mercredi 25 avril 2018

Le triomphe des Fake News

Article original de Dmitry Orlov, publié le 17 avril 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot

 

Le 14 avril 2018, les États-Unis ont tiré une salve de 103 missiles de croisière sur des cibles en Syrie ; 71 ont été interceptés ; seulement 32 ont atteint leurs cibles et n’ont causé que des dommages sans conséquence. Le coût des missiles était d’environ 185 millions de dollars. Les États-Unis ont affirmé qu’ils punissaient ainsi le gouvernement syrien pour avoir attaqué des civils avec des armes chimiques, sur la base de vidéos manifestement truquées et de preuves médico-légales inexistantes tout en ignorant que la Syrie [en tant qu’État, NdT] était certifiée internationalement comme exempte d’armes chimiques.


Le 7 avril 2017, les États-Unis ont tiré une salve de 59 missiles de croisière sur des cibles en Syrie ; 36 ont été interceptés ; seulement 23 ont atteint leurs cibles et n’ont causé que des dommages sans conséquence. Le coût seul des missiles était d’environ 100 millions de dollars. Les États-Unis ont affirmé qu’ils punissaient le gouvernement syrien pour avoir attaqué des civils avec des armes chimiques, sur la base de vidéos manifestement truquées et de preuves médico-légales inexistantes tout en ignorant que la Syrie était certifiée internationalement comme exempte d’armes chimiques.

Sur la base de ces deux frappes pouvant signifier qu’elles vont maintenant devenir un rituel annuel, ces deux informations nous permettent de faire les projections suivantes basées sur l’augmentation chaque année du nombre de missiles lancés en Syrie et l’amélioration annuelle des systèmes de défense aérienne syrienne pour les abattre.
  • En avril 2019, les États-Unis vont tirer une salve de 180 missiles sur des cibles en Syrie ; 140 seront abattus ; 40 passeront mais ne causeront que des dommages sans conséquence. Coût : 324 millions de dollars.
  • En avril 2020, les États-Unis vont tirer une salve de 314 missiles sur des cibles en Syrie ; 276 seront abattus ; 38 passeront mais ne causeront que des dommages sans conséquence. Coût : 565 millions de dollars.
  • En avril 2021 (si on imagine que le président Trump est toujours au pouvoir ou si son successeur choisit de poursuivre ce rituel annuel), les États-Unis lanceront une salve de 548 missiles sur des cibles en Syrie ; les 548 seront abattus ; aucun d’eux ne passera. Coût : 986 millions de dollars.
C’est une projection linéaire plutôt naïve. Je suppose une amélioration progressive [des systèmes de défense, NdT], alors que la vente des nouveaux systèmes S-300 de la Russie à la Syrie, qui avait été bloquée en raison des objections occidentales mais qui est de nouveau activement envisagée, scellerait efficacement l’espace aérien syrien contre toute incursion américaine.
Vous pourriez vous demander: « Quel pourrait être le but de cet exercice futile ? ». Eh bien, il y a plusieurs raisons pour lesquelles cet exercice pourrait être utile :
  • C’est un stimulant moral pour les Syriens, dont les systèmes de défense anti-aérien se sont avérés capables de contrecarrer avec succès l’armée américaine. Ils se sont extrêmement bien débrouillés avec des vieux systèmes fabriqués à l’époque soviétique ; ils feront encore mieux s’ils les mettent à niveau avec du matériel russe plus moderne. À ce stade, la Syrie, toujours dirigée par Bachar al-Assad, progresse bien vers la victoire complète sur les djihadistes. ISIS a été vaincu. Il y a quelques milliers de soldats américains échoués dans des bases dans le désert, mais ils sont sans conséquence. Ce qui est important, c’est que la guerre « civile » syrienne se termine, en grande partie grâce aux efforts diplomatiques de la Russie, de l’Iran et de la Turquie. Les États-Unis ne sont pas concernés par ce processus, et les attaques de missiles − aussi bien celle de l’an dernier que cette dernière − n’ont eu aucune incidence sur le résultat final.
  • C’est un stimulant moral pour le président américain et pour tous les Américains. Le taux d’approbation de Trump parmi l’électorat américain a grimpé d’un énorme 1% : encore 6000 Tomahawks, et il sera à 100% d’approbation ! Les présidents américains attaquent d’autres pays pour toutes sortes de raisons personnelles. Par exemple, Bill Clinton a bombardé une usine d’aspirine au Soudan, puis a bombardé la Serbie, à cause de problèmes avec une stagiaire de la Maison Blanche, Monica Lewinsky. Et maintenant, Donald Trump bombarde la Syrie à cause de problèmes avec la star du porno Stormy Daniels. Pour paraphraser Sigmund Freud, parfois un missile de croisière n’est qu’un missile de croisière ; mais parfois ce n’est pas le cas. Mais la raison pour bombarder est sans importance. En général, lorsque les présidents américains bombardent d’autres pays, les Américains applaudissent et agitent leurs petits drapeaux criards.
  • Il donne aux pays de l’OTAN − dans ce cas, la France et la Grande-Bretagne − l’occasion de prétendre que l’alliance occidentale a toujours un sens et qu’elle a encore des objectifs communs. Bien sûr, dans ce cas, les Britanniques n’ont fait que survoler la Méditerranée mais, selon le ministère de la Défense russe, ils n’ont pas été vus déployant ces missiles, alors que les avions français ne se sont même pas approchés de la Syrie. Mais seule la pensée compte et cette pensée semble être : « Quand les Américains disent aux Européens de sauter, ils sautent » − de pas très haut, remarquez, ou leurs genoux se briseraient. En prime, le gouvernement de Theresa May a dû gérer une distraction bienvenue avec l’affaire d’empoisonnement Skripal, qui se dégonfle assez maladroitement.
  • L’utilisation de beaucoup de missiles de croisière nécessite d’en commander davantage, ce qui crée des emplois et aide l’économie. Oui, cela s’ajoute également à la dette fédérale, qui dépasse déjà les 20 000 milliards de dollars, mais qu’est-ce qu’un autre milliard de dollars en missiles de croisière noyé dans le tas ? Et si les dépenses de défense prodigues poussent les États-Unis vers une faillite nationale, cela ne serait-il pas un pas positif vers la paix mondiale, étant donné que ce pays est enclin à bombarder d’autres pays sans raison valable ?
  • Vu l’excellente performance des systèmes de défense anti-aérien russes, beaucoup de pays dans le monde vont leur passer des commandes, aidant l’industrie russe de la défense à gagner encore plus d’argent. À son tour, plus les pays acquièrent des systèmes de défense aérienne russes, moins ils deviendront sensibles aux attaques américaines, faisant aussi faire un pas en avant vers la paix mondiale. Et ce ne sont pas seulement les ventes d’armes russes qui vont sûrement prendre de l’ampleur : Bachar al-Assad, qui a rencontré des parlementaires russes après l’attaque, était d’excellente humeur, très satisfait du soutien de la Russie et a déclaré pour la première fois que les contrats de la reconstruction syrienne iraient aux entreprises russes.
  • Ceux qui sont en faveur du changement de paradigme allant de la « nation indispensable » vers un monde multipolaire de nations souveraines ont une raison de se réjouir : en Syrie, un genre de Rubicon a été franchi en ce sens que, pour la première fois, les États-Unis ont été contraints de traiter avec la Fédération de Russie comme un égal sur un champ de bataille réel. Ce fait est obscurci par un barrage virtuel de propagande et de désinformation, mais au-dessous de tout cela, le véritable barrage de missiles de croisière physiques était largement conforme aux spécifications russes, ne donnant à la Russie aucune raison de se plaindre de l’attaque, si ce n’est qu’elle a eu lieu.
Mais peut-être le plus significatif, cet événement a été un triomphe majeur pour l’une des industries clés aux États-Unis qui montre une croissance très significative : l’industrie des « fake news ». Grâce à la nouvelle technologie d’information de masse, les États-Unis sont maintenant capables de créer leur propre réalité, complètement séparée des faits sur le terrain, en particulier dans les pays que la plupart des Américains ne peuvent même pas situer sur une carte. Des attaques d’armes chimiques ont lieu si les responsables américains le disent, sans tenir compte de ce que ces experts internationaux en armes chimiques ont à dire. Tout ce qui est important est que les vidéos de mises en scène de fausses attaques d’armes chimiques semblent assez réalistes pour un œil non averti. Dans le monde des « fake news » tous les missiles de croisière américains atteignent toujours leurs cibles, peu importe que l’on apporte la preuve qu’ils ne l’ont pas fait − des séquences vidéo d’interceptions, des données radar et des témoignages oculaires d’une demi-tonne de TNT explosant en plein ciel, générant un son beaucoup plus puissant qu’un missile qui explose au sol.

