Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
Peu importe que ce soit la « démocratie » des États-Unis qui serve de modèle à l’exportation ou tel modèle de gouvernement nationaliste spécifique renforçant les États non occidentaux, le concept théorique derrière ce système a été utilisé par les agences de renseignement militaires du monde entier comme une compétition, rencontrant plus ou moins de succès, pour changer ou maintenir le statu quo de l’« État profond ».
La plupart des gens connaissent l’exportation clandestine et militante par les États-Unis de leur « démocratie » à travers le monde afin d’éliminer les dirigeants non complaisants et promouvoir leurs intérêts géostratégiques durables pour conserver leur propre hégémonie unipolaire. Mais relativement peu de gens ont jamais pensé que ce système est, en fait, une méthode de contrôle, peu importe quelle forme cela prend finalement. Ce n’est pas un jugement mais un fait. La démocratie est vraiment un outil habilement utilisé par les praticiens des « États profonds » afin de maintenir le statu quo dans leurs états.
Que ce soit « bon » ou « mauvais » dépend de votre perspective. La plupart des gens de la Communauté des médias alternatifs soutiendrait que c’est bon tant que le pays en question protège ses politiques indépendantes des ingérences extérieures (USA / Occident / Golfe) et garde une volonté de construire un ordre mondial multipolaire. Les médias traditionnels, en revanche, considèrent cela, avec des qualificatifs péjoratifs, comme de la « démocratie dirigée » ou, pire, de la « dictature ». Dans le même ordre d’idée, la Communauté des médias alternatifs croit que les États-Unis sont une fausse démocratie et pratiquent une itération peu sincère de cette idéologie, tandis que les médias traditionnels la prônent comme le meilleur modèle au monde.
Cet article ne cherche cependant pas à dire si la démocratie est un bon ou un mauvais système, ou même à juger de la variante que certains pays ont choisi de mettre en œuvre, mais à décrire comment cette idéologie est devenue le noyau des opérations des services de renseignements militaires à travers le monde en effectuant des missions offensives et défensives à long terme.
La stratégie en quatre étapes
Les services secrets militaires sont presque toujours dirigés contre des cibles étrangères et il existe de multiples façons de décrire la pratique de cet art. La plus pertinente est d’attirer l’attention sur un processus en quatre étapes qui commence et finit avec la démocratie. La première étape consiste à développer des concepts pouvant servir à élargir les divisions sociétales (deuxième étape), qui provoquent une crise (troisième étape) et permettent la mise en œuvre de solutions de fin de jeu reconfigurée (dernière étape). Bien qu’il existe de nombreuses théories susceptibles de catalyser cette séquence et la conclure, peu importe qu’elles soient identiques ou non pour remplir les deux rôles, la démocratie est la plus efficace pour « faire d’une pierre deux coups ».
Une partie de l’appel universel à la démocratie est que les gens croient que c’est le meilleur moyen de responsabiliser les décideurs pour qu’ils tiennent leurs promesses d’améliorer le niveau de vie de la population et de permettre aux individus de réaliser leur plein potentiel. La démocratie, cependant, est aussi la boîte de Pandore proverbiale, et il n’y a pas de retour en arrière possible une fois que les idéaux de cette théorie ont été introduits ou pratiqués dans une société.
L’ingrédient secret de la guerre hybride
De par sa nature même, la démocratie est capable d’élargir les divisions sociétales, en particulier dans les États de l’hémisphère sud, aux identités diverses et surtout post-coloniaux, qui occupent de plus en plus une position géostratégique importante dans les affaires mondiales en raison de leur localisation et de leur potentiel économique. Cela satisfait à la deuxième étape des opérations des services secrets militaires. En fonction de la composition du pays ciblé − que les États-Unis peuvent prendre en compte grâce à l’analyse des médias sociaux et à la relance secrète de facto du « Projet Camelot » de la guerre froide − divers scénarios de guerre hybride peuvent être élaborés pour laisser l’État en crise et dans le chaos militarisé qui en résulte afin de mettre en œuvre la « solution » de rétro-ingénierie pour normaliser le changement systémique qui en résulte.
