jeudi 15 février 2018

Un seul « -isme » pour en finir avec tous

Article original de Dmitry Orlov, publié le 8 février 2018 sur le site Club Orlov
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr



Il était une fois, dans ce que beaucoup de gens se rappellent maintenant comment, au « bon vieux temps » il n’y avait que deux idéologies régnantes : le capitalisme et le communisme. Les capitalistes croyaient au caractère sacré des droits de propriété privée, à la capacité magique de l’argent à être la mesure de toutes choses, et à la main mystique invisible du marché pour trouver des solutions optimales aux problèmes économiques. Les communistes croyaient au pouvoir de la propriété en commun, à la capacité des méthodes scientifiques rationnelles et objectives d’être la mesure de toute chose, et au pouvoir de la planification centralisée pour trouver des solutions optimales aux problèmes économiques. Les deux ont essuyé des échecs à plusieurs reprises. Le grand échec du capitalisme fut la Grande Dépression ; le grand échec du communisme fut l’effondrement de l’URSS.



Il y a quelques modèles dans ce cadre général de l’échec. Lorsque le communisme échoue (comme en URSS, et en termes économiques plutôt qu’en termes politiques, en Chine, au Vietnam et ailleurs) il repasse la main au capitalisme (en essayant de retenir quelques éléments communistes). Et quand le capitalisme échoue, les capitalistes vont à la guerre, et le résultat, c’est le fascisme.

Ainsi, il y a un chemin ascensionnel défini : les grandes luttes populaires transforment les monarchies et les théocraties autoritaires stagnantes et corrompues en démocraties capitalistes ; puis, les grandes luttes révolutionnaires transforment les démocraties capitalistes stagnantes et corrompues en républiques populaires communistes. Mais comme toutes les institutions humaines semblent vouées à devenir par la suite des travestissements ou des parodies d’elles-mêmes, il y a inévitablement une trajectoire descendante identique : les bureaucraties étatiques corrompues et stagnantes succombent à diverses pressions et « libéralisent » le capitalisme ; alors, le capitalisme échoue et passe au fascisme. Alors le fascisme échoue et on en revient à une collection de seigneurs de la guerre (qui sont généralement assez méchants) ou au tribalisme (qui peut parfois être assez agréable).

Aucun de ces « -ismes » ne représente un fonctionnement réel des systèmes vivants. Les systèmes communistes développent inévitablement des marchés noirs pour tous les besoins que le mécanisme officiel de planification centralisée est incapable de fournir. Les capitalistes tendent à être quelque peu communistes au moins au sein de leurs propres familles et communautés, en répondant directement aux besoins de la population plutôt qu’en s’appuyant sur un mécanisme de marché. Et les fascistes peuvent être assez communistes, parce que leur prétention au pouvoir a tendance à se fonder sur leur capacité à prendre soin des besoins de leurs partisans d’une manière que les mécanismes du marché ne font pas. Chaque idéologie est une caricature simplifiée et à gros traits d’un système, parce que c’est ce qu’il faut pour générer la confiance requise dans le système.

La foi est la clé parce que chacune de ces idéologies est une pseudo-religion. La religion semble être une caractéristique évoluée du cerveau humain qui permet à l’homme de former des groupes cohésifs de plus de 150 individus. Les communistes croient en des méthodes objectives de contrôle scientifique pour atteindre le bien commun, alors que les fascistes croient en la puissance d’un leader suprême pour y parvenir. Les capitalistes sont les plus amusants, parce qu’ils croient aux propriétés mystiques de petits morceaux de papier verts ; si ces morceaux de papier verts sont heureux, les capitalistes le sont aussi, alors même que les choses s’écroulent autour d’eux. À ce stade de l’histoire, les capitalistes ressemblent beaucoup à un culte du cargo : « Nous continuerons d’imprimer l’argent et ils continueront de nous apporter des marchandises ».

