lundi 12 février 2018

Les Romains et nous. Pourquoi la violence de l’État est en hausse

Article original de Ugo Bardi, publié le 8 Janvier 2018 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr

 

La police espagnole a blessé des centaines de personnes, y compris des femmes et des personnes âgées, lors du référendum pour l’indépendance de la Catalogne, en 2017. Ce n’était pas le pire de ce que les États peuvent faire – et qu’ils ont fait – à leurs citoyens, mais c’est une indication que la violence de l’État est en hausse. Peut-être pouvons-nous trouver des raisons à cette tendance si nous regardons l’histoire de la Rome antique. Les Romains étaient extrêmement cruels et violents, peut-être un effet de leur dépendance aux esclaves. Dans notre cas, nous avons remplacé les esclaves humains par des esclaves fossiles (combustibles fossiles) mais, comme ils nous abandonnent, nous risquons de revenir à la violence des temps anciens.



Plus vous étudiez l’histoire romaine, plus vous réalisez à quel point les Romains nous ressemblaient. L’économie, l’argent, le commerce, les voyages, la bureaucratie, les lois – tant de choses dans notre monde trouvent un parallèle dans le monde romain, bien que souvent sous une forme beaucoup moins sophistiquée. Donc, si vous deviez utiliser une machine à voyager dans le temps pour être transporté dans la Rome antique, vous vous trouveriez dans un monde familier à presque tous les égards. Sauf une chose : vous seriez surpris par la violence que vous rencontreriez. Violence réelle, dure, brutale ; le sang et la mort juste en face de vous, dans les rues, dans les arènes, dans les théâtres. Ce n’était pas le genre de violence aléatoire que nous appelons « crime » c’était une violence codifiée, sanctionnée et promulguée par l’État.

Quand on pense à la violence à l’époque romaine, on pense généralement aux jeux des gladiateurs. Ceux-ci étaient sûrement sanglants et violents, mais ce n’est  qu’une partie de l’histoire sur la façon dont l’État romain a géré la violence. Les tribunaux romains infligeaient la peine capitale avec une facilité qui, pour nous, reste déconcertante. Les pauvres, les esclaves et les citoyens non romains étaient particulièrement susceptibles d’être déclarés noxii (pluriel de noxius) et condamnés à mort.
À cette époque, il n’y avait pas de façon « humaine » de tuer les noxii. Au contraire, leur souffrance était supposée être un exemple : plus ils souffraient, mieux c’était. Ils étaient torturés, battus, fouettés, crucifiés, torturés avec des cales, démembrés, brûlés et plus encore. Il semble qu’ils pouvaient même être tués aussi lors de pièces de théâtre : quand l’intrigue impliquait la mort d’un personnage, l’acteur jouant le rôle pourrait être remplacé par un noxius qui était tué pour de vrai, pour le plaisir du public. (Tertullien le rapporte, bien que leur fréquence ne soit pas clairement établie).

Autre exemple, la loi romaine disait que lorsqu’un esclave tuait un maître, tous les esclaves de cette famille devaient être exécutés, même ceux qui n’étaient pas impliqués dans le meurtre. Tacite, (Ann 14.42.2) rapporte que la loi a été mise en pratique lorsque les esclaves d’un riche patricien – des centaines, au moins – ont été exécutés après que leur maître avait été tué par l’un d’entre eux, apparemment, au sujet d’une rivalité amoureuse. C’était justifié parce que cela devait être considéré comme un exemple.

Comment une civilisation supposée avancée comme celle de Rome pouvait-elle se comporter de cette manière ? Un mot : l’esclavage.

Cela doit être expliqué. Tout d’abord, toutes les sociétés sont basées sur une sorte de contrôle social. Si les humains étaient des fourmis, la coopération serait codée dans leurs gènes. Mais, chez les humains, l’intérêt personnel peut aller à l’encontre du bien commun. Pour éviter cela, il faut un contrôle négatif ou positif : ce qu’on appelle communément la carotte ou le bâton.