Exprimé clairement et dans le contexte du prosélytisme militant de la « démocratie » des États-Unis, cet idéal ou une variante pertinente devient attrayant pour la population ciblée. Il aboutit à encourager ou à servir de front à des divisions sociétales déstabilisantes qui finissent par perturber le statu quo en catalysant une crise ouvrant la voie à un changement de régime contre le gouvernement. On peut visualiser le processus dans ses termes conceptuels les plus crus.
THÉORIE / CONCEPT => DIVISION SOCIÉTALE / PERTURBATION => CRISE =>
MISE EN ŒUVRE DE LA « SOLUTION » PRÉDÉTERMINÉE
La démocratie est l’arme idéologique de choix des États-Unis car elle permet la gestion de la « destruction créatrice » dans le système qui permet périodiquement à la population d’évacuer pacifiquement ses frustrations en recyclant électoralement ses élites civiles sans interférer avec les services permanents au sein de l’armée, des renseignements et de la bureaucratie diplomatique, ce fameux « État profond ». C’est avantageux du point de vue de l’hégémonie, car elle permet aux États-Unis de conserver indirectement le contrôle de leurs vassaux ou, au besoin, de manipuler le processus démocratique pour « légalement » installer leur soutien public préféré.
Gestion du retour de flamme
Il arrive toutefois que les démocraties n’empêchent pas l’émergence d’une élite menaçant le système, auquel cas les États-Unis instrumentalisent divers leviers de pression sur « l’État profond » contre les « révolutionnaires » élus afin de compenser leurs changements planifiés comme c’est le cas actuellement contre le président moldave Dodon. Si le personnage nouvellement élu ne peut pas être coopté comme Tsipras l’a été ou fonctionnellement neutralisé − comme l’Inde, un allié américain tente de le faire contre le gouvernement communiste pro-chinois nouvellement élu au Népal (avant sa formation officielle qui devrait être annoncée le mois prochain) − il va soit recourir à un coup d’État soit lancer une guerre hybride. Si cela échoue, l’intervention militaire directe par ses partenaires « Lead From Behind » ou même directement par les États-Unis devient possible, selon le modèle libyen.
Ayant expliqué la manipulation externe de la démocratie pour les offensives géostratégiques et les changements de régime menée par les États-Unis, il est maintenant temps de discuter de la façon dont elle a été utilisée par les pays à des fins défensives.
L’armement défensif de la démocratie
La démocratie est un moyen et non une fin, et elle est devenue un outil pour perpétuer le statu quo de l’« État profond » en maintenant la bureaucratie permanente au pouvoir (et même parfois publiquement) tout en donnant superficiellement ou sincèrement aux citoyens l’occasion d’obliger certains décideurs à rendre des comptes dans l’espoir qu’ils finiront par se plier à la volonté politique de la majorité en mettant en œuvre des politiques qui bénéficieront finalement au peuple. En tant que telle, la démocratie ne devient rien de plus qu’une soupape pour évacuer le trop de pression, dans le sens le plus cynique pour distraire les masses en les endoctrinant avec la conviction que c’est le moyen le plus efficace de faire advenir les réels changements, tout en évitant toute menace systémique réelle contre l’état profond.
La démocratie ou une variante de celle-ci reste presque toujours la première et la dernière étape de ce processus, tandis que les divisions naturelles qu’elle crée (deuxième étape) sont gérées par la « crise » contrôlée des élections (troisième étape).
Comme cela a été mentionné au début de l’analyse, cela pourrait être interprété comme « bon » d’empêcher une minorité violente et éventuellement soutenue par l’extérieur de renverser un gouvernement multipolaire élu ou « mauvais » si elle permet à un leader public impopulaire ou « cardinal gris » (« Dictateur ») de rester au pouvoir contrairement à la volonté authentique de la majorité de la population. Il faut préciser que ce dernier état de choses pourrait être manipulé par une propagande de guerre depuis l’étranger afin de gérer la perception des masses à cette fin. D’une manière ou d’une autre, la « destruction créatrice » inhérente aux systèmes démocratiques donne à « l’État profond » la meilleure chance de contrôler les citoyens de la manière la plus rentable, limitant de façon controversée le rythme du changement réel, en contradiction avec la mission conceptuelle originale de la démocratie qui est de laisser libre les processus selon la volonté du public.