Différentes idéologies échouent pour différentes raisons. Le communisme échoue parce qu’il ne parvient pas à satisfaire le besoin humain fondamental et irrationnel d’être volontairement maître de ses propres choix et décisions. La planification scientifique rationnelle est damnée. Le capitalisme échoue en raison de son manque de communisme. Et les deux échouent à cause de la perte de la foi dans le système.
  • Vous pourriez croire que le « marché libre » mystique fournira de la nourriture à des prix stables malgré les sécheresses, les inondations et les récoltes exceptionnelles, mais ce n’est pas le cas. Sans l’intervention du gouvernement, les agriculteurs feraient faillite et tout le monde mourrait de faim.
  • Vous pourriez croire que le « marché libre » assurera une bonne éducation avec des taux de scolarisation raisonnables, mais en fait il entraîne plutôt des dettes étudiantes insoutenables et une vague de défauts qui nécessitent un plan de sauvetage gigantesque du gouvernement.
  • Vous pourriez croire que le « marché libre » fournira des soins médicaux abordables et de haute qualité, mais en fait, il provoque un cauchemar bureaucratique, des faillites médicales généralisées, une épidémie d’abus d’opioïdes et la perte d’accès aux soins de santé de base pour des millions de personnes.
  • Vous pourriez croire que le « marché libre » offrira des logements à un prix raisonnable pour tous, mais en fait, il produit plutôt un racket immobilier, des bulles financières dangereuses, des rentes confiscatoires et une itinérance généralisée.
Et ainsi de suite…

Le capitalisme peut être « réparé » à minima en jetant quelques onces de communisme, et beaucoup de pays ont emprunté cette voie, en appelant cela le socialisme. Mais le socialisme échoue pour les mêmes raisons que le communisme : les gens n’aiment pas être tenus en laisse comme des animaux de compagnie ; ils veulent contrôler leurs destins.

Le fascisme est de loin le plus durable de ces « -ismes » parce qu’il est le plus proche d’un culte pur, le mieux adapté à notre nature biologique (rappelez-vous, la religion est un trait de l’évolution). Il y a un chef suprême – une sorte de demi-dieu – contrôlant tout le monde par des moyens autoritaires, mélangeant et assortissant les mécanismes du marché avec les méthodes de planification centralisée des communistes, basées sur ce qui est le plus opportun. L’histoire le confirme : Hitler s’est rapidement consumé, tout comme quelques autres, mais l’espagnol Franco est resté au pouvoir pendant 36 bonnes années. D’autres régimes autoritaires de type fasciste à travers le monde ont fait encore mieux :
  • Le Libyen Mouammar Kadhafi est resté au pouvoir pendant 42 ans ;
  • La dynastie al-Assad en Syrie est au pouvoir depuis 47 ans ;
  • La dynastie Kim de Corée du Nord est au pouvoir depuis 73 ans.
Note du traducteur
On peut bien sûr avoir ses propres idées sur la nature réelle des régimes cités.

Le fascisme est durable parce que la foi dans le système qui le perpétue est non négociable et que les apostats sont considérés comme des hérétiques : parlez contre le chef suprême, et une caste spéciale de grands inquisiteurs viendra vous enlever pour toujours. Votre foi dans le chef suprême ne doit pas faiblir en dépit des revers militaires ou économiques et d’autres désastres. C’est votre devoir patriotique de toujours suivre le chemin lumineux que le leader a fixé jusqu’à la mort. Etc. Bien sûr, cela engendre de la misère pour beaucoup de gens, mais le fascisme ne consiste pas à les rendre heureux ; le fascisme consiste à rendre le chef suprême heureux. Et ce qui rend le chef suprême heureux, c’est d’avoir tout ce pouvoir.

Alors que nous nous dirigeons vers ce que l’on pourrait appeler « l’ère de l’effondrement » le fascisme est clairement à surveiller. Le communisme fait à peu près partie de l’Histoire, et le capitalisme ne sera viable que tant que les petits bouts de papier verts continueront à faire leur joyeuse danse magique. Mais ils cesseront de danser au moment où une masse critique de personnes réalisera dans quelle mesure la quantité et la valeur de ces morceaux de papier se sont découplé des réalités physiques sous-jacentes du déclin social, de l’épuisement des ressources et de la destruction de l’environnement. Et un pas en dessous du capitalisme réside le fascisme.

S’il vous plaît, ne pensez pas que ce soit de la pure conjecture théorique. Pour un exemple concret, regardons la Pologne et l’Ukraine. D’abord l’Ukraine : là, Bandera et ses collaborateurs − des nazis qui ont massacré un grand nombre de juifs et de Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale − ont été transformés en héros nationaux ukrainiens. L’invasion nazie est célébrée comme une libération de l’Ukraine de l’Armée rouge, vue elle comme « l’occupation soviétique ». Et maintenant, en Pologne, une loi vient d’être adoptée rendant illégal le fait de prétendre que des Polonais aient été complices de l’Holocauste (comme je suis quasi certain qu’ils l’étaient ; je suppose que je ne voyagerai plus en Pologne). En Pologne et en Ukraine, des monuments commémorant les soldats de l’Armée rouge, tombés pour avoir libéré ces pays des nazis, ont été démolis.

