Article original de Andrew Korybko, publié le 23 Mars 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
La
tendance mondiale à la connectivité se déplace vers l’Europe du Nord et
du Centre-Est alors que les deux anciennes grandes puissances de ces
régions unissent leurs forces pour approfondir leur intégration mutuelle
et construire un nouveau bloc de puissance sur le continent.
La Pologne et la Suède sont deux des plus vieilles grandes
puissances d’Europe, bien qu’elles soient toutes les deux loin de leur
apogée et qu’elles aient vu leur influence éclipsée par d’anciens
concurrents tels que la Russie, l’Allemagne et le Royaume-Uni. La
réalité géopolitique de l’après-Brexit et l’adhésion de Trump à la politique de « Diriger dans l’ombre » de son prédécesseur ont ouvert de façon inattendue des possibilités stratégiques sans précédent pour ces deux « has-been ».
Elles coopèrent désormais tacitement pour construire un nouveau bloc de puissance en Europe. La Suède, le chef du « Bloc des Vikings » des pays scandinaves et de la Finlande, se joint à la Pologne, un aspirant hégémon pour un « néo-Commonwealth » que Varsovie souhaite un jour gouverner à travers « l’Initiative des trois mers ». Elle le fait en coordonnant la construction de plusieurs corridors d’intégration qui conduiront à l’émergence d’un « anneau baltique ».
Une ligne ferroviaire à grande vitesse baptisée « Rail Baltica »
est en cours de construction entre la Pologne et l’Estonie, d’où elle
pourrait être étendue sous la Baltique à la Finlande par le « tunnel de Talsinki ». Une fois ce pays accessible au nord, les voies ferrées existantes pourraient être reliées à la Suède via le futur « corridor Bothnien »
après quoi les gens et les marchandises pourraient rejoindre
l’Allemagne par le réseau ferroviaire suédo-danois-allemand déjà en
activité. En outre, la composante allemande est déjà reliée à la
Pologne, complétant ainsi l’anneau de la Baltique. Un élément connexe de
ce réseau d’intégration en développement est le « tube de la Baltique »
planifié par la Pologne qui traversera le Danemark et acheminera le gaz
offshore norvégien vers le pays. La carte ci-dessous donne un aperçu
rudimentaire de ce à quoi cela pourrait ressembler s’il est jamais
terminé et entre pleinement en fonctionnement [À noter qu’il devrait « croiser » les deux North Stream, russo-germaniques, NdT].
Il ne faut pas non plus oublier qu’il existe déjà plusieurs services
de ferry entre la Suède et la rive Est et Sud de la mer Baltique, ce qui
signifie que le pays scandinave a déjà un accès maritime aux États
baltes et à la Pologne. En raison de son poids démographique et
économique, l’Allemagne est clairement une partie cruciale de cet Anneau
baltique, mais elle n’est pas indispensable dans le sens où les
entreprises de connectivité suédo-polonaises peuvent toujours continuer
sans elle. En outre, ces initiatives mènent à la création de sphères
d’influence en Europe du Nord et du Centre-Est, où Stockholm exerce à
nouveau la prédominance sur son ancien royaume impérial dans la partie
nord de la mer Baltique, tandis que Varsovie fait de même sur les
rivages sud-est.
La Finlande et l’Estonie, qui sont des nations culturellement
similaires, peuvent être regroupées en une entité stratégique unique aux
fins de cette analyse et pourraient donc représenter une sorte de « zone tampon », mais plutôt « amicale » car la Pologne et la Suède ne sont plus susceptibles d’être des rivales comme par le passé. En fait, alors que le paradigme du Grand Jeu comme au XIXe siècle
est véritablement en vigueur aujourd’hui, il n’a pas nécessairement les
mêmes contours que son homonyme historique parce que personne ne
s’attend à ce qu’une guerre conventionnelle à grande échelle entre les
puissances voisines soit un élément déterminant de nos jours. Plutôt,
comme dans l’exemple de la Pologne et de la Suède, ces deux empires,
rivaux historiquement, ne s’affronteront pas, mais coopéreront dans un
espace baltique partagé du fait de la logique de la géopolitique
européenne contemporaine et l’esprit gagnant-gagnant de l’intégration
des Nouvelles Routes de la Soie.
Personne ne devrait supposer que l’Anneau baltique serait une entité
favorable à la Russie. Cependant, puisque la russophobie politique de la
Pologne infecte maintenant la Suède et que ces deux grandes puissances
rivalisent à cause des sollicitations de leur patron américain
unipolaire pour savoir laquelle des deux détestera le plus Moscou, cette
situation est clairement désavantageuse pour les intérêts russes car
cela implique de voir l’OTAN se rapprocher de ses frontières sous des
faux prétextes. Mais cela profite à la Pologne et à la Suède car elles
sont en mesure d’obtenir le soutien de Washington dans leur quête
collective de se dégager des sphères d’influence en Europe qui se
distinguent de l’ensemble de l’UE, contrôlée par les Allemands. Cette
tendance à la « décentralisation » s’accorde également avec la tendance mondiale du transfert de pouvoir vers l’Est au XXIe siècle, ce qui est plus visible maintenant que ce qui apparaissait au départ.