Vous pourriez penser que se cacher derrière un mur d’irréalité est un signe de faiblesse, et vous auriez raison. Mais si vous êtes une ancienne superpuissance qui se dirige vers une faillite nationale, l’inadéquation internationale et l’effondrement total, alors se livrer au jeu de faire semblant peut être très utile pour soulager la douleur, surtout si vous arrosez le tout avec une dose de fentanyl. Et alors, en plein « trip », pendant un bref moment de révélation, vous pourrez vous prélasser dans la lueur chaude de la connaissance parfaite que l’Amérique est en effet redevenue grande, tout comme le président l’a promis.

Il est également significatif que la fausse nature de l’événement n’a pas entravé la planification militaire réelle et très prudente qui en a fait le non-événement qu’il est de facto. Le Pentagone a pris soin de choisir des cibles afin que les dégâts soient complètement sans conséquence. En fait, il semble que la salve de cette année n’ait détruit qu’un seul bâtiment − un institut de recherche à côté d’un hôpital et un jardin d’enfants dépourvu d’armes chimiques. (La salve de l’année dernière a fait exploser des vieux avions à réaction stockés à l’extrémité inutilisée d’un aérodrome). Les autorités américaines ont également veillé à ne pas harceler ou bousculer les Russes, par crainte de représailles rapides et meurtrières. Cela montre que les planificateurs de guerre américains sont rationnels, prudents et non suicidaires. Ils savent qu’ils doivent bombarder quelque chose de temps en temps, pour des raisons de libido présidentielle ou quoi que ce soit d’autre, mais ils ne sont pas sur le point de faire sauter le monde par accident. Et ceci, j’espère que vous êtes d’accord, est un signe très prometteur.

Les cinq stades de l'effondrement 
 
Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

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