Ainsi, deux grands pays au cœur de l’Europe (c’est-à-dire la masse continentale entre la mer du Nord et l’Oural, où commence la partie asiatique de la Russie) jouent maintenant ouvertement avec le fascisme. Quelle est la réaction internationale ? Eh bien, la Russie et Israël sont consternés par ce qui se passe en Ukraine et en Pologne. Mais en Occident, les réactions diffèrent. Apparemment, ce que les Polonais ont fait est indescriptible, mais les Ukrainiens ne peuvent pas faire de mal, parce que… « l’agression russe » je suppose. Cette tendance à voir différemment des choses identiques est un symptôme d’un trouble mental qui progresse depuis un certain temps.

Depuis quelque temps, l’Occident essaie d’assimiler le nazisme allemand au communisme soviétique. Selon le récit revisité, Hitler et Staline étaient des créatures viles qui ont tué des millions de personnes ; que l’occupation nazie était aussi mauvaise que l’occupation soviétique ; et que tout le monde devrait décider qui ils détestent le plus – les nazis ou les soviétiques. Et quand ils disent les Soviétiques, cela signifie bien sûr « les Russes ». Et détester les Russes est important, parce que c’est « l’agression russe » qui garde ouvert le fleuve d’argent qui coule dans les coffres des sous-traitants américains du complexe militaro-industriel. Cet impératif capitaliste, consistant à profiter de tous les moyens nécessaires, les pousse à prétendre que le fascisme et le communisme sont à peu près identiques.

Mais ce n’est pas le cas. Le communisme et le capitalisme sont tous deux internationaliste par nature. Ces deux idéologies ont servi de base à une grande partie de la coopération internationale. Le fascisme n’est pas du tout comme ça : sauf quand deux leaders suprêmes (comme Hitler et Mussolini) s’entendent. Le fascisme est de nature nationaliste, une idéologie accusatoire, où il est difficile de trouver un terrain d’entente et où les options de paix sont rares. Le fait d’assimiler le communisme au fascisme a malheureusement l’effet secondaire de rendre le fascisme plus ou moins normal, et ce que nous voyons en Ukraine et en Pologne en est le résultat, mais d’autres suivront.

Il est important de savoir en quoi vous croyez, pour votre propre santé mentale et pour savoir que vous devez croire en quelque chose. Ainsi, avoir une idéologie est important, car cela vous donne quelque chose auquel croire. Mais si vous croyez au relativisme, qui permet d’assimiler le communisme au fascisme, alors vous permettez de croire que tout « -isme » est moralement équivalent à tout autre « -isme » (y compris le relativisme lui-même). Par exemple, le féminisme est déjà embourbé dans une contradiction interne : en Occident, c’est le droit de porter un hijab. En Orient, c’est le droit de ne pas le faire, mais si vous croyez au relativisme, vous assimilez le féminisme au fascisme. Peu de temps après, certaines personnes pourraient venir renverser votre « califat féministe » et le remplacer par une forme plus appropriée de fascisme – en utilisant votre propre rhétorique relativiste comme justification.

Les tentatives occidentales de promouvoir le relativisme idéologique pour des raisons d’opportunité politique à court terme vont sûrement leur exploser en pleine face. Juste parce que le fascisme, en tant qu’étape de l’effondrement politique, peut rester stable pendant plusieurs décennies, cela ne veut pas dire que vous l’aimerez. Mais si on ne s’y oppose pas activement, il s’étendra, et au moment où il se répandra dans votre pays, il sera trop tard. Et alors quand quelqu’un dit que le communisme et le fascisme c’est bonnet-blanc et blanc-bonnet, assurez-vous d’avoir tous les éléments nécessaires à votre disposition pour détruire cette théorie. Aucun des « -ismes » que nous avons connu n’est vraiment bon, mais je placerais le relativisme idéologique un pas au-dessous du fascisme.
Les cinq stades de l'effondrement 

Dmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Note du traducteur

Il est à noter que la mouvance « antifa » se sert du qualificatif « rouge-brun » pour les souverainistes qui se revendiquent du communisme ou du véritable anarchisme (Bakounine, Proudhon). Voici de quoi les renvoyer à leurs chères études.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire