Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr
L’avant-projet de loi visant à légaliser les compagnies militaires privées en Russie pourrait donner au pays un avantage concurrentiel sur ses rivaux en l’aidant à se tailler une place précieuse et très demandée en tant que fournisseur de sécurité fiable. Cela lui permettrait de tirer profit plus tard de son avantage stratégique pour récolter des « récompenses » énergétiques, minérales, économiques et autres, en encourageant le Kremlin à entreprendre un « pivot vers l’Afrique ».
RT a rapporté que des parlementaires russes vont soumettre une proposition de projet de loi dans les semaines à venir pour légaliser l’industrie du « mercenariat » officiellement dénommée comme des « compagnies militaires privées » (CMP), avec en point de mire l’idée que cette étape est attendue depuis longtemps. Cela reviendrait simplement à faire en sorte que la Russie suive le rythme des autres grandes puissances. Cela dit, cela ne manquera pas de susciter beaucoup d’attention de la part de la majorité des médias en Russie, avec des accusations de conspiration dans son sillage, au sujet de tentatives de rejeter la faute de tous les niveaux d’agitation mondiale de l’Afghanistan à l’Afrique sur les épaules des « mercenaires » russes. En admettant qu’il y aura probablement un flot de reportages négatifs et généralement inexacts sur ce sujet, il vaut beaucoup mieux se concentrer sur les aspects « positifs » de cette proposition de loi et ce qu’elle pourrait entraîner à long terme pour la grande stratégie de la Russie.
Donner du sens au mercenariat
La première chose à faire est que le lecteur abandonne ce qui pourrait être son aversion morale préexistante envers les « mercenaires » et reconnaisse que cet élément de projection de la force avec « un déni plausible » par les États fait maintenant partie intégrante du monde actuel, pour le meilleur ou pour le pire. L’industrie des CPM a longtemps été utilisée par les gouvernements pour exercer indirectement une influence dans des régions ou des contextes « sensibles » s’appuyant sur le fait que c’est une entreprise « privée » qui faisait le travail pour éviter la responsabilité des actions des combattants si quelque chose « tournait mal », comme ce qui s’est passé avec les infamies de Blackwater en 2007 pendant l’occupation américaine de l’Irak. De plus, les gouvernements n’ont pas l’obligation de rendre compte publiquement des pertes subies par les CPM. Par conséquent, s’appuyer sur leurs services signifie qu’ils peuvent réduire le nombre de victimes « officielles » afin d’éviter d’inciter le public à s’opposer à cette opération. Cela n’est toutefois pertinent que dans la mesure où la campagne concernée est de notoriété publique, ce qui n’est parfois pas le cas.
Outre le renforcement des capacités de combat des forces militaires déployées ouvertement dans un théâtre de conflit, les CPM jouent également un rôle très important lorsque lesdites forces armées participent indirectement à des missions à l’étranger qui n’ont pas été officiellement déclarées, que ce soit par les médias ou même aux propres citoyens du pays quelle que soit la procédure légale. Ce « flux de travail » est possible parce que de nombreux « mercenaires » sont d’anciens membres de l’armée de l’État, certains d’entre eux conservant un contact avec ce corps et pouvant théoriquement se coordonner avec lui, comme on l’a souvent suspecté. Non seulement cela, mais d’anciens agents du renseignement et d’autres agents de l’« État profond » sont parfois employés dans cette industrie, ce qui en fait une extension non officielle de l’appareil de pouvoir d’un pays s’il est « correctement » appliqué. Prises ensemble, les deux principales qualités susmentionnées des CPM en font des atouts souhaitables pour toutes les grandes puissances, ce qui explique pourquoi la Russie est finalement prête à utiliser cet outil de pouvoir national.
L’angle africain
Des « mercenaires » russes ont déjà été signalés en Syrie avant même que le pays ne commence officiellement son intervention anti-terroriste en 2015, et des revendications similaires sont récemment apparues en Bosnie et pourraient même être inventées pour l’Afghanistan à l’avenir afin de concocter un récit de fausses nouvelles « politiquement pratique ». L’article le plus pertinent sur lequel se concentrer dans le cadre de cet article est ce que Stratfor a récemment dit à propos de l’angle africain à ce sujet. Le cabinet de renseignement privé a allégué que le Kremlin avait envoyé le « groupe Wagner » au Soudan et en République centrafricaine. Cette assertion ne peut être vérifiée de manière indépendante, mais elle aurait en réalité une certaine logique, compte tenu des dernières décisions stratégiques de la Russie en interaction avec ces pays.
