jeudi 5 novembre 2015
Lorsque la conspiration n’est pas une théorie
Article original de Ugo Bardi, publié le 29 Octobre 2015 sur le site http://cassandralegacy.blogspot.fr
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
L’attaque italienne contre la Grèce, qui a débuté en octobre 1940, a été l’une des plus grandes bévues militaires de l’histoire et on peut prétendre qu’elle a fait perdre la Seconde Guerre mondiale aux puissances de l’Axe. Ici, j’explique comment l’attaque a offert l’un des rares cas documentés d’une opération stratégique sous fausse bannière conçue dans le but de créer un prétexte pour une attaque militaire. (Image : fantassin italien de la guerre italo-grecque, de la couverture de Storia della Guerra di Grecia par Mario Cervi)
Les attaques sous fausse bannière sont, de nos jours, un thème populaire : il s’agit d’opérations secrètes menées par les gouvernements pour faire porter le blâme par leurs ennemis politiques ou militaires. Toutefois, si vous essayez d’examiner la question en profondeur, vous vous trouvez immédiatement face à une incroyable variété d’arguments et de contre-arguments. D’un côté, il y a ceux qui se moquent tout simplement des théoriciens de la conspiration et de leurs drôles de marottes, et de l’autre, ceux qui listent cas après cas toutes les attaques présumées sous fausse bannière, depuis le naufrage du Titanic jusqu’à l’explosion d’un pneu du camion de notre oncle Joe. Donc, est ce que les attaques stratégiques sous fausse bannière existent ? Et, si oui, sont-elles fréquentes ?
Il y a plusieurs cas d’attaques sous fausse bannière stratégiques qui sont presque certaines ou, au moins, très probables. Peut-être le meilleur exemple documenté d’une attaque de ce type est-il celui de l’incident de Gleiwitz du 31 août 1939, lorsque les forces nazies se présentant comme des Polonais ont attaqué un poste de radio allemand, attaque destinée à justifier l’invasion de la Pologne par l’armée allemande. Un cas plus récent est celui de l’Opération Northwood, celle-ci, bien que projetée à Cuba en 1962, n’a jamais été mise en œuvre. Il y a de nombreux autres exemples où les attaques sous fausse bannière sont suspectées mais ne peuvent être prouvées. Le meilleur exemple, ici, est l’incendie du Reichstag, à Berlin en 1933, pour lequel beaucoup de détails ne sont pas tout à fait clairs.
Compte tenu de la rareté des exemples historiques vérifiés, je pense qu’il est utile d’ajouter ici le cas d’une attaque sous fausse bannière qui peut être vérifiée au-delà de tout doute raisonnable et qui est méconnue du monde anglo-saxon. C’est l’opération sous fausse bannière qui a précédé l’attaque italienne contre la Grèce, effectuée en 1940 sous les ordres de Mussolini.
L’histoire de la guerre italo-grecque est décrite en détail par Mario Cervi dans son livre publié en 1969, Storia della Guerra di Grecia (traduit en anglais par The Hollow Legions). Je ne vais pas entrer dans les détails de l’histoire sur la façon dont le gouvernement italien a décidé de s’engager dans cette campagne totalement insensée. Permettez-moi de dire que les décideurs au sommet ont ignoré les règles les plus élémentaires du droit international et même celles de la décence humaine. En outre, ils ont créé un vrai catalogue des exemples de la stupidité stratégique. En effet, la campagne grecque pourrait bien avoir coûté la guerre à l’Axe, forçant les Allemands à intervenir pour sauver les Italiens. Cela a obligé l’Allemagne à reporter de quelques mois l’attaque contre la Russie pour que le général Hiver fasse son travail, comme chacun le sait.
Nous avons une ample documentation sur cette guerre du côté italien. Les procès-verbaux des réunions du haut commandement du gouvernement italien ont été approuvés par Mussolini lui-même et ensuite déposés aux archives. Ces documents sont arrivés jusqu’à nous, intacts, et ils nous donnent de nombreux détails sur l’ensemble de la campagne et sur le fonctionnement de cette opération sous fausse bannière qui a précédé l’attaque.
L’histoire commence avec l’occupation de l’Albanie par l’Italie en 1939, qui était une opération militaire relativement facile. De là, le gouvernement italien a commencé l’examen d’une attaque de la Grèce voisine dans le cadre d’un effort pour contrôler l’ensemble de la région des Balkans. Cela a impliqué un certain effort de propagande et, en 1940, la presse italienne a commencé à raconter que les habitants albanais de la région de Chamuria, une partie du territoire grec, voulaient la sécession de la Grèce afin d’être réunis avec l’Albanie et qu’ils étaient confrontés à une dure répression menée par le gouvernement grec. Le vice-roi italien d’Albanie, Francesco Jacomoni, a fourni des rapports, la plupart du temps purement inventés, qui ont alimenté cette opération de propagande.
Cervi rapporte comment, le 17 août 1940, Jacomoni lui-même a proposé au Duce [Mussolini] de créer un prétexte pour attaquer la Grèce par le biais d’une attaque sous fausse bannière effectuée par «un personnel fidèle contre l’un de nos postes frontaliers». L’idée n’a pas eu l’approbation immédiate, mais, en octobre, quand l’attaque de la Grèce a été décidée pour le 26 du mois (plus tard déplacée au 28), Mussolini lui-même a demandé «un incident à la frontière qui pourrait donner à notre action l’aspect d’une réponse à la provocation pour justifier notre intervention». La réponse a été donnée dans l’instant par Galeazzo Ciano, ministère des Affaires étrangères et gendre du Duce, «l’action aura lieu le 24 octobre».