L’application positive peut être la nourriture, le sexe, le logement et d’autres formes de gratification. Les renforcements négatifs peuvent être le déni de tout cela, mais aussi la punition physique : la flagellation, les coups, la torture, etc.

Dans notre société, nous avons tendance à croire que les renforcements positifs sont meilleurs que les négatifs. Par exemple, nous convenons que nos comptables, avocats, enseignants, médecins et bien d’autres ne font pas leur travail uniquement parce qu’ils seraient fouettés ou battus s’ils ne le faisaient pas. Ils font de leur mieux parce qu’ils courent après l’« argent » la principale forme d’attraction positive dans notre monde.

Notre société est peut-être la plus monétarisée de l’histoire dans le sens où nous avons tendance à croire que l’argent peut pousser les gens à faire plus ou moins n’importe quoi. Vous connaissez probablement la blague sur la façon dont les économistes chassent les éléphants : ils ne le font pas, mais ils croient que les éléphants vont se chasser eux-mêmes s’ils sont suffisamment payés pour cela.
Mais qu’en est-il des anciens Romains ? Dans de nombreux cas, ils ont utilisé l’argent comme nous le faisons. Par exemple, les soldats romains se battaient parce qu’ils étaient payés : le mot « soldat » vient d’une pièce de monnaie romaine. Probablement, les Romains savaient parfaitement que les renforts négatifs – coups, flagellations, etc. – n’étaient pas la meilleure façon d’inciter les gens à faire de leur mieux. Mais ils ont eu un gros problème avec leurs esclaves.

Les esclaves étaient l’épine dorsale de la société romaine, mais comment pouvaient-ils être motivés à travailler ? En les payant avec de l’argent ? Pas vraiment. La majorité des esclaves était engagée dans des tâches subalternes, parfois ils étaient une main-d’œuvre consommable pour les mines et d’autres tâches dangereuses. Leur donner de l’argent n’aurait eu aucun sens : comment auraient-ils pu le dépenser ? L’économie romaine ne pouvait pas produire la variété de jouets et de babioles que nous utilisons pour marquer le statut social des gens – un jeu que nous connaissons sous le nom « Nos voisins les Jones ».

Il est vrai que certains esclaves formaient une couche supérieure de professionnels. Ils occupaient l’espace social qui est aujourd’hui occupé par la classe moyenne. Ces esclaves, relativement privilégiés, pouvaient posséder de l’argent, mais cela ne changeait rien au fait qu’ils étaient des esclaves et, dans la plupart des cas, ils devaient le rester à vie. Libérer des esclaves était peut-être un stimulus positif, mais c’était rare et souvent seulement un moyen pour un maître de se débarrasser d’un esclave vieux et inutile.

Donc, des incitations négatives – le bâton – ont été utilisées pour contrôler les esclaves. Les punitions sévères étaient prodigieusement appliquées non seulement aux esclaves, mais à la sous-classe des libertii (esclaves affranchis), des pauvres et des étrangers. Les Romains étaient aussi cruels parce qu’ils devaient constamment rappeler à la sous-classe quelle était sa place et qu’ils n’étaient toujours qu’à deux pas d’être envoyés ad bestias, condamnés à être mangés par les bêtes sauvages dans le cirque.

Tout a une logique et il semble que le fait d’être cruel a aussi sa logique, bien qu’elle ne soit pas agréable. Et maintenant nous pouvons appliquer cette logique à notre société. Nous n’avons pas d’esclave humain, mais nous avons des esclaves fossiles sous la forme de combustibles fossiles.
Des esclaves énergétiques (Jean-François Mouhot – 2011)
Nous traitons les combustibles fossiles d’une manière similaire à celle utilisée par les Romains pour traiter leurs esclaves (comme l’a également noté Mouhot). Tout comme les Romains ont utilisé leurs esclaves humains pour construire leur civilisation, nous avons utilisé le pouvoir des combustibles fossiles pour construire la nôtre. Une des conséquences est que nous n’avions pas besoin (jusqu’à présent) du genre de cruauté « gratuite » que les Romains utilisaient contre leurs esclaves. Nos esclaves fossiles ne se sont jamais plaints d’être brûlés à l’intérieur des chaudières et des moteurs.
Mais il est également vrai que les combustibles fossiles deviennent progressivement plus chers à mesure que nous les utilisons, à cause de l’épuisement des meilleures ressources. Ensuite, nous devons absolument réduire leur utilisation afin d’éviter les pires effets du réchauffement climatique. Nos esclaves fossiles nous quittent ; c’est inévitable.

