Article original d'Ugo Bardi, publié 25 avril 2015 sur le site http://cassandralegacy.blogspot.it
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Vidéo : George Friedman: pourquoi les USA seront-ils éternellement les ennemis de la Russie
Dans cette vidéo M. George Friedman parle de questions stratégiques
en Europe et fait valoir que l’objectif des États-Unis est de contenir
la Russie, afin de maintenir leur hégémonie mondiale.Suite à une application rigoureuse du droit à la liberté d’expression interprété par les chiens de garde des médias dominants, la vidéo a été censurée après la publication de ce post, comme vous pouvez le remarquer sur la capture d’écran ci-dessus. Cela n’a bien sûr rien à voir avec le sujet de cette dernière.
Cependant par une non moins rigoureuse application du droit à la liberté d’expression vu par la vigilante communauté des internautes, cette vidéo a malgré tout fait le tour du Web et vous pouvez encore la retrouver ici – si vous lisez le russe ou comprenez l’anglais.
A titre de lot de consolation nous vous présentons une nouvelle fois une autre exhibition fameuse du même Friedman, sur le même thème, parue sur le site du Saker Francophone le 17 avril 2015 sous le titre RUSSIE-USA : Le masque tombe, le voile se lève.
Qu’est-ce qui motive les gouvernements à prendre des décisions qui se sont si souvent révélées être tragiquement fausses ? Le problème est que nous n’avons pas de données sur le fonctionnement interne de la plupart des gouvernements [bien qu’on s’en doute, NdT] ; qui plus est, nous ne savons pas ce que les dirigeants se disent les uns aux autres lors de leurs discussions en privé. Nous pouvons, cependant, avoir une idée sur la façon de penser des gouvernements si nous regardons les déclarations publiques de cette catégorie d’experts qui sont connus sous le nom de conseillers stratégiques.
Je n’ai pas d’expérience directe dans les questions militaires, mais j’en ai dans un domaine qui est tout aussi stratégique, celui de l’approvisionnement en énergie et, plus généralement, la fourniture des ressources minérales qui alimentent l’économie d’un pays. Dans ce domaine, j’ai rencontré plusieurs spécimens de cette catégorie de conseillers politiques qui sont censés chuchoter de la sagesse dans l’oreille des dirigeants du monde. Ces personnes ont tendance à utiliser une approche basée sur les romans [narratives] ; quelque chose que je pourrais définir comme étant une stratégie basée sur les narratives historiques.
J’ai déjà signalé comment quelqu’un qui a conseillé le gouvernement espagnol, a décrit le marché du pétrole dans le monde en termes purement romancés ; donnant des rôles à chaque producteur majeur et les faisant jouer dans le grand théâtre du monde.
Et son récit ne s’encombrait pas trop de faits ou de données. La vidéo référencée au début de ce post a un style très similaire. L’épistémologie de M. Friedman sur les questions internationales semble être basée sur un concept romanesque de base : les rôles des principaux gouvernements du monde sont donnés et ils sont décrits comme jouant ces rôles dans le théâtre du monde. Le jeu qui en résulte n’est pas encombré par des données ; il n’est, au final, qu’un pur récit ; l’épistémologie fondée sur des romans feuilletons.
Pour que vous ne me reprochiez pas de parler sans données moi-même, permettez-moi de montrer au moins un exemple historique de cette approche. Je peux imaginer, dans mon esprit, une réunion de cabinet du gouvernement italien à un certain moment, à la fin de 1941. Je peux imaginer M. Mussolini debout, dire : «Écoutez, les gars ? Je viens d’avoir une idée : nous devrions déclarer la guerre aux États-unis ! » Et tout le monde dans la salle hoche la tête et dit, «Ouais, bonne idée, chef ! Allons-y ! »
Qu’est ce qui a conduit le gouvernement italien à prendre cette décision désastreuse ? Je pense que cela peut être expliqué en terme des modèles romanesques qu’ils avaient à l’esprit. Les documents que nous avons de ce moment-là nous disent que, dans leur esprit, le récit dominant était que la mer Méditerranée était un lac italien. Les États-Unis, de leur point de vue, n’avaient pas plus d’intérêt dans le contrôle de la Méditerranée que l’Italie n’en avait à contrôler le golfe du Mexique. Je ne sais pas si Mussolini a été influencé par certains conseillers politiques dans l’élaboration de cette narration, mais il est clair que lui et l’ensemble du gouvernement italien ont très mal évalué les facteurs quantitatifs impliqués ; à savoir le potentiel militaire considérable des États-Unis en termes de ressources humaines et naturelles, qu’ils pouvaient rassembler.
