lundi 23 avril 2018

La Pologne et la Suède construisent un anneau baltique

Article original de Andrew Korybko, publié le 23 Mars 2018 sur le site Oriental Review
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

La tendance mondiale à la connectivité se déplace vers l’Europe du Nord et du Centre-Est alors que les deux anciennes grandes puissances de ces régions unissent leurs forces pour approfondir leur intégration mutuelle et construire un nouveau bloc de puissance sur le continent.
La Pologne et la Suède sont deux des plus vieilles grandes puissances d’Europe, bien qu’elles soient toutes les deux loin de leur apogée et qu’elles aient vu leur influence éclipsée par d’anciens concurrents tels que la Russie, l’Allemagne et le Royaume-Uni. La réalité géopolitique de l’après-Brexit et l’adhésion de Trump à la politique de « Diriger dans l’ombre » de son prédécesseur ont ouvert de façon inattendue des possibilités stratégiques sans précédent pour ces deux « has-been »

Elles coopèrent désormais tacitement pour construire un nouveau bloc de puissance en Europe. La Suède, le chef du « Bloc des Vikings » des pays scandinaves et de la Finlande, se joint à la Pologne, un aspirant hégémon pour un « néo-Commonwealth » que Varsovie souhaite un jour gouverner à travers « l’Initiative des trois mers ». Elle le fait en coordonnant la construction de plusieurs corridors d’intégration qui conduiront à l’émergence d’un « anneau baltique ».


Une ligne ferroviaire à grande vitesse baptisée « Rail Baltica » est en cours de construction entre la Pologne et l’Estonie, d’où elle pourrait être étendue sous la Baltique à la Finlande par le « tunnel de Talsinki ». Une fois ce pays accessible au nord, les voies ferrées existantes pourraient être reliées à la Suède via le futur « corridor Bothnien » après quoi les gens et les marchandises pourraient rejoindre l’Allemagne par le réseau ferroviaire suédo-danois-allemand déjà en activité. En outre, la composante allemande est déjà reliée à la Pologne, complétant ainsi l’anneau de la Baltique. Un élément connexe de ce réseau d’intégration en développement est le « tube de la Baltique » planifié par la Pologne qui traversera le Danemark et acheminera le gaz offshore norvégien vers le pays. La carte ci-dessous donne un aperçu rudimentaire de ce à quoi cela pourrait ressembler s’il est jamais terminé et entre pleinement en fonctionnement [À noter qu’il devrait « croiser » les deux North Stream, russo-germaniques, NdT].



Il ne faut pas non plus oublier qu’il existe déjà plusieurs services de ferry entre la Suède et la rive Est et Sud de la mer Baltique, ce qui signifie que le pays scandinave a déjà un accès maritime aux États baltes et à la Pologne. En raison de son poids démographique et économique, l’Allemagne est clairement une partie cruciale de cet Anneau baltique, mais elle n’est pas indispensable dans le sens où les entreprises de connectivité suédo-polonaises peuvent toujours continuer sans elle. En outre, ces initiatives mènent à la création de sphères d’influence en Europe du Nord et du Centre-Est, où Stockholm exerce à nouveau la prédominance sur son ancien royaume impérial dans la partie nord de la mer Baltique, tandis que Varsovie fait de même sur les rivages sud-est.

La Finlande et l’Estonie, qui sont des nations culturellement similaires, peuvent être regroupées en une entité stratégique unique aux fins de cette analyse et pourraient donc représenter une sorte de « zone tampon », mais plutôt « amicale » car la Pologne et la Suède ne sont plus susceptibles d’être des rivales comme par le passé. En fait, alors que le paradigme du Grand Jeu comme au XIXe siècle est véritablement en vigueur aujourd’hui, il n’a pas nécessairement les mêmes contours que son homonyme historique parce que personne ne s’attend à ce qu’une guerre conventionnelle à grande échelle entre les puissances voisines soit un élément déterminant de nos jours. Plutôt, comme dans l’exemple de la Pologne et de la Suède, ces deux empires, rivaux historiquement, ne s’affronteront pas, mais coopéreront dans un espace baltique partagé du fait de la logique de la géopolitique européenne contemporaine et l’esprit gagnant-gagnant de l’intégration des Nouvelles Routes de la Soie.

Personne ne devrait supposer que l’Anneau baltique serait une entité favorable à la Russie. Cependant, puisque la russophobie politique de la Pologne infecte maintenant la Suède et que ces deux grandes puissances rivalisent à cause des sollicitations de leur patron américain unipolaire pour savoir laquelle des deux détestera le plus Moscou, cette situation est clairement désavantageuse pour les intérêts russes car cela implique de voir l’OTAN se rapprocher de ses frontières sous des faux prétextes. Mais cela profite à la Pologne et à la Suède car elles sont en mesure d’obtenir le soutien de Washington dans leur quête collective de se dégager des sphères d’influence en Europe qui se distinguent de l’ensemble de l’UE, contrôlée par les Allemands. Cette tendance à la « décentralisation » s’accorde également avec la tendance mondiale du transfert de pouvoir vers l’Est au XXIe siècle, ce qui est plus visible maintenant que ce qui apparaissait au départ.