L’action a été reportée au 26 octobre, mais elle a eu lieu comme prévu. Mario Cervi rapporte comment la presse italienne a écrit qu’«une bande grecque avait attaqué, à l’arme automatique et à la grenade, un poste de frontière albanais près de Corizia mais que l’attaque avait été repoussée ; que six des attaquants grecs avait été capturés, et que les troupes albanaises avaient eu deux morts et trois blessés».
Cervi indique sur ce point que les victimes albanaises avaient été «immolées, si elles avaient jamais existé, sur l’autel des besoins impitoyables de l’État». En fait, nous ne pouvons pas exclure que l’attaque ait été exagérée, ou même soit une pure invention créée à partir de rien par le vice-roi d’Albanie et son personnel. Cependant, même si nous ne pouvons pas être certains des victimes revendiquées, il est clair qu’une sorte d’attaque a eu lieu : les autorités grecques ont mis en place une commission d’enquête et ont affirmé qu’elles n’étaient pas responsables ; mais elles n’ont jamais prétendu qu’il n’y avait pas eu d’attaque. Que cela ait causé des victimes ou non, l’opération sous fausse bannière a atteint son but. En Albanie, elle a provoqué des manifestations contre l’agression grecque, et en Italie une campagne d’insultes et de protestations contre la presse grecque. Il s’en est suivi un ultimatum italien contre la Grèce, puis cette attaque malheureuse. Ci-dessous, voici comment l’incident a été présenté dans la presse italienne (La Stampa) le 28 octobre 1940. Le titre dit : Trouble jeu grec pour provoquer l’Albanie.
Cervi rapporte également que Mussolini a commenté les attaques sous fausse bannière en disant que «personne ne croira à cette fatalité, mais pour une raison de caractère métaphysique, il sera possible de dire qu’il était nécessaire de parvenir à une conclusion». Cela montre incidemment comment vingt ans de gouvernement sans opposition avaient transformé l’habile politicien Mussolini, en imbécile maladroit.
Notez bien que personne ne conteste Mussolini sur la nécessité de mener une telle opération. Tout semblait évident pour les gens impliqués et cela nous confirme que dans la période précédant la seconde guerre mondiale, et durant celle-ci, les opérations secrètes sous fausses bannières faisaient partie de l’arsenal stratégique d’au moins certains gouvernements et étaient couramment utilisées.
Notez également que Mussolini ne pense pas trop aux conséquences de la signature et de l’archivage des documents qui indiquent qu’il avait commandé et approuvé une action qui ne peut être décrite que comme un crime de guerre. Encore une fois, il semble que cela ait été considéré comme totalement normal, et non pas comme un crime de guerre. Incidemment, Mussolini a quand même été fusillé par les partisans à la fin de la guerre, mais aucune des autres personnes qui auront approuvé et réalisé l’opération sous fausse bannière, n’a subi son sort, y compris Francesco Jacomoni.
Bien sûr, cette vieille opération sous fausse bannière ne nous dit rien de précis sur toutes celles qui ont eu lieu durant les temps modernes. Il faut, malgré tout, ajouter ce cas, au nombre de ceux déjà vérifiés. Les conspirations gouvernementales ont existé dans le passé et il faudrait certainement faire preuve d’un optimisme excessif pour penser qu’elles n’existent plus. Dans l’avenir, nous pourrons en savoir plus sur les événements qui ont tant façonné la perception des conflits de notre temps.
Comme note finale, je pense que cette histoire peut nous dire aussi quelque chose sur les dangers d’une approche par la narration romancée des décisions stratégiques, comme je l’ai déjà fait remarquer dans un précédent post. Ceci est une sorte de mise en scène fondée sur l’attribution des rôles aux différents acteurs impliqués, pour ensuite les voir interpréter la pièce dans le théâtre virtuel du monde. Dans ce cas, Mussolini et ses collaborateurs avaient décidé que le rôle de l’Italie était celui d’une grande puissance et, en conséquence, l’Italie était en concurrence avec les autres grandes puissances de l’époque. Vu sous cet angle, il était logique pour l’Italie d’étendre sa sphère d’influence dans les Balkans pour s’opposer à l’action croissante de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Cela a même donné du sens à l’autre erreur monumentale du gouvernement italien de l’époque, de déclarer la guerre aux États-Unis en 1941. L’Italie était en effet une grande puissance en Méditerranée, qui pouvait être considérée comme un lac italien où les États-Unis n’avaient pas d’intérêts stratégiques, pas plus que l’Italie n’avait d’intérêts stratégiques dans le golfe du Mexique. Le problème était que la vision d’elle-même de l’Italie comme une grande puissance était complètement fausse en termes quantitatifs ; ce que les événements qui ont suivi ont amplement démontré. Voilà, cela est passé et révolu, mais malheureusement, la narration romanesque reste aujourd’hui le chemin typique emprunté pour les décisions stratégiques.
Hugo Bardi
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