Offensive contre défense
Quand les États-Unis soutiennent des groupes s’appuyant sur des slogans « démocratiques » pour renverser les gouvernements d’autres démocraties (occidentale comme en Pologne ou spécifiquement nationale comme en Syrie), ils comptent sur eux pour introduire une autre variante de la démocratie pour « justifier » leur usurpation de pouvoir et créer ainsi un écran de fumée pour effectuer ensuite une purge « en profondeur » et remplacer les décideurs précédents par les leurs. À l’inverse, l’application défensive de la démocratie est utilisée pour éjecter des dirigeants impopulaires et introduire « sans risque » de nouvelles idées dans l’appareil gouvernemental mais qui ne soit pas suffisamment « révolutionnaire » pour « faire chavirer le bateau » et menacer « l’État profond ». Cela donne à la population un moyen pour faire des retours de bâton constructifs et canaliser ses frustrations en indiquant aux autorités la direction qu’elles doivent suivre si elles veulent conserver le soutien des masses.
Les deux exemples ci-dessus représentent la conclusion de la militarisation de la démocratie par les renseignements militaires selon des manifestations offensives et défensives d’une séquence en quatre étapes parce qu’elle commence et finit avec la démocratie elle-même, même si elle « normalise » le concept dans la phase finale selon qu’il y a un changement visible (électoral) dans l’élite publique. Comme on l’a déjà remarqué, la nature contrôlée de l’« État profond » qui gère la « destruction créatrice » dans leurs systèmes est contraire à la pure définition théorique de la démocratie en permettant à ce processus de se dérouler librement en fonction de la volonté du public. Cependant, il convient de ne pas porter de jugement sur cette observation, car la prolifération des médias de masse et des médias sociaux, ainsi que la facilité avec laquelle les forces étrangères peuvent manipuler les citoyens ciblés depuis l’étranger par ces moyens, suggèrent que certaines « protections » pourraient être effectivement un mouvement responsable, à condition qu’il n’y ait pas d’abus.
L’anomalie Trump
Avec tout cela à l’esprit, l’élection de Trump fut une véritable révolution car le même développement menaçant le système qui se produit occasionnellement à l’étranger pour mettre en danger « l’État profond » s’est produit réellement aux États-Unis, sans intervention extérieure. Le Kraken essaie maintenant d’opérer des changements au sein même de la « démocratie » qui avait jusqu’ici supposé qu’elle était à l’abri de toutes ces manœuvres. C’est pourquoi les membres hostiles « global-libéraux » de « l’État profond » ont activé les leviers de la pression institutionnelle pour contrecarrer ces changements, exactement ce que l’administration de Trump fait ironiquement contre Dodon, le président moldave. Malgré cela, Trump est suffisamment pragmatique pour ne pas contrecarrer l’exécution démocratique de sa vision désirée par le Congrès et a donc travaillé avec certaines personnalités de l’« l’État profond » lorsque c’était nécessaire. C’est pourquoi son ancien allié trotskyste, Steve Bannon, l’a poignardé dans le dos dans une tentative infructueuse de briser ce qu’il croyait vraiment être la présidence « contre-révolutionnaire » de Trump
Réflexions finales
Il n’y a rien de fondamentalement « bon » ou « mauvais » dans la démocratie, car ces jugements sont subjectifs, mais on peut objectivement soutenir que le modèle lui-même est le plus efficace pour accomplir les missions en quatre étapes des services de renseignement militaires, comme celles menées par les États-Unis à l’étranger ou pour des raisons défensives à la maison comme l’Iran vient de le démontrer. Ce n’est pas non plus une « bonne » ou une « mauvaise » chose, mais simplement un fait de vie dont peu de personnes ont pris conscience parce que l’existence de certains idéaux démocratiques est maintenant considérée comme acquis presque partout dans le monde et doit, pour canaliser la quatrième et dernière étape du processus des services de renseignement militaires, devenir la « norme ». Cela ne veut pas dire que la « solution » consiste à diluer la démocratie, ou même qu’une « solution » est même nécessaire mais seulement d’attirer l’attention sur un aspect peu connu de la vie moderne qui échappe souvent à l’attention de la plupart des analystes politiques et d’encourager les lecteurs à sortir des sentiers battus en reconceptualisant le monde qui les entoure.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie « Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime » (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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