L’anneau baltique n’est pas seulement une collection régionale d’États et de réseaux commerciaux en Europe, mais il pourrait un jour fonctionner comme un nouveau nœud des Routes de la Soie dans un ordre mondial multipolaire compte tenu de ses perspectives de connectivité avec la Chine. La voie d’accès logique à la République populaire serait de traverser la Russie via le pont terrestre eurasien mais cela pourrait ne pas être politiquement faisable compte tenu de la géopolitique de la nouvelle guerre froide et de la russophobie hystérique de la Pologne et de la Suède. Néanmoins, des routes maritimes existent le long des axes nord et sud, à savoir le désir de la Finlande de rejoindre la « route de la soie/glace » via le port russe de Mourmansk (moins probable si les tensions russo-européennes provoquées par les États-Unis persistent) ou la proximité norvégienne du port de Kirkenes et la possibilité d’étendre la route de la soie des Balkans du port grec du Pirée le long d’une route vers le nord, pour faire la jonction avec l’anneau baltique de la Pologne.

En outre, le couloir encore plus complexe sur le plan logistique mais actif dans le Caucase représente une autre solution géographique permettant à la Chine de se connecter à l’anneau baltique sans passer par la Russie (la Pologne et la Suède tenteront probablement d’éviter autant qu’elles le peuvent de passer par la Russie sur cette route commerciale). Le segment azerbaïdjanais-géorgien du chemin de fer BTK, récemment dévoilé, permet théoriquement aux pays baltes de commercer avec la Chine via la mer Noire, le Caucase, la mer Caspienne et l’Asie centrale (maritime, continentale, maritime, continentale). Si l’Arménie développe pleinement ses plans de corridor mer Noire–golfe Persique, une liaison CPEC + avec la Chine pourrait également s’établir à travers la mer Noire, le Caucase, l’Iran et le Pakistan, mais il faudra encore attendre quelques années avant que cela ne devienne possible.

Dans une perspective plus large de la Route de la soie, voici comment les potentiels de connectivité de la Baltique avec la Chine apparaissent sur la carte :




Les quatre nœuds géographiques les plus importants sont la Finlande, la Suède, la Pologne et la Roumanie, les pays de l’ex-Yougoslavie étant trop faibles et désorganisés pour fonctionner comme une unité politico-économique unique dont ils auraient besoin pour tirer le meilleur parti possible de cette situation et ils ne représentent rien de plus qu’un espace de transit dans cette construction. Toutefois, sur les quatre États mentionnés, la Pologne est de loin le plus important car sa population (qui se traduit stratégiquement en potentiel de main-d’œuvre et en taille de marché) est presque aussi importante que le total combiné de la Suède, de la Finlande et de la Roumanie. Si l’on exclut la Russie de l’équation, les routes d’accès de la Route de la Soie vers la Pologne traversent la Suède et la Finlande au nord et la Roumanie et l’ex-Yougoslavie au sud. Toutes ont le potentiel de bénéficier d’une connectivité sino-polonaise améliorée via l’anneau baltique et le concept des « Trois Mers » si elles tirent judicieusement parti de leurs positions économiques et stratégiques.

Dans l’ensemble, le schéma évident est que le centre de gravité stratégique de l’Europe se déplace lentement mais sûrement à l’Est de l’Allemagne vers la Pologne et la Suède, avec ces deux grandes puissances « has been » réunies dans un nouveau cadre de coopération afin de construire l’anneau de connectivité de la Baltique avec lequel elles projettent de relier la Chine via les Nouvelles Routes de la Soie. La russophobie politique de ce centre de pouvoir en développement est troublante mais pas surprenante, même si ses conséquences à long terme pourraient être que la connectivité de la route de la soie avec l’Europe via le pont terrestre eurasien pourrait être entravée en conséquence. Malgré cela, la Route de la Soie Arctique/Glace, le Couloir du Caucase (que ce soit à travers la Caspienne ou à travers l’Iran) et la Route de la Soie des Balkans présentent des solutions de contournement Nord et Sud pour maintenir l’accès commercial à la Chine.

Cela signifie que la Pologne est en train de devenir la pièce maîtresse de la géopolitique post-européenne dans toute la partie du bloc à l’Est de l’Allemagne, car c’est l’un des nœuds les plus cruciaux de la vision globale de la Route de la Soie. Les implications stratégiques de cette réalité émergente pourraient avoir une portée considérable en ce qui concerne l’équilibre des forces dans la nouvelle guerre froide. L’« Initiative des trois mers » dirigée par la Pologne et la direction conjointe de Varsovie de cet anneau Baltique avec Stockholm ne sont pas des développements bienvenus pour la Russie car elles sont clairement soutenues par les États-Unis pour renforcer l’influence américaine dans toute la région frontalière de sa rivale. Mais d’un autre côté, cela crée par inadvertance certaines opportunités irrésistibles pour la Chine d’étendre son influence aux régions les plus éloignées du supercontinent eurasien et de travailler sur la propagation silencieuse de la multipolarité là-bas.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

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