Les conséquences sont déjà visibles : inégalités croissantes, pauvreté extrême, stress social, etc. Nous n’en sommes pas encore revenus au genre de séparation formelle entre les classes qui définit certaines personnes comme des « esclaves » au sens romain du terme, mais nous assistons à la montée des « esclaves de la dette ». En principe, la dette est quelque chose qui est censé être remboursé par un travail acharné. Mais, dans de nombreux cas, il devient évident que peu importe à quel point et combien de temps une personne travaillera, elle ne sera jamais en mesure de rembourser sa dette. Alors, comment les esclaves de la dette peuvent-ils être motivés ?

La réponse est la même que celle trouvée par les anciens Romains : utiliser des méthodes de coercition négatives, c’est-à-dire des punitions, même dures, imposées par l’État par ses divers leviers : la police, la justice, l’armée, etc. exactement ce que nous voyons.

Il est difficile de trouver des statistiques fiables sur la tendance croissante de la violence étatique. Il est possible que l’ensemble des données les plus évidentes concerne les incarcérations aux États-Unis, montrant une augmentation d’un facteur cinq du nombre de détenus entre 1980 et 2014. D’autres formes de violences sanctionnées par l’État ne peuvent être jugées qu’en termes qualitatifs, mais il semble clair que nous sommes dans une phase historique où les États vont de plus en plus torturer, frapper, fusiller et harceler les citoyens non armés. Le passage à tabac des citoyens espagnols par la police d’État en Catalogne en 2017 n’en est qu’un exemple.

Alors, nous y voici : nous voyons arriver une spirale de violence qui menace de nous engloutir tous. Pour éviter cela, je pense que nous pouvons apprendre beaucoup de l’expérience des anciens Romains. Leur source d’énergie était les esclaves humains et c’est la raison pour laquelle ils étaient si terriblement cruels et violents. Nous avons eu la chance de ne pas avoir besoin d’esclaves humains (jusqu’à présent) pour créer une société raisonnablement pacifique, du moins une société beaucoup moins cruelle que celle des anciens Romains. Mais si nous devons en revenir à des esclaves humains, nous retournerons dans un monde cruel et sanglant, comme cela a été la règle pendant la majeure partie de l’histoire humaine.

Si nous voulons éviter cette triste destinée, le seul espoir que nous ayons est de remplacer les esclaves fossiles par des esclaves à l’état solide et renouvelables qui ne se plaindront pas de rester au soleil pour nous fournir de l’énergie. Une société alimentée par l’énergie solaire n’a pas besoin d’esclaves humains et elle peut être raisonnablement paisible. Nous pouvons construire une société basée sur l’énergie solaire, mais nous devons le faire rapidement, avant que les esclaves fossiles nous lâchent pour toujours.

Ugo Bardi

Ugo Bardi est professeur de chimie physique à l’Université de Florence, en Italie. Ses intérêts de recherche englobent l’épuisement des ressources, la modélisation de la dynamique des systèmes, la science du climat et les énergies renouvelables. Il est membre du comité scientifique de l’ASPO (Association pour l’étude du pic pétrolier) et des blogs en anglais sur ces sujets à « Cassandra’s Legacy ». Il est l’auteur du « rapport du Club de Rome, Extrait : Comment la quête de la richesse minière mondiale pille la planète » (Chelsea Green, 2014) et « Les limites de la croissance revisitée » (Springer, 2011), parmi de nombreuses autres publications savantes.

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