemps leur argent − un mauvais choix si votre survie à long terme est importante. Mais peut-être Kovaltchouk était-il si riche d’avoir expédié des cigares de contrebande, du cognac et du café qu’il avait quelques dizaines de millions de dollars de côté. Peut-être qu’il a acheté ces « clés » en gros à Sinaloa et, d’une certaine façon, il a pensé que c’était un bon business plan. Combiner « très riche et en pleine réussite » avec « très stupide » est rare mais pas impossible.

Pourquoi les garçons Guzman qui dirigent Sinaloa vendraient-ils 389 clés à Kovaltchouk ? Après tout, ils mènent une opération très réussie, livrant des centaines de tonnes de drogue aux États-Unis, notamment du fentanyl, et exploitant une très grande chaîne de vente au détail. Bien sûr qu’il peut y avoir des transactions comme grossistes avec des contreparties de confiance mais la plupart réussissent en gérant tous les aspects de la chaîne d’approvisionnement depuis le producteur de cacao colombien jusqu’à la narine de l’utilisateur. Les garçons Guzman doivent avoir été vraiment charmés par Kovaltchouk − je ne peux penser à aucune autre explication pour cela. Une telle consommation ! Un tel coup ! Bien sûr, Ivan et Alfredo sont surtout connus pour laisser une traînée de cadavres derrière eux où qu’ils aillent, mais vraiment ne sont au fond que deux bons garçons, des cœurs d’or, vous savez, et ils ne vous cloueraient la tête à la table d’un café que si cela était absolument nécessaire. Eux et Kovaltchouk ont dû tout simplement se plaire et ont décidé − pourquoi pas ? − d’inonder Moscou de cocaïne.

Mais comment Kovaltchouk a-t-il fait passer ses 389 « clés » depuis le nord du Mexique jusqu’à Buenos Aires ? Peut-être a-t-il affrété un petit avion et les a-t-il fait descendre tout le long des Amériques, graissant des pattes dans les aéroports pour éviter d’être repéré ? Mais cela aurait été très risqué et plutôt coûteux parce que tout le monde aurait demandé une part sur la cargaison. Ou peut-être s’est-il procuré un petit voilier, transportant à son bord les 12 valises colorées qu’il a achetées dans un marché de Mazatlán, Sinaloa, et qu’il s’est embarqué pour une descente du Pacifique. Les petits voiliers sont virtuellement indétectables à condition de ne pas allumer le moteur, d’enlever les réflecteurs radar et de rester à l’écart du continent et loin des routes maritimes.

Notre héros aurait pu gagner en distance en traversant le canal de Panama, mais cela aurait impliqué d’inviter un pilote et des manutentionnaires à bord, qui auraient pu s’informer sur toutes ces valises colorées. Il aura probablement décidé de ne pas le faire. Et ainsi, quelques mois plus tard, après avoir navigué contre des vents forts et le courant de Humboldt tout le long de la côte du Chili, à travers le détroit de Magellan ou autour du Cap Horn, jusqu’à la côte atlantique de l’Argentine et enfin à Rio de la Plata, ancré au large de Buenos Aires, il a transporté ses 12 valises colorées à terre et les a introduites clandestinement dans l’école de l’ambassade de Russie. Cela aurait été l’aventure d’une vie pour Kovaltchouk après les cigares, le café, le cognac et la contrebande de bonbons. Mais alors, chose plutôt inhabituelle pour un personnage aussi aventureux, pendant plus d’un an il n’a absolument rien fait pour réclamer son prix. Peut-être qu’il était vraiment épuisé après son aventure épique en mer et qu’il a décidé de se poser un moment.

Ceci conclut notre petit détour comique, les implications fantaisistes et extravagantes de ce qui aurait pu se passer si l’on en croit l’histoire officielle. En ce qui concerne ce qui s’est réellement passé, nous ne pouvons que conjecturer. Mais j’espère que vous conviendrez qu’à ce stade, cette conjecture a beaucoup plus le sens de la vérité que tout ce que j’ai exposé plus haut. Je vais la présenter comme une série de questions et de réponses :

Q : Qui a mis la cocaïne là-bas ?
R : La CIA.

Q : Quel était leur motif pour cette provocation ?
R : Impliquer les fonctionnaires russes dans le trafic de drogue, en infligeant des dommages à leur réputation.

Q : Ont-ils réussi ?
R : Non.

Q : Où ont-ils pris la cocaïne ?
R : Elle avait été confisquée par la DEA, soit en transit depuis le Mexique, soit à l’intérieur des États-Unis, et réquisitionnée par la CIA.

Q : Comment la CIA a-t-elle transporté la cocaïne des États-Unis vers l’Argentine ?
R : À bord d’un avion du gouvernement américain.

Q : Comment la CIA a-t-elle introduit la cocaïne dans l’école ?
R : Maintenant c’est ce qui vaut vraiment la peine d’être étudié !

Q : Pourquoi y en avait-il exactement 389 kilos ?
R : C’est ce qu’il a fallu pour remplir les valises une fois qu’elles ont été vidées des cigares, du café et du cognac.

Q : Qu’est-il arrivé aux cigares, au café et au cognac ?
R : Les agents de la CIA ont fumé les cigares et bu le café et le cognac.

Q : Où est passée la cocaïne une fois qu’elle a été remplacée par de la farine ?
R : Retour à la DEA, afin qu’elle puisse être reversée dans le dépôt des preuves et pour mettre fin à la demande de réquisition de la CIA.


Q : Qu’est-ce qui a poussé la CIA à choisir l’ambassade de Russie à Buenos Aires comme cible de cette provocation ?
R : Maxime Mironov, un blogueur russe vivant à Buenos Aires et connu pour son mauvais caractère, pouvait être utilisé pour servir d’« idiot utile » et faire tourner de fausses accusations contre les officiels russes sur les médias sociaux (ce qu’il a fait).

Q : Pourquoi le FSB russe poursuit-il cette enquête ridicule ?
R : On a trouvé une grande quantité de cocaïne sur une propriété officielle russe, alors quelqu’un doit aller en prison pour ça…
Les cinq stades de l'effondrement 

Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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