Pour informer les lecteurs qui ne surveillent pas les relations russo-africaines, la Russie a été invitée par le Soudan à établir une base militaire sur la mer Rouge et le pays a également fait pression sur le CSNU pour lever partiellement son embargo sur les armes contre la République centrafricaine afin de faciliter les transferts d’armes de Moscou vers ce pays déchiré par la guerre. L’auteur a traité ces deux développements le mois dernier dans deux articles intitulés :
- « Pourquoi la Russie pourrait-elle établir une base de la mer Rouge au Soudan ? »
- « Pourquoi la Russie veut-elle vendre des armes à la République centrafricaine ? »
Le désir de la Russie est d’établir une présence stratégique dans le pays indispensable le long de la Route de la Soie de la Chine et de jeter les bases de sa sécurité pour « équilibrer » les affaires continentales par le biais d’une implication future dans divers processus de paix.
Ayant ces objectifs à l’esprit, il est parfaitement logique que la Russie ait envoyé des « mercenaires » dans ces deux États africains pour les aider, mais considérant que les CPM pourraient être légalisées, réglementées et même promues en Russie, il est très probable que ce ne soit que la première étape d’un « pivot vers l’Afrique » plus large qui se déroulera dans les années à venir et souhaite des dividendes beaucoup plus tangibles que celles déjà mentionnées.
Récolter les « récompenses »
Les militaires russes ont fait un travail incroyable en écrasant Daesh en Syrie, et leur renommée mondiale pourrait naturellement en faire des « mercenaires » très recherchés partout dans le monde, et en particulier dans les régions de l’Afrique riches en ressources. Bien qu’établir une présence stratégique sur une partie du continent et jouer un rôle dans les processus de résolution des conflits soient deux choses très importantes, elles n’apportent pas à elles seules des « récompenses » matérielles pour la Russie. C’est la raison pour laquelle cette grande puissance multipolaire va probablement tirer parti de son attirance pour les CPM pour plus de gains « terrestres » peut-être à prendre au sens littéral.
En particulier, la Russie pourrait conclure un accord avec son partenaire mondial chinois pour protéger les routes de la soie, notamment celles en Afrique, en échange de contrats commerciaux lucratifs qui pourraient dans de nombreux cas déboucher sur des accords énergétiques ou miniers, menant à une présence russe plus forte et plus robuste sur le continent. Moscou, après tout, remplirait une fonction vitale pour Pékin en déployant « de manière informelle » ses muscles militaires dans cette partie du monde, la plus impactée par la guerre hybride. Il pourrait sembler condescendant que la Russie travaille en Afrique au travers de la Chine pour conclure des accords africains plutôt qu’avec les pays hôtes eux-mêmes, mais Pékin contrôle déjà une grande partie des industries extractives du continent et est donc l’acteur le plus logique pour Moscou pour s’engager sur ce front.
Malgré cela, la Russie ne veut pas pour toujours être le « partenaire junior » de la Chine en Afrique, d’autant plus qu’elle devrait jouer un rôle disproportionné dans la protection de ses nouveaux actifs mondiaux de la Route de la Soie et son changement de paradigme global. C’est probablement le rôle de Moscou avec une politique globale basée sur les « mercenaires » dans un proche avenir, suite à la légalisation attendue de l’industrie des CPMS. Pour expliquer ce mouvement, la Russie est considérée comme la Grande Puissance la plus « neutre » intéressée par l’Afrique, et, à cette fin, ses services de « mercenaires » seraient déjà très demandés par principe, sans même prendre en compte leur valeur sur le terrain, testée récemment en Syrie et qu’elle pourrait fournir à tout client.
Couplées avec la boite à outils russe de diplomatie « militaire » et « équilibrante » les CPM pourraient transporter, garder et peut-être même employer les armements russes fournis aux États en proie à des conflits afin d’aider leurs gouvernements à façonner la situation sur le champ de bataille. Des solutions politiques médiatisées par la Russie peuvent être envisagées, peut-être même avec la mise en œuvre du « fédéralisme identitaire ». Tandis que Moscou prend la tête de chacun de ces mouvements géopolitiques ou y est impliquée dans une large mesure, alors la Russie pourrait rapidement jouer le rôle de « gardien de l’Afrique » en aidant à sauvegarder la paix et la sécurité de manière plus fiable que n’importe quel autre pays.