L’anneau baltique n’est pas seulement une collection régionale
d’États et de réseaux commerciaux en Europe, mais il pourrait un jour
fonctionner comme un nouveau nœud des Routes de la Soie dans un ordre mondial multipolaire
compte tenu de ses perspectives de connectivité avec la Chine. La voie
d’accès logique à la République populaire serait de traverser la Russie
via le pont terrestre eurasien mais cela pourrait ne pas être
politiquement faisable compte tenu de la géopolitique de la nouvelle
guerre froide et de la russophobie hystérique de la Pologne et de la
Suède. Néanmoins, des routes maritimes existent le long des axes nord et
sud, à savoir le désir de la Finlande de rejoindre la « route de la soie/glace » via le port russe de Mourmansk (moins probable si les tensions russo-européennes provoquées par les États-Unis persistent) ou la proximité norvégienne du port de Kirkenes et la possibilité d’étendre la route de la soie des Balkans du port grec du Pirée le long d’une route vers le nord, pour faire la jonction avec l’anneau baltique de la Pologne.
En outre, le couloir encore plus complexe sur le plan logistique mais
actif dans le Caucase représente une autre solution géographique
permettant à la Chine de se connecter à l’anneau baltique sans passer
par la Russie (la Pologne et la Suède tenteront probablement d’éviter
autant qu’elles le peuvent de passer par la Russie sur cette route
commerciale). Le segment azerbaïdjanais-géorgien du chemin de fer BTK,
récemment dévoilé, permet théoriquement aux pays baltes de commercer
avec la Chine via la mer Noire, le Caucase, la mer Caspienne et l’Asie
centrale (maritime, continentale, maritime, continentale). Si l’Arménie
développe pleinement ses plans de corridor mer Noire–golfe Persique,
une liaison CPEC + avec la Chine pourrait également s’établir à travers
la mer Noire, le Caucase, l’Iran et le Pakistan, mais il faudra encore
attendre quelques années avant que cela ne devienne possible.
Dans une perspective plus large de la Route de la soie, voici comment
les potentiels de connectivité de la Baltique avec la Chine
apparaissent sur la carte :
Les quatre nœuds géographiques les plus importants sont la Finlande,
la Suède, la Pologne et la Roumanie, les pays de l’ex-Yougoslavie étant
trop faibles et désorganisés pour fonctionner comme une unité
politico-économique unique dont ils auraient besoin pour tirer le
meilleur parti possible de cette situation et ils ne représentent rien
de plus qu’un espace de transit dans cette construction. Toutefois, sur
les quatre États mentionnés, la Pologne est de loin le plus important
car sa population (qui se traduit stratégiquement en potentiel de
main-d’œuvre et en taille de marché) est presque aussi importante que le
total combiné de la Suède, de la Finlande et de la Roumanie. Si l’on
exclut la Russie de l’équation, les routes d’accès de la Route de la
Soie vers la Pologne traversent la Suède et la Finlande au nord et la
Roumanie et l’ex-Yougoslavie au sud. Toutes ont le potentiel de
bénéficier d’une connectivité sino-polonaise améliorée via l’anneau
baltique et le concept des « Trois Mers » si elles tirent judicieusement parti de leurs positions économiques et stratégiques.
Dans l’ensemble, le schéma évident est que le centre de gravité
stratégique de l’Europe se déplace lentement mais sûrement à l’Est de
l’Allemagne vers la Pologne et la Suède, avec ces deux grandes
puissances « has been » réunies dans un nouveau cadre de
coopération afin de construire l’anneau de connectivité de la Baltique
avec lequel elles projettent de relier la Chine via les Nouvelles Routes
de la Soie. La russophobie politique de ce centre de pouvoir en
développement est troublante mais pas surprenante, même si ses
conséquences à long terme pourraient être que la connectivité de la
route de la soie avec l’Europe via le pont terrestre eurasien pourrait
être entravée en conséquence. Malgré cela, la Route de la Soie
Arctique/Glace, le Couloir du Caucase (que ce soit à travers la
Caspienne ou à travers l’Iran) et la Route de la Soie des Balkans
présentent des solutions de contournement Nord et Sud pour maintenir
l’accès commercial à la Chine.
Cela signifie que la Pologne est en train de devenir la pièce
maîtresse de la géopolitique post-européenne dans toute la partie du
bloc à l’Est de l’Allemagne, car c’est l’un des nœuds les plus cruciaux
de la vision globale de la Route de la Soie. Les implications
stratégiques de cette réalité émergente pourraient avoir une portée
considérable en ce qui concerne l’équilibre des forces dans la nouvelle
guerre froide. L’« Initiative des trois mers »
dirigée par la Pologne et la direction conjointe de Varsovie de cet
anneau Baltique avec Stockholm ne sont pas des développements bienvenus
pour la Russie car elles sont clairement soutenues par les États-Unis
pour renforcer l’influence américaine dans toute la région frontalière
de sa rivale. Mais d’un autre côté, cela crée par inadvertance certaines
opportunités irrésistibles pour la Chine d’étendre son influence aux
régions les plus éloignées du supercontinent eurasien et de travailler
sur la propagation silencieuse de la multipolarité là-bas.
Andrew Korybko est le commentateur politique
américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en
troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime
(2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de
la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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