Pensez-vous que cet exemple est une exception ? Je ne le pense pas. Imaginez une réunion du gouvernement japonais, également en 1941, avec quelqu’un debout et déclarant : « Messieurs, il est évident que si nous attaquons les Américains à Pearl Harbor, ils vont se rendre immédiatement après… » Leurs modèles romanesques décrivaient les Américains comme des faibles qui pouvaient être facilement intimidés. Encore une fois, le manque de données quantitatives sur la mesure des hommes et des ressources naturelles des États-Unis a conduit à la catastrophe.
Il y a plusieurs exemples plus récents d’erreurs monumentales faites par les gouvernements ; nous pourrions discuter de plusieurs d’entre elles, mais il semble que le concept d’agents gouvernementaux travaillant sur la base de modèles romanesques peut expliquer beaucoup de choses qui se passent dans le monde. Et, s’ils continuent de cette manière, Dieu sait quel genre de nouvelles erreurs monumentales seront faites.
Le discours de M. Friedman est un bon exemple d’un récit – qui ne s’encombre par des faits – qui pourrait façonner la pensée stratégique d’un gouvernement. Cela ne peut pas être compris simplement à partir d’un clip qui a fait le tour du Web. Le discours complet n’est pas seulement sur le bellicisme, il n’est pas simplement un discours de défense de l’empire – bien qu’il le soit en partie. C’est un discours fascinant qui mérite d’être écouté. Le problème avec ce genre de discours est que la fascination devant le scénario cache les détails horribles de la réalité. Il n’y a aucune mention dans le discours sur le fait que même un empire ne peut pas planifier des guerres sans se soucier de savoir d’où il pourra tirer les ressources nécessaires pour les mener à bien. Pour être juste, Friedman mentionne que c’est seulement si l’Allemagne et la Russie devaient former une alliance, qu’ils auraient les ressources nécessaires pour contester l’empire américain. Mais il ne semble jamais se demander d’où viennent les ressources qui ont créé et entretiennent l’empire américain en ce moment et pendant combien de temps elles peuvent continuer à l’alimenter. Par exemple, quand il mentionne les prix du pétrole, il dit que les bas prix sont la nouvelle normalité. Et cela, je pense, en dit beaucoup sur les limites de la narration comme guide pour comprendre le monde. (Pour ne rien dire de l’absence de toute mention sur le caractère de la faucheuse attendant son entrée en scène : le changement climatique).
En fin de compte, ces modèles romancés pour les dirigeants sont des versions juste un peu plus sophistiquées que ceux utilisés par les médias dans la recherche de consensus. Ceux-ci sont basés sur le dispositif narratif le plus simple et le plus primitif que nous connaissons [celui des contes de fée, NdT] : « Nous sommes les bons et ils sont les méchants« . Dans leurs déclarations publiques, les responsables gouvernementaux de haut niveau suivront souvent le récit des médias. Mais parfois, comme avec ces déclarations de M. Friedman, leurs structures mentales intérieures surgissent brièvement de la profondeur des entrailles des réunions de cabinet. Est-ce que les gouvernements savent ce qu’ils font ? Probablement oui, ça arrive, mais sur la base de notre connaissance historique de l’humanité, ça arrive rarement.
Notre malédiction d’êtres humains veut que nous continuions à essayer de forcer le monde à se comporter selon les modèles mentaux qui ont été développés et légués par nos ancêtres il y a très longtemps. Les modèles à base de rôles à jouer devaient probablement bien fonctionner quand nous vivions dans des tribus de quelques centaines d’individus [ou dans le théâtre de l’antique tragédie grecque, NdT]. Ils ne fonctionnent plus avec ces entités que nous appelons des états ou des nations, englobant des dizaines ou des centaines de millions de personnes. Allons-nous jamais comprendre que nous devons fonder nos décisions sur la réalité ? Peut-être, mais attendons nous à recevoir encore quelques difficiles leçons du réel avant de l’avoir appris.
Hugo Bardi
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