La « récompense » ultime pour ces services serait que les gouvernements hôtes eux-mêmes favorisent les entreprises russes par rapport aux entreprises chinoises dans la distribution des futurs contrats, indépendamment de la sphère dans laquelle ils se trouvent, en vue de faire de Moscou un de leurs partenaires stratégiques afin de contrebalancer toute crainte réelle ou imaginaire d’être « dominé » par Pékin. Ce résultat gagnant-gagnant verrait la Russie et la Chine entrer dans une compétition multipolaire « amicale » et complémentaire entre elles en Afrique, qui profiterait à tous les partis en diversifiant leurs relations et en consolidant la stabilité sur le continent.
Réflexions finales
La Russie est au milieu d’une résurgence en tant que grande puissance qui voit son influence atteindre tous les coins du monde, ce qui inclut naturellement l’Afrique. Cependant, c’est sur ce continent que la domination russe est la plus faible après le repli stratégique que Moscou a entrepris dans les derniers jours de l’ère soviétique et dont elle ne s’est pas encore complètement remise. Depuis deux décennies et demies, la Russie est loin derrière tous ses concurrents en Afrique, ce qui signifie que le seul espoir pour elle de rattraper son retard est de dévoiler une vision totalement nouvelle et ambitieuse qui répond à une demande importante et peut ensuite être exploitée pour des « récompenses » tangibles, d’où la politique consistant à utiliser des « mercenaires » pour stabiliser la situation dans de nombreux États, riches en ressources, et créer les conditions permettant à la Russie de récolter des contrats favorables par la suite.
Contrairement à ses homologues américains, français ou britanniques, l’armée russe et ses rejetons ne sont pas considérés comme ayant des intérêts politiques régionaux qui « justifieraient » qu’ils prennent part à des mesures de déstabilisation ; Au contraire, les intérêts continentaux de la Russie sont entièrement liés à la stabilisation de l’Afrique et facilitent donc les contrats commerciaux, extractifs et de travaux publics pour ses entreprises. Cette dernière motivation en terme de realpolitik ressemble beaucoup à celle de la Chine, à une seule exception notable : Pékin est incapable de fournir le niveau d’assistance indirecte « mercantile » autour de la sécurité que Moscou peut apporter, augmentant ainsi l’attrait de la Russie. En outre, la Russie possède déjà une vaste expérience diplomatique pour promouvoir un règlement « juste » et l’obtention de « compromis » lors de la guerre contre la Syrie, ce qui la distingue de toutes les autres grandes puissances et ajoute de la valeur à sa contribution lors de la résolution des crises du continent.
Les États africains sont conscients que leur loyauté et leurs ressources sont contestées par l’Occident (principalement les États-Unis et la France dans ce contexte) et même la Chine, et ils sont impatients de trouver un troisième partenaire viable pour « équilibrer » les deux premiers et obtenir de meilleurs avantages de chacun d’eux. L’Inde et le Japon, qui se sont associés pour construire le Corridor de croissance Asie-Afrique (aussi connu sous le nom de « corridor de la liberté »), qui ne peuvent pas proposer des projets d’infrastructures en dur que la Chine commercialise, se rabattent sur des infrastructures légères sous forme de services (soins de santé, écoles, formation professionnelle, etc.), ce qui ne les différencie pas beaucoup de la concurrence et les disqualifie donc en tant que « partenaires tiers » substantiels. La Turquie, tout en ayant un attrait unique principalement du fait de son modèle de gouvernance de type « démocratie islamique » et des investissements économiques importants, n’a aucune expérience de sécurité pertinente en Afrique en dehors de la Somalie et n’a pas les capacités de résolution de conflit de la Russie.
Tout cela mène à la conclusion que la Russie est de loin la mieux placée pour jouer le rôle de troisième partenaire d’équilibrage des pays africains, plus que tout autre État, et que le rapprochement de ces gouvernements avec Moscou pourrait en réalité incarner une nouvelle expression au XXIe siècle du Mouvement des pays non alignés dans le contexte de la nouvelle guerre froide sur leur continent. Au lieu d’être fermement dans les « camps » occidentaux ou chinois, ces États pourraient chevaucher les deux en rejoignant la Russie et en bénéficiant de l’aide diplomatique et sécuritaire inégalée qu’elle peut offrir pour aider à trouver un « juste milieu » gérable. Cela est encore plus poignant à propos des pays sujets aux conflits y compris armés tels que le Soudan, la République centrafricaine et beaucoup d’autres, car ils ont plus que tout autre pays africain désespérément besoin de sécurité et de diplomatie, des services que seule la Russie peut fournir. Et la Russie a bien sûr besoin de ces partenariats comme première étape pour commencer activement son « pivot vers l’Afrique ».
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie « Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime » (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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